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Biographie

Publié le par Fred Pougeard

Après la rude science
des matins, des soirs, des pentes,
des torrents, des eaux dormantes,
 
et cette flamme qui prend
aux broussailles du langage
et consume sourdement,
 
et la paresse qui rit
dans sa tombe d'air léger
puis s'envole sans bouger
 
vint le dernier paysage,
porte grande ouverte sur
un domaine sans images,
 
un bonheur des plus obscurs.
 
Henri Thomas, Signes de vie (1944) dans Poésies Editions Gallimard 1970
 
Photo : Henri Thomas peint par Frédéric Lambert, d'après la photo de Jacques Sassier
 
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Sagesse des mots/Wisdoms of words

Publié le par Fred Pougeard

À la pointe de cette plume, de ce punctum
Ces vieux doigts inscrivent la ligne compliquée
De mes mots, héritage sans prix de ceux
Qui parlent par les voix silencieuses, bien-aimées, rappelées,
De multitudes qui dans les temps et les lieux sans fin du monde
Chacune en son ici et maintenant une fois pour toujours demeure.
 
Sœurs et frères de poussière, dont je n'ai jamais vu
Les visages, jeunes et beaux, savants
Ou sages, dont les mots ont dit
Et me disent tout ce que vos cœurs ont connu,
Vos amours d'il y a bien longtemps sont avec moi maintenant et toujours
Qui respire l'air sans bornes portant vos voix lointaines.
 
De mot en mot je trace mon chemin, poursuivant, devinant
Des messages presque indiscernables, transmettant
De vie en vie les clartés, les merveilles, les épiphanies
Que tous les cœurs, toutes les âmes ont poursuivies,
Amenant à mon instant tous ceux qui jadis furent, ont rêvé,
Ont connu et loué, ont chanté, ont pleuré tout haut.
 
La musique cosmique de l'eau et du vent et des étoiles
Continue son cours à jamais, mais ce domaine humain
Du sens, nul ne le connaît sinon nous,
Ces souvenirs, dits et redits, confiés 
De rêve en rêveur par tels que moi,
Dont le seul savoir est ce que nous avons fait être
 
8 septembre 1987
 
Through this pen-point, this punctum
These old fingers inscribe my intricate line
Of words, beyond-price heritage from those
Who speak in soundless, loved, remembered voices
Of multitudes who in world's without-end times and places
Each in their once-and-for-ever here and now remains.
 
Sisters and brothers of dust, whose faces
I have never seen, young and beautiful, learned
Or wise, whose words have told
And tell me all your hearts have known,
Your long-ago loves are with me now and always
Who breathe the unbounded air that carries your far voices.
 
From word to word I trace my way, seeking, divining
Scarcely discernible messages, passing,
From life to life clarities, marvels, epiphanies
All hearts, all souls have sought,
Bringing to my moment all those who once were, have dreamed,
Have known and praised, have sung, have cried aloud.
 
Cosmic music of water and win and stars
Flows on for ever, but this human realm
Of meaning, none knows but we,
These memories, told and retold, imparted
From dream to dreamer by such as I,
Whose only knowledge is what we have made to be.
 
Sept.8th 1987
 
Kathleen RaineLa Presence (The Presence) poèmes 1984-1987, traduit de l'anglais par Philippe Giraudon Editions Verdier 2003
 
Photo : Jane Bown/Observer
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Il veut être la bête maîtresse

Publié le par Fred Pougeard

   
     Vu du sommet de "Pymayon", le verger de Gondran est comme une tache de dartre dans la garrigue. Autour le poil est sain, bourru, frisé, mais là, la bêche de Gondran a raclé la peau.
     C'est un verger en pente sur le flanc gras de la colline, à l'endroit où les ruisselets laissent l'alluvion. Sous lui, le torrent a fendu la terre d'une fente étroite, noire, et qui souffle frais comme la bouche d'un abîme. Un vieil aqueduc romain l'enjambe ; ses deux jarrets maigres et poudreux émergent des oliviers.
     D'abord, Gondran a creusé un trou sous le genévrier le plus touffu, et quand il a atteint la terre noire, il a mis sa bouteille au frais. Il a choisi une bonne branche à l'abri des fourmis pour pendre son carnier, puis, manches troussées, il s'est mis au travail.
    Et l'acier de sa bêche a chanté dans les pierres.
 
     L'ombre des oliviers s'est peu à peu rétrécie ; tout à l'heure, comme un tapis fleuri de taches d'or, elle tenait tout le champ. Sous les rais de plus en plus droits, elle s'est morcelée, puis arrondie. Maintenant elle n'est plus que gouttes grises autour des troncs.
     C'est midi.
     La bêche s'arrête.
 
     Sieste
     L'air plein de mouches grince comme un fruit vert qu'on coupe. Gondran, collé à la terre, dort de tout son poids.
     Il se réveille d'un bloc. Du même élan tranquille, il plonge dans le sommeil, puis il émerge. D'un coup de reins il est debout.
     En cherchant sa bêche, il rencontre le visage de la terre. Pourquoi, aujourd'hui, cette inquiétude qui est en lui ?
     L'herbe tressaille. Sous le groussan jaune tremble le long corps musculeux d'un lézard surpris qui fait tête au bruit de la bêche.
     — Ah, l'enfant de pute.
     La bête s'avance par bonds brusques, comme une pierre verte qui ricoche. Elle s'immobilise, les jambes arquées ; la braise de sa gueule souffle et crachote.
     D'un coup Gondran est un bloc de force. La puissance gonfle ses bras, s'entasse dans les larges mains sur le manche de la bêche. Le bois en tremble.
     Il veut être la bête maîtresse ; celle qui tue. Son souffle flotte comme un fil entre ses lèvres. 
     Le lézard s'approche.
     Un éclair, la bêche s'abat.
     Il s'acharne, à coups de talon, sur les tronçons qui se tordent.
     Maintenant ce n'est plus qu'une poignée de boue qui frémit. Là, le sang plus épais rougit la terre. C'était la tête aux yeux d'or ; la languette comme une petite feuille rose, tremble encore dans la douleur inconsciente des nerfs écrasés. Une patte aux petits doigts emboulés se crispe dans la terre.
     Gondran se redresse ; il y a du sang sur le tranchant de son outil. Sa large haleine coule, ronde et pleine ; sa colère se dissout dans une profonde aspiration d'air bleu. 
     Subitement il a honte. Avec son pied il pousse de la terre sur le lézard mort. 
     Voilà le vent qui court.
    Les arbres se concertent à voix basse.
     Le chien n'est plus là ; il a dû partir sur la quette de quelque sauvagine.
     Sans savoir pourquoi, Gondran est mal à l'aise ; il n'est pas malade ; il est inquiet et cette inquiétude est dans sa gorge comme une pierre. 
     Il tourne le dos à un grand buisson de sureau, de chèvrefeuille, de clématite, de figuiers emmêlés qui gronde et gesticule plus fort que le reste du bois. 
     Pour la première fois, il pense, tout en bêchant, que sous ces écorces monte un sang pareil à son sang à lui ; qu'une énergie farouche tord ces branches et lance ces jets d'herbe dans le ciel. 
     Il pense aussi à Janet. Pourquoi ?
     Il pense à Janet, et il cligne de l'œil vers le petit tas de terre brune qui palpite sur le lézard écrasé.
     Du sang, des nerfs, de la souffrance.
     Il a fait souffrir de la chair rouge, de la chair pareille à la sienne. 
     Ainsi, autour de lui, sur cette terre, tous ses gestes font souffrir ?
     Il est donc installé dans la souffrance des plantes et des bêtes ?
     Il ne peut donc pas couper un arbre sans tuer ?
     Il tue, quand il coupe un arbre.
     Il tue quand il fauche....
     Alors, comme ça, il tue, tout le temps ? Il vit comme une grosse barrique qui roule, en écrasant tout autour de lui ?
     C'est donc tout vivant ?
     Janet l'a compris avant lui.
     Tout : bêtes, plantes et, qui sait ? peut-être les pierres aussi.
     Alors il ne peut plus lever le doigt sans faire couler des ruisseaux de douleur ?
 
     Il se redresse ; appuyé sur le manche de l'outil, il regarde la grande terre couverte de cicatrices et de blessures.
     L'aqueduc, dont le canal vide charrie du vent, sonne comme une flûte lugubre.
 
Jean Giono, Colline, Editions Bernard Grasset 1929.
 
Photo : Jean Giono sur les hauteurs de manoque, par Gisèle Freund
 
 
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