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Aphorismes de la mort vive

Publié le par Fred Pougeard

(...)
 
L'idée qu'on pose une pierre sur leur corps : comme si quelqu'un subitement hurlait à leur encontre : Tais-toi !
 
(...)
 
La terre les mange. Les entraits du navire tiennent-ils bon contre les coups de boutoir souterrains ? Qui, pour leur prêter main-forte, dans les secousses et les possibles avaries ? Personne. Personne. Personne.
 
(...)
 
J'appelle "mort vive" l'art de ne pas renoncer aux signes dans l'instant précis que tout paraît les congédier.
 
(...)
 
Hadès est le mot de la compassion. A-idès : "le lieu qu'on ne voit pas"— qu'on ne doit voir ; où habitent ceux que nous ne voyons plus, qui ne nous voient ni ne se voient.
 
Ce carnaval d'aveugles aveugle. Entre nous, c'est la seule empathie.
 
(...)
 
Où vais-je ? Question d'endeuillé. Michelet la pose à la mort de son fils. Où aller, en effet, dès lors que fait défaut la connaissance du seul nord magnétique ?
 
(...)
 
Poème est l'alambic qui tire de la mort la seule goutte de venin capable de nous aider à la surmonter.
 
(...)
 
​​​​​​​Ce que soulève en nous la mort d'un proche est de même eau que ce qu'y enfle la lecture d'une lettre. D'abord une attention extrême aux minuties, aux voix dehors qui se répondent dans la hauteur des arbres, à une lumière intense aveuglant leur chaos. Puis peu à peu revient l'obscurité. L'humeur atone des suites. 
 
(...)
 
Christian Doumet, Aphorismes de la mort vive.  Avec un frontispice de Jean-Michel Fauquet. Fata Morgana 2019
 
Illustration Jean-Michel Fauquet, Sans titre, 2018, tirage argentique sur papier baryté, signé, rehaussé à la peinture à l’huile
 
 

 

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Comme un fleuve de feu continu

Publié le par Fred Pougeard

(...)Je lisais les livres anglais que j'avais emportés de Manchester et je me faisais un point d'orgueil de les relire encore et encore. Je savais combien de fois  j'avais lu chacun d'entre eux , certains plus de quarante fois ; je les connaissais tous par cœur, et si je les relisais malgré tout, c'était uniquement pour battre mon propre record. Ma mère s'en aperçut et me donna d'autres livres. Elle me trouvait déjà trop âgé pour lire des livres d'enfants et faisait tout pour m'intéresser à d'autres choses. Comme "Robinson Crusoé" était l'un de mes livres préférés, elle m'offrit "Pôle Nord-Pôle Sud" de Sven Hedin. Il y avait trois tomes que je reçus coup sur coup. Le premier tome déjà fut une révélation. Il y était question d'expéditions dans toutes les régions du globe, de Livingstone et de Stanley en Afrique, de Marco Polo en Chine. C'est par ces récits de voyage aventureux que je fis plus ample connaissance avec le monde et les peuples du monde. Ma mère poursuivit de cette manière l'œuvre de mon père. Quand elle s'aperçut que mon goût pour ces relations de voyages supplantait tout le reste, elle me ramena à la littérature ; et pour que je ne risque pas de faire seulement de la lecture et de passer éventuellement à côté du sens, elle entreprit de lire avec moi Schiller en allemand et Shakespeare en anglais.
     Elle revenait ainsi à ses anciennes amours, cultivant en même temps le souvenir de mon père avec qui elle avait tant parlé de ces choses autrefois. Elle s'efforçaient de ne pas m'influencer. Elle voulait savoir, après chaque scène, comment je l'avais comprise, et c'est toujours moi qui parlais le premier, elle n'intervenait qu'après coup. Parfois, il se faisait tard, elle oubliait l'heure, nous continuions à lire ; elle s'enthousiasmait pour quelque chose et je savais alors que la lecture ne se terminerait pas de sitôt. Cela dépendait aussi un peu de moi. Plus mes réactions étaient censées et mon commentaire éloquent, plus l'expérience passée remontait avec force en elle. Quand elle s'enthousiasmait pour l'une ou l'autre de ces choses auxquelles elle était si profondément attachée, je savais que la veillée était faite pour durer : l'heure à laquelle je me coucherais n'avait alors plus aucune importance ; elle ne pouvait pas davantage se passer de moi que moi d'elle, elle me parlait comme à un adulte, faisait l'éloge de tel acteur dans tel rôle, critiquait éventuellement tel autre qui l'avait déçue, encore que ce dernier cas ne se produisît que rarement. Elle parlait de préférence de ce qui lui avait plu d'emblée, sans réserve ni restriction. Les ailes de son nez frémissaient au-dessus des narines largement ouvertes, ce n'était plus moi que voyaient ses grands yeux gris, ce n'était plus à moi qu'elle s'adressait. Quand elle était la proie de ce genre d'émotions, je sentais bien qu'elle parlait à mon père et peut-être m'identifiais-je à lui sans même m'en apercevoir. Je ne la tannais pas avec mes questions et m'efforçais, au contraire, d'attiser son enthousiasme.
     Quand elle se taisait, sa physionomie devenait si grave que je n'osais plus souffler mot. Elle passait sa main sur son front démesuré, le silence s'appesantissait, j'en avais le souffle coupé. Elle ne refermait pas le livre, il restait là, ouvert, tandis que nous dormions, jusqu'au lendemain. Elle ne disait aucune de ses phrases habituelles, ni qu'il était tard, ni que j'aurais dû être au lit depuis longtemps, ni qu'il me fallait être debout de bonne heure le lendemain pour aller à l'école, la gamme des sentences maternelles était abolie. Elle restait naturellement dans la peau du personnage dont elle venait de parler. De tous les personnages de Shakespeare, c'était Coriolan qu'elle préférait.
     Je ne crois pas que je comprenais, à l'époque, les pièces que nous lisions ensemble. Certes, beaucoup de choses se gravèrent en moi, mais ma mère demeura, dans mon souvenir, l'unique personnage d'une pièce unique que nous jouions ensemble. Par sa bouche, je fus mis au fait des plus terribles événements et affrontements ; et ce sont ses commentaires qui donnèrent lieu à mon irrésistible inclination pour ces choses.
     Quand cinq ou six ans plus tard, j'entrepris seul la lecture de Shakespeare, dans la traduction allemande cette fois, tout me parut nouveau ; j'étais étonné parce que le souvenir que j'en avais gardé était tout différent, comme un fleuve de feu continu.
(...)
 
Elias Canetti, La Langue sauvée, histoire d'une jeunesse (1905-1921). Traduit de l'allemand par Bernard Kreiss. Carl Hanser Verlag, Munich 1977, Editions Albin Michel 1980 
 
Photo : Mathilde Canetti et ses enfants. Elias est le plus grand, à gauche.
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Autoportrait mycologique

Publié le par Fred Pougeard

A l'évidence dégénérescence pituitaire des épaules
Le plasmode du visage se présente résupiné.
Tomenteux en sa base
La pigmentation varie selon l'ensoleillement
D'un blanc rosé à un brun ocracé
largement lacuneux.
Cinq orifices s'y perçoivent
Permettant au cespiteux
Une partielle communication nutritive.
 
Jean-Marie Chevrier, dans Littérature en Marche, un printemps 2000, G&g éditions
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Par le papillon, la jusquiame...

Publié le par Fred Pougeard

Par le papillon, la jusquiame,
Par le silène et les criquets,
Par digitale et par caillou,
Par le vent et la marguerite,
Par le bleu de la campanule
Et par le bleu de la pervenche
Et par le bleu de l'anémone,
Par tous les sexes bleus
Par tous les sexes d'or
Par tous les sexes mauves
Par tous les sexes blancs
Par tous les sexes verts dressés
Des fleurs de la prairie,
Par le cri des cascades
Par le ré du grillon
Par l'arpège du vent
Par le poids du torrent,
Par le lézard
Et par l'isard,
Par le silex et l'étincelle,
Par le vol du milan,
Par l'œil noir du névé,
Par l'azur par le nuage
Je te convoque,
Je te sacre,
Je t'éprouve,
Cadastre
De l'été.
 
Georges-Emmanuel Clancier, Terres de mémoires (1955-1965) Editions Robert Laffont 1965, réédité Editions de la Table Ronde 2003
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Allons voir les têtards qui gonflent...

Publié le par Fred Pougeard

Allons voir les têtards qui gonflent
dans la ruisselante lumière printanière.
Rêvons à la nonchalante magnificence
au plus profond de l'eau claire.
L'enfant du village avec son clairon
à cordelette rouge qu'il porte en bandoulière
est un ange plein de grâce messager du printemps.
Les poissons s'arquent vers le ciel et
jouent avec les oiseaux et les rayons du soleil.
Les brins d'herbe fraîchement sortis servent
à faire les nids.
Au bord du fleuve, les violettes se tournent vers les
hommes comme s'ils étaient des dieux,
et les hommes prennent les violettes
pour des perles. 
Une jeune paysanne devant un rideau rose,
allume la lampe des légendes.
 
Yasunari Kawabata, Lettres à mes parents (1932-1934) dans L'adolescent. Traduit du japonais par Suzanne Rosset. Editions Albin Michel 1992.
 
 
 
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