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Fille d'Afghanistan

Publié le par Fred Pougeard

Nul désir désormais d'ouvrir la bouche : que puis-je chanter ?
Entourée de la haine de tous, que puis-je chanter ?
 
Du poison, non du miel, sur mes lèvres, que puis-je chanter ?
Maudit soit le poing du tyran sur ma bouche fracassée. 
 
Qui pour partager ma peine ? Qui en ce monde à embrasser ?
Que sert de rire ou parler, de vivre ou pleurer ?
 
Captive dans une cage sans joie, sans espoir et sans désir,
A quoi bon être née pour se faire bâillonner ?
 
Ô mon coeur oui voici le printemps et son cortège de plaisirs.
mais qui a les ailes attachées, comment pourrait-il voler ?
 
Je me suis longtemps tue, mais n'ai pas oublié l'art de chanter ;
Mon coeur tout ce temps tout bas a fredonné.
 
Un jour heureux, je le sais, je vais mes barreaux briser
Et sortir de ce lieu solitaire pour follement chanter.
 
Je ne suis pas, tremblant dans le vent, chétif peuplier :
Je suis fille d'Afghanistan, faite pour son triste chant exhaler.
 
Nâdiâ Anjuman, dans Revue ARPA, n°125-126, Exils. Traduit de l'Afghan par Franck Merger. 2019.
 
Nâdiâ Anjuman (1980-2005) a publié un unique recueil, non encore traduit en français : Gul-e doudi, ce qui signifie Fleur de fumée, écrit en dari, forme afghane du persan. Elle a été assassinée par son mari le 4 novembre 2005, car il n'acceptait pas qu'elle étudie et écrive. La très populaire chanteuse Shalâh Zolând a chanté ce poème désormais connu de la plupart des afghans.
 
Ceci est le 200e poème posté sur ce blog. 
 
Merci à Jean-Yves Masson pour cette découverte.
 
Pour acheter la revue : Envoyer un chèque de 29 euros à Jean-Pierre Farines, 148 rue du Docteur Hospital 63100 Clermont-Ferrand 
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La mémoire enfin

Publié le par Fred Pougeard

La mémoire, enfin, obtient ce qu'elle cherchait.
Se retrouve ma mère, se révèle mon père.
Je leur rêve une table, deux chaises. Assis,
ils me sont à nouveau, et à nouveau vivants.
Deux lampes des deux visages brillent à l'heure grise
comme pour Rembrandt.
 
Maintenant seulement je peux enfin les dire,
les rêves où ils erraient, dans combien de cohues
des roues je les sauvais, dans combien d'agonies,
de combien de mes mains, sans vie ils s'effondraient.
Fauchés —ils repoussaient de travers.
L'absurde les forçaient à une mascarade.
Qu'importe si hors de moi ils n'aient pu en souffrir,
s'ils en souffraient en moi. 
Les badauds entendaient quand j'appelais Maman
une chose qui sautillait et pépiait sur la branche.
Se moquaient de mon père coiffé d'un ruban rose.
Et je me réveillais de honte.
 
Et puis, enfin.
Une nuit ordinaire,
d'un vendredi banal à un samedi,
ils me sont arrivés tels que je les voulais.
Je les rêvais comme s'ils étaient libres de tous les rêves,
obéissant à eux-mêmes, et à rien d'autre déjà.
Éteintes, quelque part au fond, toutes les variantes.
Dépouillés de leur forme requise, les accidents.
Eux seuls, ils rayonnaient, beaux, tels qu'en eux-mêmes.
Je les pensais longtemps, longtemps, et heureusement.
 
Je me suis réveillée. Puis j'ai ouvert les yeux.
Et j'ai touché le monde comme un cadre sculpté.
 
Wisława Szymborska, Cent blagues (1967) dans De la mort sans exagérer, Poèmes 1957-2009, traduit du polonais par Piotr Kaminsky. Editions Gallimard 2018
 
Photographie : Wisława Szymborska à Cracovie en 1984 par Joanna Helander.
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Plonge au fond du rêve

Publié le par Fred Pougeard

plonge au fond du rêve
qu’un slogan ne te submerge
(l’arbre est ses racines
et le vent du vent)
fie-toi à ton cœur
quand s’embrasent les mers
(et ne vis que d’amour
même si le ciel tourne à l’envers)
honore le passé
mais fête le futur
(et danse ta mort
absente à cette noce)
ne t’occupe d’un monde
où l’on est héros ou traître
(car dieu aime les filles
et demain et la terre)
 
*
 
dive for dreams
or a slogan may topple you
(trees are their roots
and wind is wind)
trust your heart
if the seas catch fire
(and live by love
though the stars walk backward)
honour the past
but welcome the future
(and dance your death
away at this wedding)
never mind a world
with its villains or heroes
(for god likes girls
and tomorrow and the earth)
 
Edward Estlin Cummings, 95 poems (1958) traduits de l'anglais par Jacques Demarcq. Seuil 2006
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Troisième élégie

Publié le par Fred Pougeard

Une époque farouche

M’a, comme une rivière fait rebrousser chemin.

On m’a imposé une autre vie. Elle coulait

Dans un autre lit, auprès d’un autre,

Je ne connais plus mes rives.

Oh ! j’ai manqué bien des spectacles,

Le rideau s’est levé sans moi,

Puis il est tombé. Combien d’amis

Vrais je n’ai jamais rencontrés,

Combien de profils de villes,

Auraient pu m’arracher des larmes :

Et je ne connais qu’une ville au monde,

Je m’y oriente à tâtons dans mes rêves.

J’ai écrit beaucoup de vers,

Et, comme un chœur mystérieux,

Ils rôdent autour de moi, et peut-être

Un jour m’étoufferont…

Je connais les débuts et les fins,

Et la vie après la fin, et aussi

Quelque chose que je ne peux pas me rappeler.

Une femme (laquelle ?) a occupé

La place qui était pour moi la seule,

Elle porte mon nom le plus officiel,

Elle m’a laissé un sobriquet, dont

J’ai fait tout ce que j’ai pu.

Ce n’est pas dans mon tombeau,

Hélas ! que je dormirai.

Mais quelquefois un vent espiègle de printemps

Ou le choc de deux mots au hasard dans un livre

Ou le sourire de quelqu’un m’entraîne

Dans une vie qui n’existe pas.

Telle année, il s’est passé telle chose,

Telle autre, ceci… Voyager, voir, penser,

Se souvenir, entrer

Dans un nouvel amour comme dans un miroir

Avec le vague sentiment d’être infidèle,

Avec une ride qui, hier,

N’était pas là.

 

Mais si de je ne sais où

Je jetais un regard sur ma vie d’aujourd’hui,

Je connaîtrai enfin l’envie…

 

2 septembre 1945

Léningrad

 

Anna Akhmatova, Requiem, poème sans héros et autres poèmes, traduit du russe par Jean Louis Backès. Editions Gallimard 2007.

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Le beau 27 septembre/Der schöne 27. September

Publié le par Fred Pougeard

Je n’ai lu aucun journal.
Je n’ai suivi des yeux aucune femme.
Je n’ai pas ouvert la boîte à lettres.
Je n’ai dit bonjour à personne.
Je n’ai pas regardé dans la glace.
Je n’ai parlé avec personne des temps passés ni
avec personne des temps nouveaux.
Je n’ai pas réfléchi à moi.
Je n’ai pas écrit une ligne.
Je n’ai pas déplacé une seule pierre.
 
*
 
Ich habe keine Zeitung gelesen.
Ich habe keiner Frau nachgesehn.
Ich habe den Briefkasten nicht geöffnet.
Ich habe keinem einen Guten Tag gewünscht.
Ich habe nicht in den Spiegel gesehn.
Ich habe mit keinem über alte Zeiten gesprochen und
mit keinem über neue Zeiten.
Ich habe nicht über mich nachgedacht.
Ich habe keine Zeile geschrieben.
Ich habe keinen Stein ins Rollen gebracht.
 
Thomas Brasch, Belles sont les rimes les rimes te mentent traduit de l'allemand par Bernard Banoun et Aurélie Marin. Hochrot, micro édition de Poésie, 2015
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