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Endroits, passages

Publié le par Fred Pougeard

I
 
Comme une aveugle elle sourit à toutes les chaises vides,
autour d'elle les gens les retirent et s'inclinent.
 
Sa bouche remue, elle s'écoute avec ses lèvres,
et devant elle il y a des cartes postales vierges.
 
Elle courbe la tête, comme une tête courbée
sous des reproches et dans ses cheveux
 
sa main écrit : mon amour, je vis encore, je t'écris
et je pense encore à toi, et c'est bête de ma part.
 
II
 
Nous avions fermé portes et fenêtres,
nous ne voulions ni les rapines ni le régime
des parasites et horlogers. Nos secrets
c'étaient notre Maison et le Temps Immobile.
 
(M., tu vivais dans mon cœur comme un singe
esseulé dans sa cage. À bien le voir ton visage
était dans un état, un état : une pomme oubliée
qu'on retrouve ridée en hiver.
 
Amour devient maladie, s'il ne meurt pas
malgré l'oubli, perdre ce qui reste quand même,
là où pendait la photo, c'est ça la maladie.
 
Mais l'amour, M., c'était moi. Ma façon
d'attendre presque assoupi sur le Voyage
au bout de la nuit. Je t'attendais, mais
tu ne venais pas, tu ne venais pas.)
 
Nous avions dans notre Maison un espace, des moments
qui ne s'écoulaient pas, ils étaient à nous
et nous rêvions de ne plus nous réveiller,
mais de guérir, sans savoir de quoi.
 
III
 
Il n'y a plus de misère parmi les hommes,
bière et rigolade jusqu'en pleine nuit.
Le chagrin c'est pour les héros tragiques, voilà.
 
Non, il y a un bonheur immense de nos jours,
on a oublié les classiques morbides, les idylles
secrètes de Hermans, Lermontov, Céline.
 
"Nous avions des amis qui nous ont trahis,
nous avions des amants qui nous ont haïs,
nous avons au corps un feu glacé."
 
Voilà tout le drame : personne ne revient
de la nuit. Nos rêves le cèderont
aux faits, jamais l'inverse, jamais l'inverse.
 
(...)
 
Rutger Kopland, Un endroit vide (extraits) (1975) dans Songer à partir, poèmes, traduit du néerlandais par Paul Gellings. Introduction de Jean Grosjean. Gallimard "Du monde entier" 1986
 
Photo : Rutger Kopland en 2004, par Jean-Paul Iska
 
 
 
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Le mystère

Publié le par Fred Pougeard

Retenant le soleil, surgissant des feuillages,
Le mur fleurit, mais oui : le vieux mur qui oublie
Les siècles de son âge et devient un instant
Sous quelle main ? cette tartine de splendeur,
Ce pain beurré d'une lumière d'outre-temps
Dont le parfum survient, évident et secret
Comme un miracle est inconnu jusqu'à son heure.
Et l'on apprend ici que cette âme de l'âme
Nous parle de si près sa langue souveraine
Qu'elle est comme une haleine où nous sommes les mots.
 
Armel Guerne, Le Poids vivant de la parole Fédérop 2007, réunissant Au bout du temps, Solaire-Fédérop 1981, Le Poids vivant de la parole Fédérop 1983 et des poèmes inédits.
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Mémoire

Publié le par Fred Pougeard

Les morts en gare de Montbard
Sous leur lit fleuri de pierre neuve
Les dents serrées les yeux fermés
Cherchent-ils à comprendre ?
 
Les souvenirs sont faits
De petits riens qui durent
De petits rien très durs
En travers de la gorge
 
Le ciel bleu chaque soir
Ranime un peu de braise 
Puis le vent retombe
 
Les toits de tuile ont des lueurs
Plus grises et la douleur
S'assourdit un peu
 
En ce début de mars
Les arbres sont encore mauves
Et noirs avec des façons désolées
D'attendre le printemps et de ne pas y croire
 
Jean-Michel Maulpoix, Rue des fleurs, Mercure de France 2022
 
Photo : copyright Fred Pougeard
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Chansonnette optimiste/Optimistisches Liedchen

Publié le par Fred Pougeard

Il arrive de temps en temps
que quelqu'un crie au secours.
Déjà quelqu'un d'autre se jette à l'eau
sans en attendre aucun retour.
 
Au milieu du plus épais capitalisme
les pompiers rutilants tournent
la rue, éteignent le feu, ou le chapeau
du mendiant soudain brille d'un éclat d'argent.
 
Le matin, les rues fourmillent
de gens qui sans couteau tiré
s'empressent, çà, là, le cœur serein,
cherchant du lait et des radis.
 
Comme dans la paix la plus profonde.
 
C'est magnifique à voir.
 
 
*
 
Hie und da kommt es vor,
daß einer um Hilfe schreit.
Schon springt ein andrer ins Wasser,
vollkommen kostenlos.
Mitten im dicksten Kapitalismus
kommt die schimmernde Feuerwehr
um die Ecke und löscht, oder im Hut
des Bettlers silbert es plötzlich.
Vormittags wimmelt es auf den Straßen
von Personen, die ohne gezücktes Messer
hin- und herlaufen, seelenruhig,
auf der Suche nach Milch und Radieschen.
Wie im tiefsten Frieden. 
Ein herrlicher Anblick
Hans Magnus Enzensberger, Leichter als Luft, Suhrkamp Verlag, Frankfurt am Main 1999, traduction inédite de Lionel Edouard Martin.
 
https://lionel-edouard-martin.net/2022/11/26/hans-magnus-enzensberger-1929-2022-chansonnette-optimiste-optimistisches-liedchen/
crédit photo : Pressphoto Lancia PN
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