Les rossignols du lavoir chantaient encore. L'orage maintenant tenait tout le rond du ciel.
Tout le jour se passa en silence ; toute la nuit. Le lendemain, le ciel était libre et clair. Les hommes et les femmes sortirent pour attaquer.
Je lus l'Iliade au milieu des blés mûrs. On fauchait sur tout le territoire. Les champs lourds se froissaient comme des cuirasses. Les chemins étaient pleins d'hommes portant des faux. Des hurlements montaient des terres où l'on appelait des femmes. Les femmes couraient dans les éteules. Elles se penchaient sur les gerbes ; elles les relevaient à pleins bras —et on les entendait gémir ou chanter. Elles chargeaient les chars. Les jeunes hommes plantaient les fourches de fer, relevaient les gerbes et les lançaient. Les chars s'en allaient dans les chemins creux. Les chevaux secouaient les colliers, hennissaient, tapaient du pied. Les chars vides revenaient au galop, conduits par un homme debout qui fouettait les bêtes et serrait rudement dans son poing droit toutes les rênes de l'attelage. Dans l'ombre des buissons, on trouvait des hommes étendus, bras dénoués, aplatis contre la terre, les yeux fermés ; et à côté d'eux, les faucilles abandonnées luisaient dans l'herbe.
Nous allions garder le troupeau. La colline aimée des bêtes était juste au-dessus des moissons. L'homme noir se couchait dans l'ombre chaude des genévriers ; je m'allongeais à côté de lui. Nous restions un moment à souffler et à battre des paupières. Le chemin de la colline, avec ses pierres rondes, restait longtemps à se tordre, tout étincelant dans le noir des mes yeux.
— Et le livre ? —Il est là.
Il fouillait dans la musette. L'Iliade était là, collée contre le morceau de fromage blanc.
Cette bataille, ce corps à corps danseur qui faisait balancer les gros poings comme des floquets de fouets, ces épieux, ces piques ces flèches, ces sabres, ces hurlements, ces fuites et ces retours, et les robes de femmes qui flottaient vers les gerbes étendues : j'étais dans l'Iliade rousse.
la pluie nous emporte dans le fleuve. Ô nuit plus lointaine !
Une feuille pourtant, qui nous toucha, sur les ondes dérive
dernière nous jusqu'à l'embouchure.
SAUF-CONDUIT (ARIA II)
Avec des oiseaux ivres de sommeil
et des arbres transpercés de vent,
le jour se lève, et la mer
vide en son honneur un gobelet d'écume.
Les fleurs ondoient vers la grande eau,
et la campagne dépose des promesses d'amour
dans la bouche de l'air pur
avec des fleurs fraîches.
La terre ne veut pas porter de champignon atomique,
pas cracher de créature devant le ciel,
elle veut avec pluie et éclairs de colère
abolir les voix scandaleuses de la ruine.
Avec nous elle veut voir s'éveiller
les frères bigarrés et les soeurs grises,
le roi Poisson, sa Majesté le Rossignol
et la Princesse du Feu, la Salamandre.
Pour nous elle plante des coraux dans la mer.
Aux forêts, elle ordonne le calme,
au marbre de gonfler sa veine admirable,
à la rosée à nouveau de se déposer sur la cendre.
La terre veut avoir un sauf-conduit pour l'univers
chaque jour au sortir de la nuit,
que mille et un matins naissent encore
des jeunes grâces de la beauté ancienne.
*
ARIA I
Wohin wir uns wenden im Gewitter der Rosen,
ist die Nacht von Dornen erhellt, und der Donner
des Laubs, das so leise war in den Büschen,
folgt uns jetzt auf dem Fuß.
Wo immer gelöscht wird, was die Rosen entzünden,
schwemmt Regen uns in den Fluß. O fernere Nacht !
Doch ein Blatt, das uns traf, treibt auf den Wellen
bis zur Mündung uns nach.
FREIES GELEIT (ARIA II)
Mit Schlaftrunkenen Vögeln
und winddurchschossenen Baümen
steht der Tag auf, und das Meer
leert einen schaümenden Becher auf ihn.
Die Flüsse wallen ans große Wasser,
und das Land legt Liebesversprechen
der reinen Luft in den Mund
mit frischen Blumen.
Die Erde will keinen Rauchpilz tragen,
kein Geschöpf ausspeien vorm Himmel,
mit Regen und Zornesblitzen abschaffen
die unerhörten Stimmen des Verderbens.
Mit uns will sie die bunten Brüder
und grauen Schwestern erwachen sehn,
den König Fisch, die Hoheit Nachtigall
und den Feuerfürsten Salamander.
Für uns pflanzt sie Korallen ins Meer.
Wäldern befiehlt sie, Ruhe zu halten,
dem Marmor, die schöne Ader zu schwellen,
noch einmal dem Tau, über die Asche zu gehn.
Die Erde will ein freies Geleit ins All
jeden Tag aus der Nacht haben,
daß noch tausend und ein Morgen wird
von der alten Schönheit jungen Gnaden.
Ingeborg Bachmann, Poèmes 1957-1961 dans Toute personne qui tombe a des ailes (Poèmes 1942-1967), édition, introduction et traduction de l'allemand (Autriche) par Françoise Rétif. editions Gallimard 2015.
Ces deux poèmes furent magnifiquement mis en musique par Hans-Werner Henze dans Nachstücke & Arien, créés à Donaueschingen le 20 octobre 1957.
On peut les écouter par Julian Banse et la deutsche Radio Philharmonie Saarbrücken, sous la direction de Christoph Poppen (CD Wergo)
et avec beaucoup de choses dont je veux prendre note.
Seul avec un tas de monde
avec Bouvard et Pécuchet,
avec armes et bagages,
avec Ponce et Pilate.
Dans ma chambre infinie
quatre mètres sur cinq sur deux et demi
je suis seul avec une galaxie
d'images
d'images des images
d'images des images d'images
encyclopédique et vide
incontestable
seul avec mon cerveau provisoire
où je retrouve la pomme cuite
l'obscurité compère Rabmüller
et beaucoup de choses que je voudrais oublier.
Hans Magnus Enzensberger, Blindenschrift, Ecriture Braille (1964) Traduit de l'allemand par Roger Pilaudin, Editions Gallimard 1966 dans Mausolée, précédé de défense des loups et autres poésies. Editions Gallimard 2007
Peinture : Léon Spillaert, La silhouette du peintre 1907. Museum voir Schone Kunsten Gent