Tant que les arbres s'enracineront dans la terre

"Tout vers devrait avoir deux devoirs : communiquer un fait précis et nous atteindre physiquement comme la proximité de la mer." Jorge Luis Borges
J’ai aimé la vie. Celle qui palpite,
celle qui court, qui vole au rythme du sang.
Et j’ai fait collecte de coeurs, de chères
têtes languissantes, de mains bénies
aux veines bleues de bons vieillards, d’yeux d’enfant
enchanteurs aux cils drus.
Maintenant, naturellement, je vocifère
en battant furieusement de mes mains vides.
Qu’ai-je fait, collectionneur dément,
homme d’affaires malencontreux, raté,
butor ambitieux, qu’ai-je fait ?
Que n’ai-je fait collecte de pierres
sans coeur et rudes, entassé des minerais
de fer grossier : tous maintenant resteraient là
à veiller ma vie diminuante d’une grimace froide
comme son or épie un avare.
Mais j’ai perdu la raison pour ce qui se perd,
Mais j’ai adoré tout ce qui tombe en morceaux,
qui se gâte plus vite que les framboises ou les poissons.
*
Az életet szerettem. Azt, ami lüktet,
azt, ami vágtat a vér rohamán.
És sziveket gyüjtöttem. Elhanyatló,
kedves főket, jó aggok kékerű,
áldott kezét, kisgyermekek csodás,
seprős-pillájú, büvös szemeit.
Mostan természetesen kiabálok,
izgága dühvel csapkodom üres
kezem. Jaj, jaj én eszelős
gyüjtő, felsült, rossz üzletember,
nagyralátó fajankó, mit miveltem?
Gyüjtöttem volna inkább szivtelen,
durva követ, goromba vasércet
halomra rakva, mind-mind itt maradna
vigyázva elfogyó életem hideg
vigyorral, mint zsugorit az arany.
De megvesztem azért, ami elveszendő,
imádtam én a legtöbbet, ami széthull
s romlandóbb, mint a málna, vagy a hal.
Dezső Kosztolányi, dans Anthologie de la poésie hongroise, traductions de Jean Hankiss, Leoplod Molnos-Müller, Edith Kubek, Eugène Bencze, François Gachot, Alesandre Terey. Editions Sagittaire 1936.
Où s’est-elle enfuie la tendresse demanda-t-il
au miroir de Baltimore Hôte, chambre 216
Hélas son reflet peut-il lui aussi se pencher sur la glace
se demandant où je suis parti vers quelles horreurs ?
Est-ce elle qui maintenant me regarde avec terreur
inclinée derrière votre fragile obstacle ? La tendresse
se trouvait là, dans cette chambre même, à cet endroit même
sa forme vue, ses cris par vous entendus.
Quelle erreur est-ce là, suis-je cette image couperosée ?
Est-ce là le spectre de l’amour que vous avez reflété ?
Avec maintenant tout cet arrière plan
de téquila, mégots, cols sales, perborate de soude
et une page griffonnée à la mémoire de ceux-là
qui sont morts, le téléphone décroché.
De rage il fracassa toute cette glace de la chambre.
(Coût 50 dollars)
Malcolm Lowry, Poèmes inédits. traduction Jean Follain. Les Lettres Nouvelles, numéro spécial, mai-juin 1974 p.226.
Nikolay Zabolotsky, un rêve (1953) traduction André Markowicz
À cette différence qu'elles ne se sont pas enfuies effrayées,
n'ont pas frémi comme si elles étaient plus âgées et regardaient de travers.
à Fred Pougeard
Tout est tranquille ici.
C’est si tranquille ici que c’en est un massacre.
Tout m’avait un goût dégueulâcre
Hier. Mais ce n’est plus ce que je dis.
Ce que je dis, c’est que le monde est beau.
Ce que je dis, c’est que le monde est neuf.
J’ai changé mon regard, je regarde de haut.
Tout est tranquille et neuf.
J’aime changer comme change le ciel.
Je ne sais plus les noms, 10
Je sais que les noms sont maudits ;
Les noms sont pleins de fiel,
Ce sont de sales cons.
Oui, c’est ce que je dis.
On voit encore ici leur ombre,
Souvenir de terreur.
On se souvient de leur grand nombre –
Et peut-elle être belle,
La peur ?
Tout est tranquille ici. 20
Il suffirait d’un rien pour que la vie soit belle.
Il suffirait que soit défait mon dit.
Diction, malédiction.
Tout est toujours mal dit et le malheur arrive.
Poète un pied sur chaque rive,
Attend de l’enfer éviction !
J’attends un invité,
Je refais du café.
Je voudrais être prêt lorsque la Mort viendra.
Je voudrais être prêt lorsque la Mort dira : 30
Viens mon petit on rentre
C’est un hiver de merde
Tu as froid mon petit viens dans mon lourd manteau
Il a duré longtemps oui duré si longtemps
Et il n’est plus si tôt non plus si tôt
Je ne veux pas que tu te perdes
Partageons ce café
Nous avons tout le temps
De prendre le café de finir le café 40
Tu as déjà un peu plus chaud petit ?
Viens dans mon lourd manteau et fais ce que je dis
On rentre.
Un café dans le ventre
On rentre à la maison
On rentre on rentre à la maison
La maison tu verras n’a pas beaucoup changé
La maison tu verras n’a pas du tout changé
Et tout le monde y est
Tout le monde t’attend 50
Tout le monde a le temps
Et puis le temps passé n’est pas juste passé
Il est aussi devant
Il est encor présent
Le temps est la grande cuisine
Où tu fais ce café
Et dans l’odeur du café
Tu trouves la cuisine
La table d’où par la fenêtre
S’en est allée l’enfance 60
Par petits morceaux d’être
Qui sont devenus rances.
Tu trouves ta fragrance
Et l’alcool et la cire et puis le goût du temps
Le temps qu’on tient en soi qu’on a pour soi
Le vieux temps de l’enfance
Où la fenêtre s’ouvre et c’est le soir des rois
Le temps au cœur du temps
Qu’est-ce que tu as cru ?
Qu’on allait te laisser à ce monde foutu 70
Petit ? La gelée blanche est tombée sur le pré
Je prends le fusil de Grand-Père
Et de quoi le charger
Et je m’en vais par les bois les fougères
Et je vais par les monts
Et je ne pense à rien seulement à marcher
Je ne me perdrai pas je connais tout à fond
Je suis une ombre dans les vallées la forêt
Peut-être suis-je mort
Mes anciens sont ici leur âme y dort 80
Je refais du café.
Je remonte le temps.
Je me souviens de tout.
Non, je ne suis pas fou.
Je suis coulé au temps.
Et je démens les faits.
L’enfance
Est d’un coup revenue
D’un coup d’un seul intacte.
Je pense 90
Ma mémoire est foutue
La parole m’impacte
Je vacille sur moi
– Je ne peux plus signer
Dit regardant sa main mon père
– Moi je peux l’imiter…
Et je gribouille un truc qu’il reconnaît pour sien.
– … je n’ai pas tant triché pour rien
Je repense à l’école et mon père sourit.
– Je ne peux plus signer 100
Dit prenant le stylo mon père
Puis il gribouille un truc sur un coin de papier
Et sourit
Dieu qu’ils sont loin les pleins et les déliés
– Mais ce n’est pas ta signature
Dit doucement ma mère
Et mon père sourit et me tend le papier
– Non ce n’est pas ta signature
Elle est à peu près nette avec pleins et déliés
– C’est celle de mon père 110
Dit mon père Il sourit.
On n’a pas tant triché pour rien.
Personne n’a triché.
Je ressers du café.
On est bien, là, oui, on est bien.
Ma mère aussi sa main sur la mienne sourit.
Le moment se suspend.
J’accroche le fusil au mur de l’escalier
Je jette un œil à ce bout de papier
C’est si ténu le temps 120
19 janvier 2016
Pascal Adam, Laisse 66
(...) L'hiver dans cette ville, le dimanche surtout, vous vous réveillez au carillon de cloches innombrables comme si, derrière les rideaux de gaze, un gigantesque service en porcelaine vibrait sur un plateau d'argent dans le ciel gris perle. Vous ouvrez grand la fenêtre et la chambre s'emplit en un instant de cette brume extérieure chargée de sons de cloches, faite d'oxygène moite, de café et de prières. Peu importe aussi le degré de votre autonomie, à quel point vous avez été trahi, la profondeur de votre lucidité à l'égard de vous-même et le découragement qu'elle entraîne : vous admettez qu'il y a encore de l'espoir, ou du moins un avenir. (L'espoir, disait Francis Bacon, fait un excellent petit déjeuner mais un souper exécrable.) Cet optimisme naît de la brume, de la prière dont elle est faite, surtout à l'heure du petit déjeuner. Les jours comme ceux-là, la ville prend vraiment des allures de porcelaine, avec toutes ses coupoles recouvertes de zinc comme des théières ou des tasses retournées et le profil penché des campaniles qui luisent comme des cuillères abandonnées et se fondent dans le ciel. Sans parler des mouettes et des pigeons qui tantôt se précisent, tantôt se fondent dans l'air. Je dois dire que, si propice que soit l'endroit pour les lunes de miel, j'ai souvent pensé qu'on devrait en faire aussi l'essai pour les divorces, qu'ils soient en cours ou déjà accomplis. Il n' y a pas de meilleure toile de fond pour dissoudre l'extase. ; qu'il ait raison ou tort, pas un égoïste ne peut briller longtemps dans cette porcelaine entourée d'une eau de cristal, car elle lui vole la vedette. Je me rends bien compte des conséquences désastreuses de telles suggestions sur le tarif des hôtels, même en hiver. Mais les gens préfèrent encore leur propre mélodrame à l'architecture, et je ne me sens pas menacé. Il est surprenant qu'on accorde moins de prix à la beauté qu'à la psychologie, mais tant qu'il en sera ainsi, je pourrai me permettre de venir dans cette ville — ce qui veut dire jusqu'à la fin de mes jours, et ce qui mène à la notion généreuse du futur.
Joseph Brodsky, Acqua alta (pp 29-30). Traduit de l'anglais par Benoît Cœuré et Véronique Schiltz. Farrar, Straus & Giroux Inc 1992. Editions Gallimard 1992