Pluie d'été

"Tout vers devrait avoir deux devoirs : communiquer un fait précis et nous atteindre physiquement comme la proximité de la mer." Jorge Luis Borges
À Agnès
Seigneur, c'est aujourd'hui le jour de votre Nom,
À la chanteuse au chapeau de paille avec des roses de papier ;
Je sais que ce sont eux qui chantent durant l'éternité.
Seigneur, faites-leur l'aumône, autre que la lueur des becs de gaz,
Seigneurs, faites-leur l'aumône de gros sous ici-bas.
Seigneur, quand vous mourûtes, le rideau se fendit,
Ce que l'on vit derrière, personne ne l'a dit.
La rue est dans la nuit comme une déchirure,
Pleine d'or et de sang, de feu et d'épluchures.
Ceux que vous aviez chassés du temple avec votre fouet,
Flagellent les passants d'une poignée de méfaits.
L'Étoile qui disparut alors du tabernacle,
Brûle sur les murs, dans la lumière crue des spectacles.
Seigneur, la Banque illuminée est comme un coffre-fort,
Où s'est coagulé le sang de votre mort.
Les rues se font désertes et viennent plus noires.
Je chancelle comme un homme ivre sur les trottoirs.
J'ai peur des grands pans d'ombre que les maisons projettent.
J'ai peur. Quelqu'un me suit. Je n'ose tourner la tête.
Un pas clopin-clopant saute de plus en plus près.
J'ai peur. J'ai le vertige et je m'arrête exprès.
Un effroyable drôle m'a jeté un regard
Aigu, puis a passé, mauvais, comme un poignard.
Seigneur, rien n'a changé depuis que vous n'êtes plus Roi.
Le mal s'est fait une béquille de votre Croix.
Je descends les mauvaises marches d'un café
Et me voici, assis, devant un verre de thé.
Je suis chez des Chinois, qui comme avec le dos
Sourient, se penchent et sont polis comme des magots.
La boutique est petite, badigeonnée de rouge
Et de curieux chromos sont encadrés dans du bambou.
Hokusai a peint les cent aspects d'une montagne.
Que serait votre Face peinte par un Chinois ?
Cette dernière idée, Seigneur, m'a d'abord fait sourire.
Je vous voyais en raccourci dans votre martyre.
Mais le peintre, pourtant, aurait peint votre tourment
Avec plus de cruauté que nos peintres d'Occident.
Des lames contournées auraient scié vos chairs,
Des pinces et des peignes auraient striés vos nerfs,
On vous aurait passé le col dans un carcan,
On vous aurait arraché les ongles et les dents,
D'immenses dragons noirs se seraient jetés sur Vous,
et vous auraient soufflé des flammes dans le cou,
On vous aurait arraché la langue et les yeux,
on vous aurait empalé sur un pieu.
Ainsi, Seigneur, vous auriez souffert toute l'infamie,
Car il n'y a pas de plus cruelle posture.
Ensuite, on vous aurait forjeté aux pourceaux
Qui vous auraient rongé le ventre et les boyaux.
Je suis seul à présent, les autres sont sortis,
Je me suis étendu sur un banc contre le mur.
J'aurais voulu entrer, Seigneur, dans une église ;
Mais il n'y a pas de cloches, Seigneur, dans cette ville.
je pense aux cloches tues : —où sont les cloches anciennes ?
Où sont les litanies et les douces antiennes ?
Où sont les longs offices et où les beaux cantiques ?
Où sont les liturgies et les musiques ?
Où sont tes fiers prélats, Seigneur, où tes nonnains ?
Où l'aube blanche, l'amict des Saintes et des Saints ?
La joie du Paradis se noie dans la poussière,
les feux mystiques ne rutilent plus dans les verrières.
L'aube tarde à venir, et dans le bouge étroit
Des ombres crucifiées agonisent aux parois.
C'est comme un Golgotha de nuit dans un miroir
Que l'on voit trembloter en rouge sur du noir.
La fumée, sous la lampe, est comme un linge déteint
Qui tourne, entortillé, tout autour de vos reins.
Par au-dessus la lampe pâle est suspendue,
Comme votre Tête, triste et morte et exsangue.
Des reflets insolites palpitent sur les vitres...
J'ai peur, — et je suis triste, Seigneur, d'être si triste.
"Dic nobis, Maria, quid vidisti in via ?"
— La lumière frissonner, humble dans le matin.
"Dic nobis, Maria, quid vidisti in via ?"
Blaise Cendrars, Du monde entier au cœur du monde. Poésies complètes. Préface de Paul Morand. Edition étable par Claude Leroy. Editions Denoël 1947. Editions Gallimard 2006.
Illustrations : bois dessiné et gravé par Frans Masereel (Editions René Kieffer)
— Tout grand esprit fait dans sa vie deux œuvres, son œuvre de vivant et son œuvre de fantôme. Dans l'œuvre du vivant, il jette l'autre monde terrestre ; dans l'œuvre du fantôme, il verse l'autre monde céleste ; tandis que le vivant parle à son siècle la langue qu'il comprend, travaille au possible, affirme le visible, réalise le réel, éclaire le jour, justifie le juste, prouve la preuve ; tandis que dans ce martyre, lui le génie, il tient compte de l'imbécilité, lui le flambeau, il tient compte de l'ombre, lui l'élu tient compte de la foule et meurt, lui le Christ, lui, la dot du monde, entre deux voleurs, si vil, si bafoué et portant une telle couronne qu'un âne brouterait son front ; tandis que le vivant fait ce premier ouvrage, le fantôme pensif, la nuit, pendant le silence universel, s'éveille dans le vivant. Ô terreur, quoi, dit l'être humain, ce n'est pas tout ? Non, répond le spectre, lève-toi, debout, il fait grand vent, les chiens et les renards aboient, les ténèbres sont partout, la nature frissonne et tremble comme la corde du fouet de Dieu. Les crapauds, les serpents, les vers, les orties, les pierres, les grains de sable nous attendent, debout. Tu viens de travailler pour l'homme, c'est bien, mais l'homme n'est rien, l'homme n'est pas le fond de l'abîme, l'homme n'est pas la chute à pic dans l'horreur, c'est l'animal qui est le précipice, c'est la fleur qui est le gouffre, c'est l'oiseau qui donne le vertige, c'est du ver qu'on voit la tombe. Réveille-toi, viens faire ton autre œuvre, viens regarder l'inabordable, viens contempler l'invisible, viens trouver l'introuvable, viens franchir l'infranchissable, viens justifier l'injustifiable, viens réaliser le non-réel, viens prouver l'improuvable. Tu as été le jour, viens être l'inconnu, viens être les ténèbres, viens être le mystère, viens être l'infini. Tu as été le visage, viens être le crâne, tu as été le corps, viens être l'âme, tu as été le vivant, viens être le fantôme. Viens mourir, viens ressusciter, viens créer, viens naître ; je veux qu'après avoir vu ton fardeau, l'homme voie ton vol et sente confusément passer tes ailes formidables dans le ciel orageux de ton calvaire. Vivant, viens être le vent de la nuit, le bruit de la forêt, l'écume de la vague, l'ombre de l'antre. Viens être l'ouragan, viens être l'immense épouvante de la farouche obscurité ; si le marin tremble, que ce soit de ton souffle qu'il ait senti, je l'emporte avec moi ; l'éclair, notre pâle cheval, se cabre dans la nue. Allons, sus ! Assez de soleil, aux étoiles ! Aux étoiles ! Le fantôme se tait et l'œuvre terrible commence. Les idées dans cette œuvre n'ont plus visage humain ; le cri, vain spectre, voit les idées fantômes, les mots s'effarent, les phrases frissonnent de tous leurs membres, le papier s'agite comme la voile du vaisseau dans la tempête, la plume sent la barbe se hérisser, l'encrier devient l'abîme, les lettres flamboient, la table vacille, le plafond tremble, la vitre pâlit, la lampe a peur. Comme elles passent vite les idées fantômes, elles entrent dans le cerveau, brillent, épouvantent et disparaissent ; l'œil de l'écrivain spectre les regarde planer par tourbillons phosphorescents dans les espaces noirs de l'immensité ; elles viennent de l'infini et elles vont à l'infini ; elles sont splendides et sombres et effrayantes ; elles fécondent ou foudroient ; elles ont créé Shakespeare, Eschyle, Molière, Dante, Cervantès ; Socrate est née d'une idée fantôme, Pascal est mort d'une idée fantôme ; elles sont transparentes et l'on voit Dieu à travers, elles sont grandes, elles sont bonnes, elles sont augustes, le crime, la souffrance, la matière fuient devant elles. Elles sont le grand progrès universel. Malheur au mal est leur cri et c'est une heure formidable que celle où passent dans le ciel, s'envolent vers le sabbat de l'immense mystère, effarées et assises sur le prodigieux balai des iniquités, toutes ces sorcières du Paradis.
À Quarantine Point, un promontoire rocheux penché au milieu des airs, sur la mer des Caraïbes qui le ceint quasiment à 360 degrés, à l’extrême sud-ouest de l’île de Grenade, il y a, au milieu de quelques grandes pierres éparses en un pré mystérieusement vert et apparemment entretenu au cœur de la forêt brûlée par la saison aride, une sépulture unique avec une petite pierre tombale très sobre, au pied d’un arbuste toujours vert. C’est probablement le premier et l’ultime endroit de la côte duquel on aperçoit le soleil tant à l‘aube qu’au crépuscule. Sur la pierre, en direction de la mer et non des passants, est gravée une inscription : In loving memory of my dearly beloved husband James U. Curtin. Born Toronto Oct. 29, 1875 – Died March 24, 1907.
Pour finir, tu parviendras à cet empan
de terre, à ce plongeon absurde
d’un gazon anglais arraché à la forêt,
à ce geste d’une main de roche ouverte sur la mer
et tu trouveras, peut-être, les raisons qui ont mû
chaque souffle, chacun de tes pas illégitimes vers le néant,
entassées au banquet peu avant l’aube
sur la plaque azur de l’océan, et sur l’autre,
infime et immobile
tes lèvres faisant retraite au silence
qui irradie l’avant et l’après-scène.
Et tu trouveras dans le nom d’un frère,
My dearly beloved husband
James Umbert Curtin,
ancré et allongé sans vie
quelque chose qui t’étreint, et là tu sauras
qu’il y a, qu’existe, que ne meurt pas
ce quelque chose enfoui et perdu,
le pacte secret du voyage.
Et sans doute c’est pour quelque chose que tu auras
parcouru cieux et forêts,
pour entendre le chant perçant des singes et des serpents
quand la brume nocturne descend au volcan
et dans le vert plus vert, dans l’azur
plus bleu, dans le noir plus noir,
c’est pour quelque chose sans doute que tu auras
vu s’ouvrir béante la gueule
de la bête meurtrière, vu le crime parfait
mûr pour être extirpé du fourreau de la nuit.
Oh, beloved wife, Miss Curtin,
cent ans maintenant pèsent sur tes larmes,
quelle erreur me conduit ici, témoin retardataire
du pic tourmenté de ton amour, jalousie
ignorée des amants qui ne savent pas
que la lumière de l’aube est lumière du couchant
et la lumière du couchant, une éternité tiède,
et que nos gestes insensés par ailleurs ne sont
que l’ombre de ton ardente espérance
de garder sauf quelque chose qui n’existe pas
si nul ne le nomme.
Miss Curtin, au nom de la lumière
dont le mystère est ombre, je te demande
ce qui réellement est advenu ici,
je te demande de connaître le miracle
qui te conduit à aimer cet homme
jusqu’à lui offrir la mer pour façade éternelle.
Et l’envieront dorénavant Hélène ou Didon
et les plus nobles amantes des poètes auxquelles
des cœurs de papier offrirent des pommes de carton,
non cette euphorie impromptue du destin
ce baiser à vie sur le front
un sempiternel « bonjour (ou bonsoir) mon amour »
que tu lui répètes dans la marche du soleil
et que tu enseignes aujourd’hui à celui qui s’aventure
jusqu’au seuil marin de la quête,
en cet ultime petit mausolée,
nu et dérobé, de la lumière.
Martino Baldi
Traduction © Valérie Brantôme, 2011
Merci à Valérie Brantôme et à son blog aimé,
https://enjambeesfauves.wordpress.com