À quelques maisons d'ici dans la rue, dans une petite boutique crasseuse, un homme vend des jouets et de la papeterie bon marché. Chaque fois que je suis entré dans le magasin pour y acheter quelque chose, il était en train de dessiner : sur du carton blanc, il dessinait au lavis des illustrations dans le genre chromo, des fleurs, des oiseaux, des inventions graphiques. Les dessins étaient harmonieux et artistiques. À présent, il tend à L. un recueil de poèmes, quatre-vingt sept pages, avec un poème par page, orné de quelques dessins. Les poèmes sont de lui, le propriétaire de la boutique, et il vient de publier ce livret à compte d'auteur. Le titre en est : Chi guiderà le mie mani* ? L'auteur s'appelle Dino Cappa Palladino. Il est né ici, dans la région. Cinquante-deux ans. Docteur en droit. Pendant la guerre, il a été fait prisonnier : il s'est retrouvé prisonnier de guerre dans des camps de concentration, en Algérie, au maroc, au Nouveau Mexique, au Texas et à Hawaï. Quand il a été libéré, il s'est marié et a ouvert cette papeterie à Salerne "parce qu'il faut bien vivre de quelque chose". Il est marié depuis vingt-cinq ans, sa femme n'a qu'une jambe, elle a souffert d'une thrombose il y a dix ans et on l'a amputée.
Sa poésie est humaine, sans pathos, savoureuse et simple, pas moderne ; mais elle est loin d'être négligée, le poète a le sens des mots, ne veut pas en dire plus que ce que les mots supportent, certains sont juste des soupirs ; je lis ces poèmes et suis profondément touché par la poésie de ce petit homme solitaire. La plupart des poèmes consistent en quelques vers, comme ce tercet : Quando entro nei miei pensieri/Mi si rovescia il mondo/ Ed ho paura di conoscermi**. C'est un peuple singulier que le peuple italien.
* Qui guidera mes mains ?
** Quand j'entre dans mes pensées/Le monde s'écroule autour de moi/Et j'ai peur de me connaître
Sándor Márai, Journal Les années d'exil 1968-1989, traduit du hongrois par Catherine Fay. pages 130-131 (année 1972) Editions Albin Michel 2023
(...) Je ne sais rien de la mort de Péguy. Personne ne sait rien de la mort de personne. Il avait écrit : "Heureux ceux qui sont morts dans une juste guerre..." Des alexandrins que j'ai appris par cœur, dans le temps. Tout le monde les a appris par cœur. Depuis, j'ai vu pas mal de ces cadavres heureux. Des vrais, et qui pourrissaient sans poésie, écrasés au fond d'un fossé. C'est un spectacle qui invite à parler froidement de ces choses. Les morts ne sont ni heureux ni malheureux : ils sont morts. On leur a volé leur montre et leurs bottes, et ils pourrissent au fond d'un fossé. Cette réalité de la guerre et de la mort a de quoi guérir d'un certain lyrisme martial. Mais Péguy voyait la guerre comme dans les livres que les professeurs commentent en classe. Comme dans Hugo. Comme dans l'Iliade. Comme dans Corneille. Chacun a connu, vers ses quinze ans, de ces farouches vieux pédagogues que le combat des Horaces ou l'invocation aux soldats de l'An II (ô guerres, épopées) jetaient dans un délire sacré. Péguy aussi, ça le ravissait, cet héroïsme de 14-Juillet et de distribution de prix. Ces effets de voix et ces effets de muscles. Cette rhétorique qui plastronne, qui claironne, qui flonflonne. Ce courage oratoire, sans rapport avec le courage réel, qui est silence est solitude — la plus silencieuse, la plus solitaire prise de conscience ; l'expérience la plus incommunicable ; l'épreuve la plus secrète ; une déchirante et totale découverte de soi au fond d'une angoisse sans nom. L'imagerie de Péguy, ses rêves de batailles, de chevauchées et de croisades, tout cela n'a pas l'air sérieux quand l'événement est là. Et c'est fait. Le temps de la rhétorique est passé. Nous l'avons eue, nous aussi, notre inscription historique. Et quand on a le nez sur l'événement, ça change vos façons de voir. L'événement est comme les cadavres. Il n'est glorieux et beau que dans la littérature de collège. Dans le vrai de la vie, c'est piteux, c'est moche, ça pue. Quand on n'est pas aussi bête que Beuret, on finit quand même par s'en apercevoir. À force de grelotter dans une baraque, de soir en soir, on en vient à savoir au moins une chose : c'est qu'il n'est pas besoin de faire signe à la catastrophe. On ne la manquera pas. Elle ne nous manquera pas. On aura sa place, il y en aura pour tout le monde. On aura sa part, et bonne mesure. Sa part d'Histoire et d'épopée. Sa part de nuit, de neige, de crasse, de merde. On y a droit. Droit aux punaise. Aux soupes de rutabagas. Aux sentinelles. Aux cabinets. À ces croupissements et à ces accroupissements. À la stupidité de Vignoche. Droit à Beuret, à Pochon, à Chouvin. Aux chansons de Chouvin. La P'tite Amélie, oua oua oua oua oua. Péguy était travaillé de l'envie d'inscrire une grande histoire militaire dans l'histoire éternelle. Il y a peut-être quelque part, Dieu sait où, des personnages de Corneille ou des soldats de l'An II. mais pas ici. Ici, il y a seulement Ure et Pochon, et Faucheret, et Tronc. Et Chouvin qui chante :
La p'tite Amélie
Oua oua oua oua oa
M'avait bien promis
Oui Oui Oui Oui Oui...
Georges Hyvernaud, La Peau et les les os, les souffrances de la captivité, Editions du Scorpion 1949
La moissonneuse se trouvait sur un petit coteau : mais on ne faisait que l'entendre : on ne la voyait pas parce qu'elle était cachée parmi des monceaux de paille. Les femmes et les bottes évoluaient dans un tourbillon de poussière ; comme dans un cercle qui se reformait toujours. Des charrettes chargées de gerbes à battre arrivaient du fin fond du domaine ; tandis que d'autres, emplies de sacs de blé, prenaient un autre chemin ; à travers la campagne toute jaune de chaumes, déserte.
Quelques eucalyptus aux feuilles desséchées, presque jaunes, avec sur la partie basse de leur tronc, l'écorce toute décollée, soulevée en longues bandes ; des oiseaux volaient bas, où la route était bordée d'un semblant de haies ; et de l'autre côté de la palissade, de bois qui scintille, en arêtes tordues où la route fait un coude, un cheval mort ; et, à quelques pas, un groupe de poulettes et de dindons maigrelets becquetaient les graines tombées des épis. tandis que le ventre roussâtre du cheval semblait encore vivant. J'ai alors ressenti une grande douceur.
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C'est après avoir vu un crucifix abîmé par la rouille et la fumée, que j'ai cru pour la première fois. Il était presqu'informe et tout noir : on ne distinguait plus le corps du bois de la croix. Et d'ailleurs, la rouille en avait augmenté le volume ; et, bien que petit, j'en voyais le visage comme s'il avait été d'une grandeur naturelle. Lorsque la paysanne le détacha de la hotte du foyer, une poignée de poussière tomba sur sa bouche, sur ses yeux. Et elle dut le nettoyer avec un chiffon. Le tenant en main, je me dirigeai vers le seuil ; où il y avait davantage de lumière. La rouille formait une croûte d'un doigt d'épaisseur : à vouloir l'enlever, on en abîmait également le corps.
On ne distinguait plus ses traits, mais le serrant, je sentis que c'était le Christ.
Federigo Tozzi, Les choses les gens. Traduction de l'italien de Philippe di Meo Editions La Baconnière 2019
Mère la jument grise a posé sa chemise. Il fera froid au bois du roi.
Que de violettes j'ai cueillies dont le parfum est ma folie, que de violettes j'ai cueillies pour les offrir à mon amie.
Le bois du roi s'est endormi. Le fils du roi vient-il ici ? La jument grise y lave sa chemise. Il fait bien froid au bois du roi.
Que de violettes sont flétries ! Mes doigts vont-ils geler aussi ? Bien longtemps, bien longtemps que j'attends mon amie.
Mère la jument grise a changé de chemise. Comme il fait froid au bois du roi.
12 septembre 1969
FONTAINES DE CHIRRAZ
Depuis quand n'ai-je pas senti l'odeur du thym ?
Tandis que le tracteur remue la terre et que les feuilles des bouleaux font éclater leur gaine, des brumes lumineuses bleues animent les noces du ciel et du sol.
Jamais je n'ai tant désiré m'étendre et contempler la résurrection des plantes.
Fontaines de Chirraz ! Ô roses ! Inutiles et belles comme l'amour.
30 avril 1963
Marcela Delpastre, Les Disparates Editions dau chamin de Sent Jaume 2002
Giuseppe Ungaretti, L'Allégresse (1914-1919) traduit de l'italien par Jean Lescure, dans Vie d'un Homme, Poésie 1914-1970, traduit de l'italien par Philippe Jaccottet, Pierre Jean Jouve, Jean Lescure, André Pyeire de Mandiargues, Francis Ponge et Armand Robin, Editions de Minuit et Gallimard 1973
Photo : Ungaretti (à droite) dans les tranchées 1918
Deux mois s'écoulèrent : je me retrouvai seul dans mon île maternelle ; la Villeneuve y venait de mourir. En allant la pleurer au bord du lit vide et pauvre où elle expira, j'aperçus le petit chariot d'osier dans lequel j'avais appris à me tenir debout sur ce triste globe. Je me représentais ma vieille bonne, attachant du fond de sa couche ses regards affaiblis sur cette corbeille roulante : ce premier monument de ma vie en face du dernier monument de la vie de ma seconde mère, l'idée des souhaits de bonheur que la bonne Villeneuve adressait au ciel pour son nourrisson en quittant le monde, cette preuve d'un attachement si constant, si désintéressé, si pur, me brisaient le cœur de tendresse, de regrets et de reconnaissance.
Du reste, rien de mon passé à Saint-Malo : dans le port je cherchais en vain les navires aux cordes desquels je jouais : ils étaient partis ou dépecés ; dans la ville, l'hôtel où j'étais né avait été transformé en auberge. Je touchais presque à mon berceau et déjà tout un monde s'était écoulé. Etranger à ces lieux de mon enfance, en me rencontrant on demandait qui j'étais, par l'unique raison que ma tête s'élevait de quelques lignes de plus au-dessus du sol vers lequel elle s'inclinera de nouveau dans peu d'années. Combien rapidement et que de fois nous changeons d'existence et de chimère ! Des amis nous quittent, d'autres leur succèdent ; nos liaisons varient : il y a toujours un temps où nous ne possédions rien de ce que nous possédons, un temps où nous n'avons rien de ce que nous eûmes. L'homme n'a pas une seule et même vie ; il en a plusieurs mises bout à bout, et c'est sa misère.
François-René de Chateaubriand, Mémoires d'Outre-Tombe, livre troisième chapitre 16, édition établie par Maurice Levaillant et Georges Moulinier, Bibliothèque de la Pléiade, Gallimard 1951
Je me remets à penser à des poèmes et à des romans — je me remets
Au silence qui fait d'un matin pluvieux
Le début du monde de demain —autour
De moi, il y a les spectres des garçons d'avant
Que je ne t'aie connu — leur époque est révolue,
Et, comme moi, ils sont loin du sommet
Où le soleil avait rendu glorieuses
Des têtes avec d'autres coupes de cheveux,
Des sexes compressés dans d'autres pantalons.
Tu <ris> de mon Bach et tu as des mots
<apitoyés> d'admiration pour ces frères à moi.
Ainsi apitoyé tu me quittes en riant.
[107]
Ritorno ad ascoltare Bach —Ritorno
ad odorare la terra del giardino—
ritorno a pensare poesie e romanzi—ritorno
al silenzio che fa di un piovoso mattino
l'inizio del mondo di domani — intorno
a me ci sono gli spettri dei ragazzi di prima
che ti conoscessi—è passato il loro giorno,
e, como me, sono lontani dalla cima
dove il sole aveva reso gloriose
teste con altro taglio di capelli,
grembi stretti in altri calzoni.
Tu <ridi> del mio Bach, ed hai <pietose>
parole d'ammirazione per quei miei fratelli.
Così pietoso ridendo mi abbandoni.
Pier Paolo Pasolini, L'Hobby del sonetto (le sonnet comme passe-temps) (1971-1972),première publication posthume, 2012. Sonnetstraduit de l'italien par René de Ceccatty. Éditions Gallimard 2012
Photo : Pier Paolo Pasolini et Ninetto Davoli à qui les 112 sonnets sur le mode élisabéthains sont adressés.