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Bruine matinale

Publié le par Fred Pougeard

L'hiver fait en sorte que tombent
des nuages nos pires sentiments ; la
dépression, l'ennui, la fatigue poussent chacun
de nous vers un lit d'indifférence, avec une
lenteur d'ombre. Pourtant, le nom des saisons
ne correspond pas toujours à la substance concrète
des jours. Une image, un rire, une phrase qui
bute sur l'émotion que l'on veut exprimer, s'il
s'agit d'amour, transforment l'instant ; et une vie
qui semblait éphémère gagne la perspective de
l'éternité, comme si l'araignée s'était endormie
​​​​​​​dans sa toile, nous délivrant de l'impatience
du temps. Comme toujours je demande un café, et tandis que j'admire
le geste doux de l'employée, comme si elle cueillait
de la machine sa noire inflorescence, je vois ces corps
comme des bateaux naufragés : les uns attendant l'heure
de la marée pour lever l'ancre ; les autres
​​​​​​​souffrant déjà de l'invisible pourrissement des
estuaires, m'ont invité à faire partie de leur escadre
de vaincus. Mais la porte s'ouvre. Un vent
soudain parcourt la salle ; et je respire cet air frais
qui me pousse dehors, où je sais que tu m'attends.
 
*
 
POÉSIE
 
 
D'où vient-elle —la voix qui
nous déchira de l'intérieur, qui
apporta la pluie noire
de l'automne, et s'enfuit parmi
les brouillards et les champs
dévorés par les herbes ?
 
Elle était ici —ici à l'intérieur
de nous, comme si elle s'était toujours
trouvée là ; et nous ne 
l'entendons pas , comme si elle ne nous
parlait pas depuis toujours,
là, à l'intérieur de nous.
 
Et maintenant que nous voulons l'entendre,
comme si nous l'avions re-
connue jadis, où est-elle ? La voix
qui danse la nuit, en hiver,
sans lumière ni écho, tandis qu'elle
prend de sa main le fil
obscur de l'horizon.
 
Elle dit : "Ne pleure pas ce qui t'attend,
ne descends plus la rive
du fleuve ultime. Respire,
d'un trait bref, l'odeur
de la résine, dans le bois, et
le souffle humide du poème."
 
Comme si nous l'entendions.
 
Nuno Júdice, Méditation sur des ruines (1994) dans Un chant dans l'épaisseur du temps, suivi de Méditation sur les ruines, traduit du portugais par Michel Chandeigne. Editions Gallimard 1996
 
 
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Lettre à Marie

Publié le par Fred Pougeard

Vous m'écrivez qu'on vient de supprimer le petit train d'intérêt local qui, les jours de marché, 
      passait couvert de poudre et les roues fleuries de luzerne.
Devant le portail des casernes et des couvents.
Nous n'avions jamais vu la mer. Mais de simples champs d'herbe
Couraient à hauteur de nos yeux ouverts dans les jonquilles.
Et nos effrois c'étaient les têtes de cire du musée,
Le parc profond, les clairons des soldats,
Ou bien ce cheval mort pareil à un buisson de roses.
Des processions de folle avoine nous guidaient
Vers les petites gares aux vitres maintenant crevées,
abandonnées sans rails à l'indécision de l'espace
Et à la justice du temps qui relègue et oublie
Tant de bonheurs désaffectés sous la ronce et la rouille.
Depuis, nous avons vu la mer surgir à la fenêtre des rapides
Et d'autres voix nous ont nommés, perdus en des jardins.
Mais votre verger a gardé dans l'eau de sa fontaine
Le passé transparent d'où vous nous souriez toujours
Les bras chargés d'enfants et de cerises.
Je pense aux jours d'été où vous n'osez ouvrir un livre 
À cause de ce désarroi de cloches sur les toits.
N'oubliez pas
Dites comme nos mains furent fragiles dans la vôtre —
Et qu'ont-ils fait de la vieille locomotive ?
 
Jacques Réda, Récitatif. Editions Gallimard 1970
 
Photo : Jean-Luc Bertini
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À la vitesse d'un souvenir

Publié le par Fred Pougeard

(...) On voit déjà apparaître la fenêtre illuminée de l'auberge...mais pas un mot, pas un bruit...le silence, comme s'il n'y avait personne à l'intérieur...mais si, quelqu'un joue de l'accordéon...Irimiás essuie ses lourdes chaussures boueuses... se racle la gorge... ouvre délicatement la porte... et la pluie se remet à tomber, à l'est le ciel s'illumine à la vitesse d'un souvenir, se pare de reflets rouges, bleu aurore, s'agrippe aux vagues de l'horizon, et avec une détresse bouleversante, comme un mendiant qui chaque matin gravit péniblement les marches de l'église, voici le soleil qui s'élève pour créer les ombres, détacher les arbres, la terre, le ciel, les animaux, les hommes de cette union glaciale, chaotique, où ils se sont laissé enfermer, telles des mouches dans un filet, et dans l'immensité du ciel il aperçoit la nuit qui s'enfuit de l'autre côté, vers l'ouest de l'horizon, là où l'un après l'autre, chacun de ses frêles éléments vient de s'effondrer, comme des soldats désespérés, désorientés d'une armée vaincue.
 
Lászlo Krasznahorkai, Tango de Satan (1985), pages 77-78. Traduit du hongrois par Joëlle Dufeuilly, Editions Gallimard 2000
 
Photographie : Renate Von Mangold
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