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Ou encore

Publié le par Fred Pougeard

 
   Tout près de moi, ici dans la chambre que voici,
   tonton Josef apprend l'esperanto et pince de la guitare,
   à deux pas de là, tout près de moi, dans la quatrième dimension,
   tout près de moi et avec un pied,
   et avec un pied presque dans la troisième,
   tout près de moi il chuchote : Mi estas esperantisto ! Parolu esperante, Ivano !
   Vous êtes tous dans l'appartement que voici.
   Tout près de moi le livreur mort de la bibliothèque de prêt de périodiques illustrés ouvre justement la porte.
   Tout près de moi grand-mère prend un illustré.
   C'était le premier jour. Elle venait de s'abonner. Tout près de moi.
   Vous êtes tous dans l'appartement que voici.
   Le compositeur mort qu'elle aimait sourit dans son cadre noir.
   Tout près de moi la mort toujours présente fauche les compositeurs.
   Tout près de moi les espérantistes s'en vont en foule dans l'au-delà.
   Vous êtes tous dans l'appartement que voici.
   Tonton Josef proteste : Mi estas esperantisto !
   Tout près de moi sans mot dire la mort montre la porte.
   Et tonton Josef d'un pas hésitant passe dans la salle à manger, tout près de moi.
   Tout près de moi il descend l'escalier.
   Vous êtes tous dans l'appartement que voici.
   Je vous en supplie faites enfin réparer cette antique machine à coudre !
   Chuchote quelqu'un quelque part tout près de moi.
   Tout près de moi,
   vous êtes tous dans l'appartement que voici.
   C'était pourtant un modèle à pédale, mais un vieux.
   Nous sommes tous dans l'appartement que voici.
   Sauf tonton Josef qui vient de sortir dans la cour.
 

Ivan BlatnýÀ la recherche du temps présent (1947), dans Le Passant. Traduit du Tchèque par Erika Abrams. Orphée, la Différence 1992

 
   
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Ode

Publié le par Fred Pougeard

Prête-moi ton grand bruit, ta grande allure si douce,
Ton glissement nocturne à travers l'Europe illuminée
O train de luxe ! et l'angoissante musique
Qui bruit le long de tes couloirs de cuir doré,
Tandis que derrière les portes laquées, aux loquets de cuivre lourd,
Dorment les millionnaires.
Je parcours en chantonnant tes couloirs
Et je suis ta course vers Vienne et Budapesth,
Mêlant ma voix à tes cent mille voix,
O Harmonica-Zug !
 
J'ai senti pour la première fois toute la douceur de vivre,
Dans une cabine du Nord-Express, entre Wirballen et Pskow.
On glissait à travers des prairies où des bergers ,
Au pied de groupes de grands arbres pareils à des collines,
Étaient vêtus de peaux de mouton crues et sales...
(Huit heures du matin en automne, et la belle cantatrice
Aux yeux violets chantait dans la cabine d'à côté.)
Et vous, grandes places à travers lesquelles j'ai vu passer la Sibérie  et les monts du Smanium,
La Castille âpre et sans fleurs, et la mer de Marmara sous une pluie tiède !
 
Prêtez-moi, ô Orient Express, Sud-Brenner Bahn, prêtez-moi
Vos miraculeux bruits sourds et
Vos vibrantes voix de chanterelles ;
Prêtez-moi la respiration légère et facile
Des locomotives hautes et minces, au mouvement
Si aisés, les locomotives des rapides,
Précédant sans effort quatre wagons jaunes à lettres d'or
Dans les solitudes montagnardes de la Serbie,
​​​​​​​Et, plus loin, à travers la Bulgarie pleine de roses...
 
Ah! il faut que ces bruits et que ce mouvement
Entrent dans mes poèmes et disent
Pour moi ma vie indicible, ma vie
D'enfant qui ne veut rien savoir, sinon
Espérer éternellement des choses vagues.
 
Valery Larbaud, Les Poésies de A.O Barnabooth (1908). Editions Gallimard 1948
 
Image ci-dessus : L’Orient-Express, vu en 1925, en Autriche. La locomotive est donc autrichienne, une Gölsdorf type 132. 

 

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Imitation de l'eau

Publié le par Fred Pougeard

De côté sur le drap,
paysage déjà tellement marin,
tu ressemblais à une vague couchée,
sur la plage.
 
Une vague qui s'arrêtait
ou plutôt : qui se retenait ;
qui retenait un instant 
son bruissement de feuilles liquides.
 
Une vague qui s'arrêtait
à cet instant précis
où la paupière de la vague
tombe sur sa propre pupille.
 
Une vague qui s'était arrêtée
en se soulevant, interrompue,
qui immobile se serait interrompue
du haut de sa crête
 
et se serait faite montagne
(car horizontale et figée),
mais qui tout en se faisant montagne
continuerait à être eau.
 
Une vague qui conserverait
sur la plage lit, finie,
la nature sans fin
de la mer de laquelle elle fait partie,
 
et dans son immobilité,
que l'on devine précaire,
le don de se répandre
qui fait les eaux féminines
 
ainsi que le climat d'eaux profondes,
l'intimité sombre
et un certain complet enlacement
que, des liquides, tu copies.
 
João Cabral de Melo Neto, Poèmes choisis, traduits du portugais (Brésil) et préfacé par Matthieu Dosse. Editions Gallimard 2022
 
Image en haut : Henri Matisse, la Chevelure 1952

 

 
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Dans cette solitude, dans cette liberté

Publié le par Fred Pougeard

(...) L'été resplendissait de sa funeste ardeur : le soleil semblait s'être arrêté au milieu du ciel, les argiles, desséchés, se fendaient. Dans les fissures de la terre altérée se nichaient les serpents, les vipères courtes et trapues d'ici, au venin mortel et que les paysans appellent cortopassi. "Cortopassi, cortopassi, là où il te trouve, là il te laisse." Un vent continu desséchait aussi le corps des hommes ; les journées passaient monotones sous la lumière impitoyable, dans l'attente du coucher et de la fraîcheur du soir. Je restais assis dans la cuisine, à contempler le vol des mouches, seul signe de vie dans le silence figé de la canicule. Les volets de bois, peints de bleu verdâtre, en étaient couverts : des milliers de points noirs, immobiles dans le soleil, vaguement bruissants, sur lesquels l’œil se fixait, paresseusement charmé. Brusquement un des points noirs disparaissait, accompagné du bourdonnement d'un vol soudain et invisible, et à sa place apparaissait comme une petite étoile, un point blanc très lumineux, aux bords dorés, qui s'éteignait peu à peu. Et une autre mouche s'élevait dans l'air , et une autre étoile apparaissait sur le bleu des volets ; et ainsi de suite jusqu'à ce que Barone, qui sommeillait à mes pieds, geignant dans quelque rêve enfantin, bondît, brusquement réveillé, saisît au vol un insecte rompant ainsi le silence du claquement violent de ses mâchoires.
    À la balustrade du balcon se balançaient paresseusement au vent des chapelets de figues, noires de mouches accourues pour en aspirer les derniers sucs, avant que la brûlure du soleil ne les eût taris. Devant la porte, dans la rue, sous les étendards noirs, des nappes liquides et sanguines de conserves de tomates séchaient sur des planches au soleil. Innombrables comme le peuple de Moïse, des essaims de mouches passaient à gué les parties déjà solidifiées de cette Mer Rouge ; tandis que d'autres se précipitaient et s'engluaient dans les zones humides et s'y noyaient comme les armées du pharaon, avides de vivre. Le grand silence de la campagne pesait sur la cuisine, et le bourdonnement continu des mouches, musique sans fin du temps vide, marquait l'écoulement des heures. Tout d'un coup, les cloches de l'église voisine commençaient à sonner, pour quelque saint inconnu ou pour quelque office désert, et le son plaintif remplissait la pièce. Le sonneur, un garçon de dix-huit ans, déguenillé et nu-pieds, au sourire hypocrite et fourbe, reproduisait inlassablement le même triste rêve, en toute occasion il sonnait toujours le glas. Mon chien, sensible aux présences surnaturelles, ne pouvait pas supporter ce bruit funèbre ; et au premier son, il se mettait à hurler, pris d'une angoisse déchirante comme si la mort nous frôlait. Ou était-il possédé par une nature diabolique qui frémissait d'horreur à ce concert sacré ? Quoi qu'il en soit j'étais obligé de me lever et de sortir avec lui dans le soleil pour le calmer. Les puces sautaient sur les pavés blancs ; de grosses puces affamées à la recherche d'un repaire ; les tiques, aux aguets, étaient suspendues aux brins d'herbe. Les paysans étaient aux champs, les femmes se cachaient derrière les portes entrouvertes. L'unique rue dégringolait entre les maisons et les ravins jusqu'à l'éboulement, altérée d'ombres. Je la remontais lentement en direction du cimetière à la recherche des maigres oliviers et des cyprès.
   La magie du règne animal semblait s'étendre sur les terres abandonnées. Dans le silence de midi, un bruit soudain révélait une truie vautrée dans les immondices ; puis les échos retentissaient d'un braiment irrésistible, plus sonore que les cloches, dans son angoisse phallique et grotesque. Les coqs chantaient, de leur chant d'après-midi, qui n'a pas l'orgueilleuse insolence du salut matinal, mais l'insondable tristesse de la campagne désolée. Le ciel était assombri du vol noir des corbeaux et, plus haut, des grands cercles des faucons. On se sentait regardé de biais par leurs yeux immobiles et ronds. D'invisibles présences animales flottaient dans l'air. Parfois, de derrière une maison surgissait, d'un bond de ses jambes arquées, la reine de ces lieux, une chèvre qui me fixait de ses yeux jaunes énigmatiques. Derrière la chèvre couraient des enfants, à moitié nus sous leurs guenilles ; une nonne minuscule de quatre ans avec la robe, la coiffe et le voile, et un petit moine de cinq ans, avec tunique et cordon, habillés ainsi à la suite d'un vœu, habitude fréquente dans ces régions, les accompagnaient ; on aurait dit des religieux en miniature ou des infants de Vélasquez. Les enfants voulaient chevaucher la chèvre, le petit moine l'attrapait par la barbe et lui jetait ses bras autour du cou, la petite nonne s'efforçait de monter en croupe, les autres gosses la tenaient par les cornes et par la queue : les voilà en selle, pour un instant, mais la chèvre se dégageait d'un bon et les jetait dans la poussière ; puis immobile les regardait en ricanant. Eux se relevaient, la rattrapaient et l'enfourchaient de nouveau, mais la chèvre intraitable bondissait et fuyait jusqu'à ce qu'ils disparaissent tous ensemble derrière le tournant.
    Les paysans disent que la chèvre est un animal diabolique, les autres bêtes aussi sont diaboliques mais la chèvre plus que toutes les autres. Ceci ne veut pas dire qu'elle soit méchante ni qu'elle ait rien à faire avec le diable chrétien, même si parfois il choisit son aspect pour se montrer. Elle est démoniaque comme tout être vivant et plus que tout autre : car son apparence animale cache une puissance. Pour le paysan elle est vraiment ce qu'était autrefois le satyre, un satyre vivant et vrai, velu, maigre et affamé, les cornes recourbées sur la tête, le nez crochu, les mamelles ou le sexe pendants, un pauvre satyre fraternel et sauvage à la recherche de ronces sur le bord des précipices. 
   Regardé par ces yeux ni humains ni divins, accompagné par ces mystérieuses puissances, j'approchais lentement du cimetière. Mais les oliviers ne donnent pas d'ombre : le soleil traverse leur frondaison légère comme un voile de tulle. Je préférais alors entrer par la petite grille déglinguée dans l'enceinte du cimetière : c'était le seul endroit fermé, frais et solitaire, de tout le village. C'était peut-être aussi le moins triste. Je m'asseyais par terre et l'aveuglante blancheur des argiles disparaissait, cachée par le mur : deux cyprès ondoyait au vent, et parmi les tombes poussaient, étranges dans cette terre sans fleur, des buissons de roses. Au milieu du cimetière, une fosse, profonde de quelques mètres, aux parois bien découpées dans la terre sèche, s'ouvrait prête pour le prochain mort. Une échelle permettait d'y descendre et d'en remonter sans difficulté. Pendant ces journées de canicule j'avais pris l'habitude, au cours de mes promenades au cimetière, de descendre dans la fosse et de m'allonger au fond. Le terrain était sec et lisse, le soleil brûlant n'y pénétrait pas. Je ne voyais qu'un rectangle de ciel clair, et quelques blancs nuages errants : aucun son ne parvenait à mes oreilles. Je passais des heures dans cette solitude, dans cette liberté. Lorsque mon chien était fatigué de poursuivre les lézards sur le mur ensoleillé, il se penchait sur le bord de la fosse et me regardait d'un air interrogateur, puis il dégringolait en bas de l'échelle, se couchait à mes pieds et ne tardait pas à s'endormir. Moi j'écoutais sa respiration jusqu'à ce que le livre me tombât des mains et je fermais les yeux comme lui.
 
Carlo Levi, Le Christ s'est arrêté à Eboli (1945). Traduit de l'italien par Jeanne Modigliani. Editions Gallimard 1948.
 
Image : peinture de Carlo Levi
 
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Les mots de tous les jours

Publié le par Fred Pougeard

   
   Il faut se méfier des mots, ils sont toujours trop beaux, trop rutilants et leur rythme vous entraîne, prêt à vous faire prendre un murmure pour une pensée.
   Il faut tirer sur les mots sans cesse, de peur que ces trop bouillants coursiers ne s’emballent.
   J’ai longtemps cherché les mots les plus simples, les plus usés, même les plus plats. Mais ce n’est pas encore cela : c’est leur juste assemblage qui compte.
   Quiconque saurait le secret usage des mots de tous les jours aurait un pouvoir illimité — et il ferait peur.
 
Jean Tardieu, Pages d'écriture. Editions Gallimard 1967
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