Fille d'Afghanistan
"Tout vers devrait avoir deux devoirs : communiquer un fait précis et nous atteindre physiquement comme la proximité de la mer." Jorge Luis Borges
Une époque farouche
M’a, comme une rivière fait rebrousser chemin.
On m’a imposé une autre vie. Elle coulait
Dans un autre lit, auprès d’un autre,
Je ne connais plus mes rives.
Oh ! j’ai manqué bien des spectacles,
Le rideau s’est levé sans moi,
Puis il est tombé. Combien d’amis
Vrais je n’ai jamais rencontrés,
Combien de profils de villes,
Auraient pu m’arracher des larmes :
Et je ne connais qu’une ville au monde,
Je m’y oriente à tâtons dans mes rêves.
J’ai écrit beaucoup de vers,
Et, comme un chœur mystérieux,
Ils rôdent autour de moi, et peut-être
Un jour m’étoufferont…
Je connais les débuts et les fins,
Et la vie après la fin, et aussi
Quelque chose que je ne peux pas me rappeler.
Une femme (laquelle ?) a occupé
La place qui était pour moi la seule,
Elle porte mon nom le plus officiel,
Elle m’a laissé un sobriquet, dont
J’ai fait tout ce que j’ai pu.
Ce n’est pas dans mon tombeau,
Hélas ! que je dormirai.
Mais quelquefois un vent espiègle de printemps
Ou le choc de deux mots au hasard dans un livre
Ou le sourire de quelqu’un m’entraîne
Dans une vie qui n’existe pas.
Telle année, il s’est passé telle chose,
Telle autre, ceci… Voyager, voir, penser,
Se souvenir, entrer
Dans un nouvel amour comme dans un miroir
Avec le vague sentiment d’être infidèle,
Avec une ride qui, hier,
N’était pas là.
Mais si de je ne sais où
Je jetais un regard sur ma vie d’aujourd’hui,
Je connaîtrai enfin l’envie…
2 septembre 1945
Léningrad
Anna Akhmatova, Requiem, poème sans héros et autres poèmes, traduit du russe par Jean Louis Backès. Editions Gallimard 2007.