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L’herbe au-delà des herbes

Publié le par Fred Pougeard

Mon cœur n’a plus pleuré depuis si longtemps,
pour personne,
pour rien.
 
Il s’est tu,
immobile et meurtri,
il a noyé tout son vécu,
il s’est endurci en lui-même,
comme une graine étrangère, sauvage.
 
Mais l’heure de germer lui viendra –
il va pousser près de quelque chemin,
dans un pré humide.
 
Ce sera de l’herbe au-delà des herbes :
personne ne la verra,
personne ne l’entendra,
personne ne la sentira au toucher –
mais près d’elle on languira
sans raison,
sans consolation.
 
Viktor Kordun (1946-2005) dans Clarinettes solaires, Anthologie de la poésie ukrainienne pp 80-81 Textes choisis, présentés et traduits par Dmytro Tchystiak. Christophe Chomand Editeur 2013
 
Merci à Marie-Pierre Barrière pour cette découverte
Image : Arkhip Kouïndji, Après la pluie (1879), peintre ukrainien de la lumière né à Marioupol

 

 
 
 
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Arrière-Plan

Publié le par Fred Pougeard

Tandis que tu venais vers moi,
câbles et fils
ont déversé les informations sur la ville.
À voir les téléviseurs toutes antennes dressées
sur leurs têtes, on dirait une légion de croisés.
 
Nous passons sous ce faisceau d'antennes.
Au-dessus de nous,
le firmament est quadrillé par elles.
Il suffit que je t'aime
pour aimer aussi cette époque, cet arrière-plan, ce ciel.
 
Comme d'une camisole à damiers
je me suis revêtu du ciel strié
par les antennes entrecroisées,
et tu as laissé ton front dispos s'y appuyer.
 
Déambulant dans le froid, la grisaille,
nous ne songeons guère à évoquer la lune moribonde.
Comme une cotte de mailles,
nous avons endossé les événements du monde.
 
1975
 
 
*
 
ÉPILOGUE
 
Aux futures générations
 
Vous viendrez
en un temps de paix recouvrée.
Beaucoup de nos mots vous paraîtront
dénués de signification, peut-être,
car la vie en aura banni bon nombre,
comme les tigres voués à disparaître.
 
Pénétrant  dans les solides et imposants
vestiges de nos chants,
peut-être essaierez-vous,
avec votre logique, de porter sur nous
quelque jugement.
 
Nos vestiges resteront cois.
Hantés par l'écho de vos voix,
ils ne feront que le répercuter.
Et si mille fois
vous vous reprenez à nous juger,
mille fois votre propre voix
vous sera renvoyée.
 
​​​​​​​Ainsi en sera-t-il si votre jugement se fourvoie
devant notre orgueilleux, notre infini silence,
si d'aventure vous ne gardez plus souvenance
des mots qui ne sont plus,
des tigres disparus.
 
1964
 
Ismail Kadaré, Poèmes 1957-1997. Version française établie par Claude Durand et l'auteur, avec la collaboration de Mira Mexi, Edmond Tupja et Jusuf Vrioni. Préface de Alain Bosquet. Fayard 1989 et nouvelle édition 1997.
 
Photo John Foley/Opale/Leemage/Fayard
 
 
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