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Repos dans le malheur

Publié le par Fred Pougeard

Le Malheur, mon grand laboureur,
le malheur, assois-toi ; repose-toi,
reposons-nous un peu toi et moi,
repose,
tu me trouves, tu m'éprouves, tu me le prouves.
Je suis ta ruine.
 
Mon grand théâtre, mon havre, mon âtre,
ma cave d'or,
mon avenir, ma vraie mère, mon horizon.
Dans ta lumière, dans ton ampleur, dans ton horreur,
je m'abandonne.
 
Henri Michaux, Lointain intérieur Editions Gallimard 1938
 
Illustration : Henri Michaux par Jean Dubuffet (Janvier 1947)
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Je ne dérangeais ni ne pesais sur personne

Publié le par Fred Pougeard

Fabuleuses, rayonnantes nuits noires, et le matin si clair et riant, avec de si bons, de si chers yeux bleus ! Le pâle et le rose, le brumeux et le limpide – À l’automne, je mis à exécution mes projets de retraite et m’installai, solitaire, occupé à toutes sortes de bizarreries poétiques, dans une petite chambre misérable dont la fenêtre, pourtant, offrait une vue ravissante sur le paysage automnal et plus tard, hivernal. Le silence et les bizarreries étaient contagieuses, et je me sentais invinciblement attiré par la puissance du lugubre et du monosyllabique. Le néant me fascinait par sa valeur admirable. J’étais extrêmement occupé à ne rien faire, et buvais à longs traits le charme mélancolique du vide. Je voulais être hors d’atteinte et sans distraction, et je l’étais. De temps en temps, la porte s’ouvrait tout grand et un danseur pétulant entrait en dansant vers moi avec des mouvements surprenants, cocasses. Remords, mélancolie et tristesse venaient aussi parfois me voir. Les soirs étaient beaux comme des princes, et je confiais aux étoiles ce que je sentais et pensais. L’hiver arriva, et il se mit à neiger, et j’étais toujours dans ma chambre. La maison dans laquelle je vivais ressemblait à un repère de brigands, mais je l’aimais précisément pour sa bouleversante décrépitude. La porte de l’appartement n’était le plus souvent que poussée, pas du tout fermée soigneusement, et on eût cru cette porte trop fatiguée pour être à peu près en bon état. De plaintifs vagissements d’enfant parvenaient fréquemment à mon oreille toujours aux aguets. Les heures venaient et défilaient, l’une après l’autre. J’étais parfois au bord du découragement, mais chaque fois je trouvais un réconfort, au fond de moi-même, dans la réflexion et le travail poétique. Les inquiétudes m’apaisaient, tandis que le calme et la frivolité pouvaient vite m’attrister ou m’inquiéter. C’est ainsi que je vivotais. Lorsque vinrent les frimas, puis les grands froids, je m’enveloppai les pieds dans des étoffes. Je ne voulais pas être chauffé, car je ne voulais pas de bien être, je voulais avoir froid. Parfois, l’angoisse rampait jusqu’à moi et me touchait au front ; mais je savais la dissiper en me mettant à rire et à danser à travers la pièce. Rien ne me dérangeait et, à mon tour, je ne dérangeais ni ne pesais sur personne. Personne ne savait où j’étais et personne n’avait besoin de le savoir. Personne ne venait chez moi, et je n’allais chez personne non plus. Une seule fois, un soir, on frappa tout à coup à ma porte. Tout d’abord, un bref instant, je me demandais qui cela pouvait être, puis je criai : – Entrez !, sur quoi je vis entrer, grand et élancé, le docteur Franz Blei. – Aha, c’est donc ici que vous êtes, et c’est ainsi que vous passez votre jeunesse, dit-il d’une voix étrangement caverneuse, et il disparut.

Robert Walser, Kleine Prosa, Petite Prose, traduit de l'allemand (Suisse) par Marion Graf. Editions Zoé 2009.

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Depuis tant d'années je lave mon regard

Publié le par Fred Pougeard

Pour Arpád Szénes
 
Depuis tant d'années je lave mon regard
dans une fenêtre où ciel et mer
depuis toujours sont sans s'interrompre
où leurs vies sont un, sont innombrables
sont une fois encore dans mon âme
un champ magnétique d'épousailles
une goutte de lumière-oiseau.
 
Depuis tant d'années je demande
à la première couleur si fraîche
sur les lèvres humides de nuit
d'être la peau et d'être la pierre
où mes doigts rencontrent le secret,
ce savoir qu'ils sont et celui qui est
des tonnes infinies de lumière.
Du plus pâle au tranchant du plus sombre
sans s'interrompre entre sang et pensée
entre feuille pinceau étendue
corps de liquide musique à jamais—
 
Lorand Gaspar, Patmos et autres poèmes. Gallimard 2001
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Le mort mobile

Publié le par Fred Pougeard

Lorsque je tombe dans la tombe
les pruneaux tombent à la ronde
je nourris leur fruit déconfit
mes tripes forment une bombe
nourrissant l'arbre de ma nuit
 
Ainsi je retourne à la terre
et je deviendrai la poussière
des chaussons que mon papa mit
le silex sort de ma sculpture
et le calcaire de ma hure
le volcan ma soupape a mis
 
J'explose en rentrant dans l'histoire
mon cercueil aura la mémoire
du berceau d'un ancêtre occis
je sucerai le lait glaciaire
des seins dont la mort accélère
la sécheresse avec le pis
 
Une boîte est mon avenir
​​​​​​​où les hoquets de mon navire
chanteront l'air libre et marin
il n'est donc rien que je n'espère
quand je vois que tout le cimetière
me sert à me faire la main
 
Les dés que seront mes molaires
les osselets de mes vertèbres
composeront des jeux d'enfant
mais le bouillon de mes misères
​​​​​​​et les spasmes de mes ténèbres
hisseront au jour le chiendent
 
Sur des terrains lardés de houille
où s'égareront mes dépouilles
le blé de mes bons sentiments
germe au soleil de la futaille
et c'est par là qu'il faut que j'aille
pour dormir au chaud —simplement
 
*
 
TERRE MEUBLE
 
Tout ce que je demande c'est de mettre un peu de terre dans le creux de la main
Juste un peu de terre dans laquelle je pourrais m'enfouir et disparaître
Regardez comme je l'étale grande cette paume on croirait qu'à tous je veux serrer la main
Et pourtant mon seul désir mon unique but et mon vœu le plus cher c'est de disparaître
 
​​​​​​​J'écrivais dans de petits carnets des tas de choses au crayon qui étaient destinées à disparaître
Comme allaient s'évanouir aussi la verdure des graminées et la poussière des chemins —oui tout
         ça s'évanouirait demain
Je suivais la même courbe que les rails du tramouai qui déjà semblaient prêts à disparaître
Et je savais déjà oui déjà que je ne penserai qu'à une seule chose à tout finir, à finit tout ça—
         demain
 
Peintres échafaudés le long des murs de la chapelle Sixtine !
Sculpteurs agrippés le long des monts marmoréens !
Sachez sachez bien que je ne confonds pas ah mais non votre art avec de la bibine
 
Poètes qui sondez les mystères héraclitéens !
Prosateurs !  Dramaturges ! Essayistes ! N'éprouvez aucun remords !
De mes amis je n'attends qu'un peu de terre dans la main —et des autres la mort.
 
Raymond Queneau, Le chien à la mandoline (ici, poème d'ouverture puis dernier poème du recueil) Editions Gallimard 1965
 
 
 

 

 

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Ici, soudain c'est l'oiseau de Siegfried qui chante

Publié le par Fred Pougeard

Pourquoi —et particulièrement lorsque je parcourais, à pied ou à bicyclette, l'Anjou du sud en 1932, et dix ans plus tard la Normandie de l'ouest, telle étape et parfois tel trajet seulement d'une heure au cours d'une étape, ont-ils fait pleuvoir sur moi cette félicité subite et sans cause qui me rend chère encore une page du Grand Meaulnes : celle où Meaulnes s'engage dans l'allée de sapins balayée de frais du Domaine perdu ? Je me souviens de deux au moins de ces éclaircies augurales lorsque, parti de Tigné, petit bourg angevin sans caractère, je cherchais à rejoindre La-Fosse-de-Tigné, dont le clocher tantôt se dissimulait, tantôt reparaissait capricieusement derrière des bois, puis, plus tard, allant en bicyclette de Caen à Vire, alors que je descendais la côte qui précède Le Mesnil-Vilbert (je ne suis pas tout à fait certain du nom).
Ce qui m'emplissait alors d'éveil et de légèreté, ce n'était pas le sentiment qu'éprouve Meaulnes : le sentiment (je cite de mémoire) "qu'il était arrivé et qu'il n'y avait plus que du bien à attendre", c'était plutôt, au contraire, le sentiment que quelque chose partait de là, comme ces trouées sans fond dans la forêt, ou ces routes ruinées, encore mystérieusement éveillées sous leurs broussailles, dont mes livres ont gardé l'obsession. Au Mesnil-Vilbert, de l'autre côté du vallon abrupt où la route plongeait, on voyait sur la crête d'en face, que les haies cessaient de cloisonner, se profiler en sentinelle les premiers genêts et les fougères d'une lande. Mon regard se plaît toujours et s'accroche à de telles lisières, annonciatrices d'un changement à vue du paysage ; quand le soir approche, plus particulièrement, le sentiment que pour moi enfin le rideau va se lever flotte sur ces bordures de friches derrière lesquelles on pressent que la terre pourrait peut-être enfin s'ensauvager. Mais cent fois au long de la route l'imagination a rencontré de telles amorces, et le plus souvent même moins médiocres, sans se laisser accrocher : ici, soudain c'est l'oiseau de Siegfried qui chante, à voix non distincte encore, mais déjà identifiable à des accords inconnus : seulement c'est au prix de tout quitter qu'on pourrait le comprendre —et quelque réserve que je puisse faire sur ses méthodes et sur le bien-fondé de ses espérances, jamais du moins je n'ai douté même si je ne l'ai pas suivie, de la validité de l'injonction qui est au fond du surréalisme et qui, face à de tels appels, le constitue en vérité : "Lâchez tout ! Partez sur les routes."
 
Julien Gracq, Nœuds de vie, pages 43-45. Editons José Corti 2021
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