La grande bataille
"Tout vers devrait avoir deux devoirs : communiquer un fait précis et nous atteindre physiquement comme la proximité de la mer." Jorge Luis Borges
Je ne meurs pas, avant d’avoir vu la vache
dans l’étable de mon père,
avant que l’herbe ne rende ma langue acide
et que le lait ne métamorphose ma vie.
Je ne meurs pas avant, avant que ma cruche ne soit remplie à ras bord
et que l’amour de ma sœur ne me rappelle
combien est belle notre vallée
où ils battent le beurre
et tracent des signes dans le lard pour Pâques…
Je ne meurs pas, avant que la forêt n’envoie ses tempêtes
et que les arbres parlent de l’été,
avant que la mère ne sorte dans la rue avec un fichu rouge
derrière la charrette cahoteuse, où elle pousse
son bonheur : pommes, poires, poulets et paille —
Je ne meurs pas, avant que ne se referme la porte par laquelle
je suis venu
devant le pommier —
*
Thomas Bernhard, Sur la terre comme au ciel. Traduit de l'allemand et présenté par Susanne Hommel. Editions Orphée la différence 2012
Le temps viendra
où, avec allégresse,
tu t’accueilleras toi-même, arrivant
devant ta propre porte, ton propre miroir,
et chacun sourira du bon accueil de l’autre
et diras : assieds-toi. Mange.
Tu aimeras de nouveau l’étranger qui était toi.
Donne du vin. Donne du pain. Redonne ton cœur
à lui-même, à l’étranger qui t’a aimé
toute ta vie, que tu as négligé
pour un autre, et qui te connaît par cœur.
Prends sur l’étagère les lettres d’amour,
les photos, les mots désespérés,
détache ton image du miroir.
Assieds-toi. Régale-toi de ta vie.
*
The time will come
when, with elation
you will greet yourself arriving
at your own door, in your own mirror
and each will smile at the other’s welcome,
and say, sit here. Eat.
You will love again the stranger who was your self.
Give wine. Give bread. Give back your heart
to itself, to the stranger who has loved you
all your life, whom you ignored
for another, who knows you by heart.
Take down the love letters from the bookshelf,
the photographs, the desperate notes,
peel your own image from the mirror.
Sit. Feast on your life.
Derek Walcott, Sea Grapes (1976) Raisins de mer. Traduit de l'anglais par Claire Malroux. Editions Demoures 1999