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Lai des roseaux rompus

Publié le par Fred Pougeard

Le vent des monts Torwana
a des genoux de mousse
porte un enfant qui dort
appelle les étoiles
avec la voix des océans
face au blanc fossile du jour
 
Le vent des monts Torwana
sans rivages sans horizon sans saisons
a le visage de tout le monde
a l'aloès du monde à sa poitrine
a l'agneau de toute joie à son épaule
et le passereau de chaque aube dans le regard
 
Le vent des monts Torwana
avec son genou de mousse
porte un enfant qui dort
porte une nuit de chardons
porte une mort sans ténèbres
 
et souffle dans les roseaux rompus
 
Août 1959
 
...
DIE LIED VAN DIE GEBREEKTE RIETE
 
Die wind uit die Torwana-berge
​​​​​​​het haar skoot vol mos
sy dra 'n slapende kind
sy sitter die sterre
met die stem van breë waters
teen die wit gebeente van die dag
 
Die wind uit die Torwana-berge
​​​​​​​oeverloos sonder horison sonder seisoene
het die gesig van alle mense
het die aalwyn van die wêreld voor haar bors
het die lam van alle vreugde oor haar skouer
en die laksman van elke dagbreek in haar oë
 
Die wind uit die Torwana-berge
​​​​​​​met haar sloot vol mos
dra 'n slapende kind
dra 'n nag van distels
dra 'n dood sonder duisterheid
 
en waai deur die gebreekte riete
 
Augustus 1959
 
Ingrid Jonker, De fumée et d'ocre (Rook en Oker) (1963), suivi de Soleil incliné (Kantelson) (1966). traduction de l'afrikaans, Boris Hainaud. Postface Olivier Gallon & Boris Hainaud. Editions La Barque 2020.
 
 
 
 
 

 

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De la dignité d'une vie

Publié le par Fred Pougeard

Il ne reste qu'une seule clé
de la dignité d'une vie,
il faut enchaîner
celle qui ouvre la dernière chambre
à la poche du pantalon.
Mon père oublie
de remonter le bracelet-montre,
les aiguilles indiquent 
          l'éternel et le toujours.
Imperceptiblement
les pages du calendrier prennent
                    des raccourcis vers l'obscurité
si les infirmiers ne les tournent pas.
La radio
qui de préférence doit jouer du Bach,
reste scotchée sur le programme de musique classique
afin que les tons ne disparaissent pas
                              sept stations plus loin.
Scellée dans l'instant j'absorbe
ma dose de rêves—
j'écoute le chaos
jamais sans intérêt
de longs monologues
sobrement je sais
que le sang noircit.
Qu'il existe une deadline
                              sur cette terre
vertigineuse.
 
Pia Tafdrup, Les Chevaux de Tarkovski (2006), traduit du danois par Janine et Karl Poulsen. Editions Unes 2015
 
photo : Pia Tafdrup et Finn Tafdrup (1925-2005)
 
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Sur la pierre nue de ton nom

Publié le par Fred Pougeard

               
    11 mars 81
 
 
Sur la pierre nue de ton nom
Notre amour retient
Un rayon de soleil
Dans le jardin d'un cimetière
Le rosier défend la vie
Dans ces mots écarlates
Notre rêve bat la mesure
Du temps.
 
                    13 mars 81
 
Je cherche le vitrail qui te dira toute entière
Et je sais maintenant
Que jamais je ne le réaliserai
Il est toi et moi
La vie et ta mort
Ma mort
Jour de fête et de désespoir
Visage et paysage
Forme ou couleur
Lumière vitale
Opacité de toute création humaine
Mystère du portrait qui devient l'oeuvre
Immortelle
Ecriture
Recherche désespérée
De l'être.
 
                    18 février
 
Faire un poème c'est jouer à faire de la lumière
Avec des couleurs
Rien ne permet de dire ce qui transparaîtra
De cet assemblage de mots
La réalité se transforme d'elle-même
Désastre
Morceaux de verre cassés
Ou source lumineuse
Un tout qui dit tout
Un tableau qui s'impose
Chaque élément a trouvé sa place
Et cela paraît simple
C'est même évident
Pour celui qui regarde
Il ne pouvait en être autrement
Ce trait cette couleur
Et je ne me lasse pas
De les regarder chanter
Je connais les phrases et les mots
Mais le poème se dit lui-même
Pourtant il a fallu ta main
Ta vie
Tu aimais jouer avec les mots.
Se piquer au jeu
Cette pointe d'humour devant sa vie
Personne n'est sûr de faire un six au bon moment
Faut-il faire un poème ?
 
Claude Bertrand, Ta main, Le vitrail copyright C.Bertrand Chamgsanglard 23220 Bonnat
 
 Photo : Alfred Manessier,  Terre assoiffée II, Huile sur toile, 1967, 162 x 116 cm. Photo Christian Demare © ADAGP, Paris 2014.
 
 
 
 
 

 

 

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La chouette

Publié le par Fred Pougeard

     
(Ma mère) avait un penchant (qu'elle niait d'ailleurs) à voir dans tout ce que le monde voit banalement ce que n'y voit personne. Et je la comprends. Je tiens d'elle. Sa méfiance était constante, que surmontait, à l'improviste, une confiance qui contrariait sa réserve. Elle lui jouait parfois de très mauvais tours. Toutefois, sous forme de crainte latente, en général la méfiance l'emportait...
     D'ou ce souci que nous avions de barricader portes et fenêtres dès que tombait la nuit.
Heureusement, cette mis en état de défense nocturne cédait souvent aux besoins d'air et de fraîcheur, surtout en juillet, en août, en septembre. Alors, oubliant les dangers imminents que contient toute nuit qui se respecte, on ouvrait portes et fenêtres à la brise, aux parfums de la terre, à la lune, aux puissantes constellations de l'été.
     Une fois qu'on avait goûté à l'air chaud de la nuit, aux odeurs nocturnes des champs, au calme du ciel, on passait dehors toutes les soirées. Dès le souper fini, la lampe éteinte, on s'installait devant la maison, sous la treille, et on jouissait de la nuit. On en jouissait avec discrétion, et presque toujours en silence. Si par hasard quelqu'un parlait, il le faisait en peu de mots, et paisiblement. Mais, de préférence, on se gardait bien de troubler son propre plaisir par des paroles (...) 
     Si par extraordinaire on parlait (...) on échangeait des phrases, toutes inspirées par la nuit : 
— La chouette des Escaplon a changé de place, ce soir. On l'entend du côté de l'écurie. 
— Peut-être... A moins que ce ne soit sur leur grand peuplier...
     Et on écoutait la chouette. Mais, oiseaux de mauvais augure, l'on s'en méfiait. 
     S'il arrivait que l'une d'elles vînt se poser à l'improviste sur l'un des hangars et qu'elle y poussât doucement son cri, ma mère se signait et disait :
— Louis j'ai peur. Rentrons le petit...
     Et le petit était "rentré", ce qui l'attristait beaucoup car, sans qu'on le sût, le petit aimait les chouettes...
     Il m'en est resté une quantité de petites chouettes qui élèvent la voix çà et là dans mes livres. Cinquante ans après ces nuits chaudes et calmes de l'enfance, elles arrivent bien fidèlement sur un de ces grands peupliers que j'aimais alors et, dans ma mémoire, si l'une se plaint, aussitôt une autre répond à sa plainte... Dès que la nuit tombe, ce souvenirs monte, et le personnage nocturne qui erre ou qui rêve dans l'ombre, entend ces deux chouettes s'appeler et se plaindre là-bas au fond de mon récit.
     Dès lors, je ne sais plus si j'ai ou non inventé cette scène et si ce personnage attentif aux oiseaux de nuit est une fiction ou moi-même en songe... Car le souvenir n'est qu'un songe où l'on est un peu ce qu'on fut et beaucoup plus ce que l'esprit en imagine...
     Quoi qu'il en soit, les chouettes de mon enfance y revivent. Il fait, ce souvenir, que j'y pense souvent. Il m'arrive ici de me demander pourquoi ces petites bêtes ont un cri si mélancolique et si tendre. Car il l'est. Or la familiarité des chouettes est touchante. Au crépuscule, ne les voit-on pas sur le sol même des chemins où elles ont bien l'air de vous attendre ? C'est à peine si elles s'envolent quand vous arrivez. Non pour fuir, mais pour s'installer le long du chemin sur un talus, d'où, immobiles, elles vous regardent. Alors, s'il reste un peu du jour, vous pouvez les voir assez bien. Rien en elles de douloureux qui puisse expliquer la mélancolie de leur plaintes. Elles ont l'air sage et sensé d'humbles et calmes ménagères. Telle cette chouette de Minerve qui illustre si modestement les classiques grecs de Budé (...)
 
     J'avais sept ans.
     C'était au plus fort de l'été. J'étais couché avec une fièvre maligne. On la soignait avec les usages d'alors, par des enveloppements glacés. C'est horrible. Mais on avait beau m'entourer dans des draps ruisselants d'eau froide, la fièvre montait. Elle descendait d'un degré après ce supplice, pour s'élever de deux, inexorablement, quelques heures plus tard, surtout la nuit. Je n'étais que feu, de la tête aux pieds et frissons. L'été, cette année-là, semblait en flammes. Tout brûlait de soleil autour de la maison, où je ne tenais à la vie que par un fil. Et je délirais. Cependant, malgré mon délire, si je ne voyais plus les objets ni les créatures vivantes, j'entendais le moindre murmure. Ainsi, je comprenais les mots que l'on chuchotait dans la chambre. Je sentais aussi avec un grand dégoût l'huile rance qui alimentait la veilleuse. La chaleur dehors et dedans était étouffante et je haletais. Jamais je n'avais été aussi mal, aussi dévoré de fièvre. Ma peau était sèche, brûlait. J'avais soif. On me donnait à boire, dans une petite cuillère, je ne sais quelle boisson amère, sirupeuse. J'avalais difficilement. Ma tête n'était que souffrances. Mais je savais que ma mère était là, à mon chevet, et mon père dans un fauteuil, près de la fenêtre entrouverte. Il ne disait rien, ne remuait pas. Il devait regarder la nuit. Ma mère, sans cesse, trempait des compresses dans un bol rempli de vinaigre, et m'en enveloppait la tête, les poignets. Parfois je sentais sa main qui se glissait entre l'oreiller et ma nuque. C'était pour tâter la chaleur. Et la chaleur montait. De cela j'ai gardé un souvenir. Ce qu'on m'en a dit et ce que j'ai deviné alors, tout a dû se mêler ensuite dans ma pauvre tête. mais il s'en est formé une image assez cohérente que ma mémoire a prise et conservée. J'y revois ma mère anxieuse, et, à mesure que tournaient les heures, perdant de plus en plus l'espoir de me sauver...
    Car on croyait, chez nous, que la mort errait dans la chambre à minuit, et nous n'en étions pas loin. Dehors, le silence, l'immense fièvre de l'été, pas de lune, un ciel lourd. Dans le feuillage du platane, l'air emprisonné restait immobile. Sur la commode, on entendait le tic-tac régulier de la pendule. Ma mère en suivait les aiguilles qui allaient se joindre et marquer minuit. Pour que leur conjonction se formât en silence on avait enveloppé le timbre d'un bout de flanelle. Il est certain que cinq minutes avant, j'avais atteint le sommet de la crise. Le pouls battait furieusement, j'étais agité de terribles secousses. Mes reins s'arquaient. J'agrippais les draps. Je râlais peut-être. Mon père, quittant, son fauteuil, était venu à mon chevet et avait posé sa main sur mon front.
     Il dit doucement :
Crese, Pecaïre, qu'a li très susour...  Le pauvre ! je crois qu'il a les trois sueurs. 
     A ce moment-là, malgré l'étoffe, la pendule sonna. Quoique amortis, les coups tombaient sur le timbre. Il ne vibrait pas, mais on entendait le choc du petit marteau sur la laine. Mes parents se taisaient. La porte de la chambre était ouverte. Mais il n'osaient pas y porter les yeux.
     Soudain dehors, juste devant la fenêtre, dans le platane, un léger froissement de plumes agita le feuillage et une chouette ulula très fort. La cloche du jardin tinta doucement et ma mère dit : "Jesus Maria !..."
     Cela je l'ai entendu, j'en suis sûr. Il est vrai que je délirais, mais ma mère m'a affirmé qu'elle avait prononcé vraiment ces deux mots. C'était son ultime recours. Le fait est certain. 
     De même pour le cri de la chouette et le tintement de la cloche.
     Il y eut bien, cette nuit-là, dans le platane une chouette, et au bout du jardin un tintement de cloche.
     L'aube se leva que je délirais encore, mais j'étais en vie. 
     Messagère de vie, non de mort, avait été cette bonne chouette.
     Ma mère n'a jamais voulu me croire. Elle me disait : 
— Il s'en est fallu d'un cheveu, voilà tout.
     Sans s'en expliquer davantage. Mais elle nourrissait, j'en suis certain, là-dessus quelque étrange pensée. C'est pourquoi elle s'en tenait d'un air méfiant à cette énigmatique phrase et à ce cheveu providentiel...
     La chouette restait pour elle un oiseau de mauvais augure.
     Elle avait annoncé la mort, que quelqu'un avait écartée, cette nuit-là. Mais moi, je n'arrivais pas à attribuer à l'oiseau un si triste message. N'était-elle pas venue simplement me plaindre, cette solitaire chouette, qui avait reçu la mission d'être la plainte même de la nuit dans ce quartier ?
     Voilà ce que pensait ma tête simple, ma tête naturellement sensible à l'amour des bêtes. Et si je le dis, après tant d'années, c'est que ni l'enfant ni la tête, dans la vieillesse, n'ont changé de pensée ni d'amour.
 
Henri Bosco, Un oubli moins profond, souvenirs, pp 48-53. Editions Gallimard 1961
 
Illustration, Chouette, par Bernard Buffet (1958)
 
 
 

 

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Roses.

Publié le par Fred Pougeard

   
    En ce pays, les roses étaient en fleur depuis l'aube, d'un rose foncé, insolent, et si violemment vivantes que le buisson paraissait non point tant arbuste que bête. —Bête sans forme, peut-être écorchée vive, peut-être arrachée vive aux chaleurs de la mer, toute battante de sang et de peur. 
    Une odeur en venait, sauvage et forte, une odeur de terre à sa première pluie, de sève âcre, d'algues à marée montante —et, quand je fermais les yeux, une senteur de chair animale, chaude, poilue et moite, à vous creuser les reins. Roses !
   L'urgence du cri, morsure en plein sang, vivre !
La nuit tombant, le même rose, virulent et dur, parcourait les nuées du ciel.
 
Marcelle Delpastre, Ballades (1959-1962), édition établie et présentée par Jan dau Melhau. deuxième édition, Plein Chant 2014. 
 
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Brouter

Publié le par Fred Pougeard

Dans mes plus lointains étés
J'entends la vache brouter,
 
J'écoute l'herbe qu'arrachent
Les mâchoires de la vache.
 
Ô, ma vache, broute, mâche.
Tu as tout le temps qu'il faut.
 
Broute bien l'herbe et le temps,
Le temps ! Goûte lentement.
 
Tu as l'Égypte et Lascaux
Qui ruminent sur ton dos.
 
Ne lève pas trop les yeux
Sur ce monde nébuleux,
 
Broute mon antique bête,
Broute cette jeune herbette
 
Et la jeune éternité
Sourira de t'écouter 
Brouter.
 
Norge, Le Stupéfait éditions Gallimard 1988
 
Illustration: vache blanche, Jean Dubuffet 1954
 
 

 

 

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Un bonheur

Publié le par Fred Pougeard

CD
BW
 
 
Mon bonheur, c'est d'avoir retrouvé le dessin, la maison, les arbres, le dos voûté, la ressemblance.
Quand à ce que j'écrivais, vous me tueriez, je ne pourrais pas vous le dire.
Aujourd'hui, j'écris qu'elle dessinait. J'ai perdu la force d'écrire autre chose. C'est un bonheur aussi.
Elle dessinait que j'écrivais. Je m'étais isolé pour écrire, la face au mur, et elle ne s'était pas isolée, elle m'embarrassait  à me dessiner, la face à moi.
 
 
Je dirai d'abord que j'ai gardé le dessin, la maison, les arbres, le dos voûté.
Ce que j'écrivais, je ne pourrais plus le dire. J'ai perdu le texte.
J'écris qu'elle dessinait. Elle dessinait que j'écrivais.
La dessinatrice, je l'ai perdue. Je lui écris. Elle ne me dessine plus. Elle m'écrit. 
Quelquefois je dessine son profil sur les marges des cahiers où j'écris que je l'ai perdue.
Elle a perdu la maison, les arbres. Elle ne m'a pas perdu, ou si peu.
 
 
À l'angle de la chambre de L
en face du Café du Cercle
 
les pompes à essence tiquetaquent
tout le temps si bien que parfois
 
se confondent avec les coups de l'heure
d'une horloge cachée
 
et je m'y perds exprès
puis je pars dans les forêts
 
à la main une photographie d'il y a cinq ans
et je cherche le site
 
que je ne trouve pas
les arbres ont grandi
 
 
 
La dessinatrice, je l'ai perdue. Elle m'a laissé son dessin bien sûr.
J'avais laissé le dessin, la maison, les arbres, je l'avais suivie, j'écrivais de moins en moins. C'était un bonheur.
Mais je l'ai perdue, je suis revenu, j'ai repris le dessin, la maison, les arbres. Une autre façon de la suivre.
J'écris de nouveau, face au même mur. Elle ne me désire plus, j'ai beau me retourner très vite, elle ne revient pas me dessiner. Ou bien alors, c'est qu'elle est plus rapide que moi.
Je lui écris. Elle m'écrit. Quelquefois, je dessine son profil dans les marges des cahiers où j'écris que je l'ai perdue. Ainsi la vie entière.
 
Qu'est-ce que j'écrivais ?
J'écris que tu dessinais,
 
Tu dessinais que j'écrivais.
J'ai gardé le dessin,
 
Le tiroir et le dos voûté
Et même la maison.
 
Les deux arbres.
 
Maintenant que seulement l'écriture,
guère de force.
 
Christian Dotremont, Un bonheur, projet de plaquette, poème et intertexte inédit, (Tervuren, Belgique, août 1961). Dans Œuvres poétiques complètes pp 364-366 Mercure de France 1998
 
photo : Serge Vanderkam
 
 
 
 
 
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Mais il faut être fou, mon enfant...

Publié le par Fred Pougeard

Mon bel enfant,
As-tu trouvé des chimères ? Le marin que tu m'as envoyé m'a dit que tu étais imprudent. Cela m'a rassurée. Sois toujours très imprudent, mon petit, c'est la seule façon d'avoir un peu de plaisir à vivre dans notre époque de manufactures.
(...)
J'ai peur que tu ne fasses pas de folies. Cela n'empêche ni la gravité, ni la mélancolie, ni la solitude : ces trois gourmandises de ton caractère. Tu peux être grave et fou, qui empêche ? Tu peux être tout ce que tu veux et fou en surplus, mais il faut être fou, mon enfant. Regarde autour de toi le monde sans cesse grandissant de gens qui se prennent au sérieux. Outre qu'ils se donnent un ridicule irrémédiable devant les esprits semblables au mien, ils se font une vie dangereusement constipée. Ils sont exactement comme si, à la fois, ils se bourraient de tripes qui "relâchent" et de nèfles du japon qui "resserrent". Ils gonflent, gonflent, puis ils éclatent et ça sent mauvais pour tout le monde. Je n'ai pas trouvé d'images meilleures que celle-là. D'ailleurs, elle me plaît beaucoup. Il faudrait même y employer trois ou quatre mots de dialecte de façon à la rendre plus ordurière que ce qu'elle est en piémontais. Toi qui connais mon éloignement naturel pour tout ce qui est grossier, cette recherche te montre bien tout le danger que courent les gens qui se prennent au sérieux devant les jugements des esprits originaux. Ne sois jamais une mauvaise odeur pour tout un royaume, mon enfant. Promène-toi comme un jasmin au milieu de tous.
(...)
Jean Giono, Le Hussard sur le toit, Chapitre IX. Lettre de sa mère à Angelo Pardi. Editions Gallimard 1951.
 
photo : Denise Bellon, portrait de Jean Giono à son bureau, 1941
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Rien de plus/Nie więcej

Publié le par Fred Pougeard

Il faudrait que je dise un jour
Comment j’ai changé d’opinion sur la poésie
Et pourquoi je me considère à présent
Pareil à l’un de ces artisans du Japon impérial
Qui composaient des vers sur les cerisiers en fleur,
Les chrysanthèmes et la pleine lune.
 
Si j’avais pu décrire comment les courtisanes vénitiennes
Avec un roseau taquinent un paon dans la cour
Et du brocart mordoré, des perles de leur ceinture,
Délivrent leurs seins lourds, si j’avais pu dépeindre
La trace rouge de la fermeture de la robe sur leur ventre
Tels que les voyait le timonier de la galère
Débarqué au matin avec son chargement d’or,
Et si, en même temps, j’avais pu trouver pour leurs os,
Au cimetière dont la mer huileuse lèche les portes,
Un mot les préservant mieux que l’unique peigne
Qui, dans la cendre sous une dalle, attend la lumière,
 
Alors je n’aurais jamais douté. De la matière friable
Que peut-on retenir ? Rien, si ce n’est la beauté.
Aussi doivent nous suffire les fleurs des cerisiers
Et les chrysanthèmes et la pleine lune.
*
Nie więcej
Powinienem powiedzieć kiedyś jak zmieniłem
Opini
ę o poezji i jak się stało,
Że uważam się dzisaj za jednego z wielu
Kupców i rzemie
ślników Cestarstwa Japonii
Uk
ładających wiersze o kwitnieniu wiśni,
O chryzantemach i pe
łni księżyca.
 
Gdybym ja mógł weneckie kurtyzany
Opisa
ć, jak w podwórzu witką drażnią pawia
I z tkaniny jedwabnej, z per
łowej przepaski
Wy
łuskać ociężąłe piersi, czerwonawą
Pręgę na brzuchu od zapięcia sukni,
Tak przynajmniej jak widzia
ł szyper galeonów
Przyby
łych tego ranka z ładunkiem złota;
I gdybym równocze
śnie mógł ich biedne kości
Na cmentarzu, gdzie bram
ę liże tłuste morze,
Zamkn
ąc w słowie mocniejszym niż ostatni grzebień
Który w próchnie pod płytą, sam, czeka na światło.
 
Tobym nie zwątpił. Z opornej materii
Co da si
ę zebrać? Nic, najwyżej piękno.
A wtedy nam wystarczy
ć muszą kwiaty wiśni
I chryzantemy i pe
łnia księżyca.
 
 
Czesław Milosz, Poèmes 1934-1982, traduit du polonais par Constantin Jelenski. Luneau Ascot Editeur, 1984
 
Merci à l'excellent Stéphane Chabrières et son blog https://schabrieres.wordpress.com/2021/01/03/czeslaw-milosz-rien-de-plus/

 

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Un mot

Publié le par Fred Pougeard

Un mot, une phrase — ; des lettres montent 
vie reconnue et sens qui fulgurent, 
le soleil s’arrête, les sphères se taisent, 
tout se concentre vers ce mot.
 
Un mot — un éclat, un vol, un feu, 
un jet de flammes, un passage d’étoiles —
puis à nouveau le sombre le terrible
dans l’espace vide autour du moi et du monde.
 
Gottfried Benn, Poèmes. Traduit de l'allemand par Pierre Garnier. Editions Gallimard 1972
 
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