Une brise du soir fraîche annonçait une nuit de froid sec. Je m'accotai à la paroi, emmitouflé dans un manteau anglais bien chaud et m'entretins avec le petit Schulz, le compagnon de ma patrouille contre les Hindous, qui s'était montré en vieux camarade là où l'affaire était la plus chaude. Aux postes de guetteurs, des soldats de toutes les compagnies, aux visages juvéniles et marqués par la fatigue, observaient sous le rebord du casque les positions ennemies. Je les voyais, de la pénombtre des tranchées, droits et immobiles comme sur des tourelles de tir. Leurs chefs étaient tombés ; ils se plaçaient d'eux-mêmes à l'endroit voulu. Dans un poste avancé comme le nôtre, où l'on sentait venue la détente après un jour sanglant, il régnait une grande assurance. (...)
C'est alors que des grenades éclatèrent de nouveau sur la droite et qu'à gauche s'élevèrent des signaux lumineux allemands. Le vent nous apporta, du fond du crépuscule, le vague et faible écho de hourras poussés par des voix nombreuses. Ce fut le feu aux poudres. "Ils sont tournés, ils sont tournés !" Dans l'un de ces moments d'enthousiasme qui précèdent les grandes actions, tous sautèrent sur les fusils et attaquèrent la tranchée devant nous. Après un bref échange de grenades, un détachement de highlanders s'enfuit vers la route. Plus moyen de se contenir. On eut beau nous crier des avertissements : "Gare, la mitrailleuse de gauche tire encore !" — nous sautâmes hors de la tranchée et eûmes en un clin d'oeil atteint la route, qui grouillait de highlanders éperdus. Ils cédèrent sous ce choc terrible, mais se heurtèrent dans leur fuite à un obstacle de barbelés long et dense. Ils hésitèrent puis s'élancèrent le long du réseau. Dans le tonnerre de nos hourras, ils étaient contraints d'aborder sous un feu nourri cette course mortelle. C'est à ce moment-là que le petit Schulz arriva avec ses mitrailleuses.
La route offrait un spectacle de Jugement dernier. La mort fauchait à droite et à gauche. Les cris de guerre, qui s'entendaient de loin, le feu dense des armes à main, les chocs sourds des grenades éperonnaient les agresseurs et pétrifiaient leurs adversaires. Durant ce long jour, le combat avait couvé comme un feu que l'air attisait enfin. Notre supériorité croissait à chaque instant, car derrière l'assaut des troupes de choc étirées, les réserves suivaient comme un coin épais. Quand je fus à la hauteur de la route, je la dominai, de notre côté, du haut d'un talus. La position des Ecossais courait sur son autre bord à travers le fossé, qu'ils avaient approfondi ; elle se trouvait donc, par rapport à nous, en contrebas. Pourtant, dans ces premières secondes, nos regards furent détournés d'elle : la vision des highlanders qui tombaient tout le long du barbelé effaçait tous les autres détails. Nous nous jetâmes à plat ventre en haut du talus et tirâmes.
Tandis que je m'escrimais en jurant contre une culasse bloquée, je sentis qu'on me tapait violemment sur l'épaule. Je me retournai et aperçus le visage furibond du petit Schulz. "Ils tirent encore les salauds !" Je suivis le geste de sa main et ne distinguai qu'alors, dans le petit lacis de tranchées que seule la route séparait de nous, une ligne de formes humaines : les unes chargeant, les autres la crosse contre la joue, en proie à une activité fiévreuse. Déjà les premières grenades volaient sur la droite, projetant haut en l'air le buste de l'un d'eux.
La raison commandait de rester sur place et de mettre l'ennemi hors de combat en quelques coups de feu. Il nous présentait une cible facile à atteindre. Au lieu de cela, je jetai mon fusil et m'élançai, les poings serrés. Par malheur, je portais toujours mon manteau anglais et mon calot au ruban rouge. Je me trouvai donc déjà du côté adverse et, qui pis est, en uniforme ennemi. En pleine ivresse de la victoire, je sentis un coup sec contre ma poitrine, à gauche ; puis tout devint noir. Fichu !
J'étais certain d'avoir été touché au coeur, mais ne ressentais dans l'attente de la mort ni douleur ni angoisse. Je vis en tombant les cailloux blancs et polis dans la glaise de la route ; leur ordonnance était chargée de sens, nécessaire comme celle des étoiles, et dévoilait de grands mystères. Elle me parut familière et passionnante, plus que la tuerie qui se poursuivait autour de moi.
Ernst Jünger, Orages d'acier, dans le chapitre La grande bataille. Traduit de l'allemand par Henri Plard. In Stahlgewittern, Ernst Klett Verlag, Stuttgart 1961. Editions Christian Bourgois 1970 pour la traduction française.
des chiens avec plus d'âmes que des millionnaires de Pittsburgh
des hommes anéantis qui pensait la grâce plus éternelle que la ruse
le parcours de vie est trop court ou trop long
trop long pour les anciens qui seraient passés à côté
trop court pour ls anciens qui lui auraient trouvé un sens
trop prématuré pour les jeunes baignant dans l'ignorance
trop intense pour les jeunes qui en saisiraient le sens
il y a toujours la possibilté de continuer
avec l'aide de l'alcool de la drogue ou du sexe
avec l'aide du fric du golf ou de la musique symphonique,
avec l'aide de la chasse au cerf ou l'apprentissage de la danse des canards
avec l'aide d'un match de baseball ou d'une course de chevaux
avec l'aide de 6 bains chauds par jour
en s'appuyant sur un yogi
en devenant baptiste ou joueur de guitare
en recevant un massage ou en lisant des comics
en se masturbant ou en mangeant 29 grappes fraîches
en débattant au sujet de John Cage ou en allant au zoo
en fumant des cigares ou en montrant son kiki à des petites filles dans le parc
en étant noir et baisant avec une fille blanche
en étant blanc et baisant avec une fille noire
en promenant un chien, en nourissant un chat,
en hurlant après un enfant
en faisant des mots croisés, en étant assis dans le parc
en allant à la fac, en faisant du vélo, en bouffant des spaghettis
en assistant à des lectures de poésie ou en
donnant des lectures de poésie
en allant voir un film, en votant, en effectuant un voyage en Inde ou
à New York City ou alors en cassant la gueule à quelqu'un
en faisant briller de l'argenterie ou en cirant ses chaussures
en écrivant une lettre ou en astiquant sa voiture
en achetant une nouvelle voiture, un nouveau tapis
ou encore une chemise rouge avec des points blancs
en se laissant pousser la barbe, en se faisant la boule à zéro
en se tenant dans le coin tout transpirant et en ayant l'air sage
il y a toujours la possibilité de continuer.
le processus d'apprentissage est sournois
tous ceux pour qui c'est sans espoir
et qui ne le sauront jamais
la fleur sauvage est le tigre qui dirige l'univers
le tigre est la fleur sauvage qui dirige l'univers
et ces créatures humaines incomparables et folles dôtées d'âmes de cafard
que je suis appelé à aimer, haïr et cotoyer,
elles seront amenés à disparaître un jour
sous le poids de leur laideur
afin que le soleil ne se sente pas si mal
afin que la mer puisse se débarrasser des bateaux, du pétrole, de la merde
afin que le ciel puisse se purger de leur méchante cupidité
afin que la nuit puisse se distinguer du jour
afin que la perfidie puisse devenir le plus pâle des anachronismes
afin que l'amour, qui est probablement à l'origine de tout, puisse reprendre ses droits et durer, durer, durer, durer, durer, durer, durer, durer, à n'en plus finir.
Charles Bukowski, 29 chilled grapes, manuscrit daté du 17 juillet 1971, première édition dans un recueil. Dans Tempête pour les morts et les vivants. traduit de l'anglais (Etats-Unis) par Romain Monnery. Harper Collins 2017. Editions Au Diable Vauvert 2019 pour la traduction française.
Le temps viendra
où, avec allégresse,
tu t’accueilleras toi-même, arrivant
devant ta propre porte, ton propre miroir,
et chacun sourira du bon accueil de l’autre
et diras : assieds-toi. Mange.
Tu aimeras de nouveau l’étranger qui était toi.
Donne du vin. Donne du pain. Redonne ton cœur
à lui-même, à l’étranger qui t’a aimé
toute ta vie, que tu as négligé
pour un autre, et qui te connaît par cœur.
Prends sur l’étagère les lettres d’amour,
les photos, les mots désespérés,
détache ton image du miroir.
Assieds-toi. Régale-toi de ta vie.
*
The time will come
when, with elation
you will greet yourself arriving
at your own door, in your own mirror
and each will smile at the other’s welcome,
and say, sit here. Eat.
You will love again the stranger who was your self.
Give wine. Give bread. Give back your heart
to itself, to the stranger who has loved you
all your life, whom you ignored
for another, who knows you by heart.
Take down the love letters from the bookshelf,
the photographs, the desperate notes,
peel your own image from the mirror.
Sit. Feast on your life.
Derek Walcott,Sea Grapes (1976) Raisins de mer. Traduit de l'anglais par Claire Malroux. Editions Demoures 1999
Épilepsie. Glioblastome multiforme. Chirurgie. Encore épilepsie. Encore chirurgie. Tout ce qui rime en thérapie. On y survit. Je suis ici.
Parfois lutter de toutes ces forces n'est pas suffisant. il faut alors lutter aussi de toutes ses faiblesses.
Me voilà frappé d'une vilaine punition. Et bien trop las maintenant pour entreprendre de la mériter.
Dans mon lit d'hôpital, j'essayais d'inventer le comique couché.
À présent que se sont amoindries mes facultés cognitives, je vais peut-être enfin pouvoir commencer à écrire.
APHORISMES. Petit nécessaire de pêche généralement constitué de deux ou trois trous reliés par un fil.
(...)
Les paroles s'envolent. Les écrits s'écrasent.
Quand quelqu'un me regarde, je n'ai aucune idée de ce qu'il voit, et lui non plus.
L'âme ? Un simple rot d'anthropophage.
Nous fonçons tête baissée en direction d'un mur que nous n'atteindrons pas.
Ce qu'il y a de formidable avec la fin du monde, c'est qu'elle fera taire une fois pour toutes les prophètes de malheur.
J'admets que les grincheux prêtent à rire, mais une société hilare a quelque chose d'accablant.
Abîmes de vulgarité, vous êtes si bien éclairés.
La nature a horreur du vide, lequel n'a d'autre choix que de se réfugier dans la culture.
Que nous cachent ces milliards d'écrans ?
On n'arrête pas le progrès. Mais on peut demander à voir son permis de conduire.
N'insultons que le passé. Il ne risque pas de demander réparation.
Il vaut mieux remettre au lendemain ce qu'on aurait dû faire il y a vingt ans.
Ne poussez pas derrière ! Le précipice est assez vaste pour tout le monde !
Au moins nous faisons la fierté de notre père Ubu.
Que sont mes amis parvenus ?
La réalité dépasse l'affliction.
Un bon fado triste peut seul vous consoler de n'avoir plus de peine.
Oui la vérité sort de la bouche des enfants. Mais seulement le jour de leur naissance.
Notre civilisation est si parfaite qu'elle ne génère plus le moindre ermite depuis longtemps. Seulement quelques centaines de millions d'exclus involontaires.
Il faudrait pouvoir bouder sa peine comme on boude son plaisir.
Dans cette grille de mots croisés, il y a plus de poésie et d'aperçus originaux sur la réalité que dans la plupart des livres de la rentrée.
J'ai vu mon neurochirurgien, mon radiothérapeute et mes deux oncologues ce matin. Ils avaient l'air en forme.
Si je n'étais Tintin, je voudrais être Diogène.
Maintenant que la cigarette est interdite, on voit moins bien toute la fumée qui s'exhale de nos bouches.
Fera-t-il beau dans vingt milliards d'années ?
Je crois avoir vexé, l'autre jour, un grand homme. Je ne serai pas né pour rien.
On a beaucoup écrit sur l'indicible.
C'est mauvais, certes. Mais ce n'est pas de la poésie.
Normand Lalonde, Autoportrait aux yeux crevés. Aphorismes. L'oie de Cravan, Montréal, 2016.
N’entre pas sans violence dans cette bonne nuit,
Le vieil âge devrait brûler et s’emporter à la chute du jour ;
Rager, s’enrager contre la mort de la lumière.
Bien que les hommes sages à leur fin sachent que l’obscur est mérité,
Parce que leurs paroles n’ont fourché nul éclair ils
N’entrent pas sans violence dans cette bonne nuit.
Les hommes bons, passée la dernière vague, criant combien clairs
Leurs actes frêles auraient pu danser en un verre baie
Ragent, s’enragent contre la mort de la lumière.
Les hommes violents qui prient et chantèrent le soleil en plein vol,
Et apprenant, trop tard, qu’ils l’ont affligé dans sa course,
N’entrent pas sans violence dans cette bonne nuit.
Les hommes graves, près de mourir, qui voient de vue aveuglante
Que leurs yeux aveugles pourraient briller comme météores et s’égayer,
Ragent, s’enragent contre la mort de la lumière.
Et toi, mon père, ici sur la triste élévation
Maudis, bénis-moi à présent avec tes larmes violentes, je t’en prie.
N’entre pas sans violence dans cette bonne nuit.
Rage, enrage contre la mort de la lumière.
*
Do not go gentle into that good night,
Old age should burn and rave at close of day;
Rage, rage against the dying of the light.
Though wise men at their end know dark is right,
Because their words had forked no lightning they
Do not go gentle into that good night.
Good men, the last wave by, crying how bright
Their frail deeds might have danced in a green bay,
Rage, rage against the dying of the light.
Wild men who caught and sang the sun in flight,
And learn, too late, they grieved it on its way,
Do not go gentle into that good night.
Grave men, near death, who see with blinding sight
Blind eyes could blaze like meteors and be gay,
Rage, rage against the dying of the light.
And you, my father, there on the sad height,
Curse, bless, me now with your fierce tears, I pray.
Do not go gentle into that good night.
Rage, rage against the dying of the light.
Dylan Thomas, Vision et prière. Traduit de l'anglais par Alain Sued. Editions Gallimard 1991
Après avoir lu le livre des mythes, chargé l’appareil photo,
et vérifié le tranchant du couteau, j’ai revêtu
l’armure de caoutchouc noir
les palmes absurdes
le masque grave et malcommode.
Je dois le faire,
non comme Cousteau et son
équipe zélée
à bord du schooner inondé de lumière mais ici, seule.
Il y a une échelle.
L’échelle est toujours là
qui pend innocemment contre le bord du schooner. Nous savons à quoi elle sert, nous qui l’avons utilisée. Sinon c’est aussi
une pièce de floche marine un article quelconque.
Je descends.
Barreau après barreau et l’oxygène
me submerge encore
la lumière bleue
les atomes limpides
de notre atmosphère.
Je descends.
Mes palmes m’handicapent,
je descends de l’échelle en rampant comme un insecte et il n’y a personne
pour me dire quand l’océan
va commencer.
D’abord l’air est bleu et puis
devient plus bleu, puis vert et puis
noir je m’évanouis dans ce noir
mon masque est fort
il pompe mon sang avec force
la mer, c’est une autre histoire
la mer n’est pas une question de force je dois apprendre seule
à faire pivoter mon corps sans violence dans l’élément profond.
Et maintenant, il est facile d’oublier pourquoi je suis venue
parmi tant d’êtres qui ont toujours vécu ici
agitant leurs éventails crénelés entre les récifs
d’ailleurs
1
on respire différemment ici-bas.
Je suis venue pour explorer l’épave.
Les mots sont des intentions.
Les mots sont des cartes.
Je suis venue pour constater les dommages et les trésors qui prévalent.
Je caresse le rayon de ma lampe lentement le long du flanc d’une chose plus permanente qu’un poisson ou qu’une algue
j’étais venue pour cela :
le naufrage et non l’histoire du naufrage
cela même et non le mythe
le visage noyé regardant toujours
vers le soleil
l’évidence des dommages
usé par le sel et le balancement pour cette beauté râpée les membrures du désastre
arrondissant leur témoignage
parmi ceux qui rôdent timidement.
C’est bien ici.
Et j’y suis, l’ondine dont la chevelure sombre coule noire, l’ondain dans son corps en armure nous tournons silencieusement
autour de l’épave,
nous plongeons dans la cale.
Je suis elle : je suis lui
dont le visage noyé dort les yeux ouverts
dont les seins portent encore la contrainte
dont la cargaison d’argent, de cuivre et
de vermeil repose
obscurément dans des tonneaux
à demi enfoncés et abandonnés à la rouille nous sommes les instruments à demi détruits qui autrefois indiquions une direction
les bûches mangées par l’eau
le compas faussé
Nous sommes, je suis, vous êtes par lâcheté ou courage
celui qui trouve son chemin
de retour vers cette scène
muni d’un couteau, d’un appareil photo, d’un livre de mythes
où
nos noms ne figurent pas.
1972
Adrienne Rich, Diving into the Wreck,poems 1971-1972, traduit de l'américain par Chantal Bizzini. revue Rehauts n°11, printemps 2003.