aux veines bleues de bons vieillards, d’yeux d’enfant
enchanteurs aux cils drus.
Maintenant, naturellement, je vocifère
en battant furieusement de mes mains vides.
Qu’ai-je fait, collectionneur dément,
homme d’affaires malencontreux, raté,
butor ambitieux, qu’ai-je fait ?
Que n’ai-je fait collecte de pierres
sans coeur et rudes, entassé des minerais
de fer grossier : tous maintenant resteraient là
à veiller ma vie diminuante d’une grimace froide
comme son or épie un avare.
Mais j’ai perdu la raison pour ce qui se perd,
Mais j’ai adoré tout ce qui tombe en morceaux,
qui se gâte plus vite que les framboises ou les poissons.
*
Az életet szerettem. Azt, ami lüktet,
azt, ami vágtat a vér rohamán.
És sziveket gyüjtöttem. Elhanyatló,
kedves főket, jó aggok kékerű,
áldott kezét, kisgyermekek csodás,
seprős-pillájú, büvös szemeit.
Mostan természetesen kiabálok,
izgága dühvel csapkodom üres
kezem. Jaj, jaj én eszelős
gyüjtő, felsült, rossz üzletember,
nagyralátó fajankó, mit miveltem?
Gyüjtöttem volna inkább szivtelen,
durva követ, goromba vasércet
halomra rakva, mind-mind itt maradna
vigyázva elfogyó életem hideg
vigyorral, mint zsugorit az arany.
De megvesztem azért, ami elveszendő,
imádtam én a legtöbbet, ami széthull
s romlandóbb, mint a málna, vagy a hal.
Dezső Kosztolányi, dans Anthologie de la poésie hongroise, traductions de Jean Hankiss, Leoplod Molnos-Müller, Edith Kubek, Eugène Bencze, François Gachot, Alesandre Terey. Editions Sagittaire 1936.
Merci à l'auteur de ce fabuleux blog, Beauty will save the world, https://schabrieres.wordpress.com/, pour cette rareté et magnifique découverte.
Humain terrestre âgé de cinquante ans Avec son lot de chance et de malchance, Je me suis retrouvé un jour, quittant Le monde, dans un monde de silence. L’homme n’y existait qu’un petit peu, Des derniers restes de ses habitudes Mais sans désir aucun, sans aucun vœu, Et n’avait ni surnom ni matricule. Mille visages indifférenciés M’accompagnaient, pris dans un cercle étrange ; J’entrais dans la fumée de grands brasiers Je m’y recomposais, nouveau mélange. J’allais flottant, j’étais heureux d’errer, Indifférent, muet et solitaire Et j’écartais d’un geste mesuré Le fin ruban d’un rougeoiement, la terre. J’avais encore en moi comme un rebut De vie pour me tenir à l’identique Mais l’âme ne tendait que vers un but — Ne plus être âme et être corps physique. Des éléments flottaient sur l’étendue, Surfaces rêches dans surface lisse. Des ponts d’une amplitude jamais vue Avaient été jetés sur les abysses. Je vois les éléments originaux Qui traversaient l’espace à la dérive, — Réseaux de fermes, toiles des canaux, Tracés d’une structure primitive. Pas de raffinement dans le détail, Le maniérisme y semble sans usage Mais on n’y voit pas trace de travail Quoique tout bouge et tout soit à l’ouvrage. Dans le comportement de leur pouvoir Pas ombre de violence ou d’arbitraire ; Quoique sans peur moi-même et sans vouloir, Je faisais tout ce que j’avais à faire. Jamais je n’ai pensé à dire « non » Ni dire « oui » dans une ardeur factice.
J’aurais erré longtemps, et sans façon, Si mon errance avait rendu service. Un jeune gars flottait là par hasard, Il m’a parlé pendant une heure entière, Et même lui, pareil à un brouillard, Etait moins un esprit qu’une matière. Nous sommes arrivés à un étang. Il a lancé sa ligne, — un dernier reste De terre a fait surface et, dans l’instant, Lui, il l’a repoussé d’un simple geste.
Nikolay Zabolotsky,un rêve (1953) traduction André Markowicz
(...) L'hiver dans cette ville, le dimanche surtout, vous vous réveillez au carillon de cloches innombrables comme si, derrière les rideaux de gaze, un gigantesque service en porcelaine vibrait sur un plateau d'argent dans le ciel gris perle. Vous ouvrez grand la fenêtre et la chambre s'emplit en un instant de cette brume extérieure chargée de sons de cloches, faite d'oxygène moite, de café et de prières. Peu importe aussi le degré de votre autonomie, à quel point vous avez été trahi, la profondeur de votre lucidité à l'égard de vous-même et le découragement qu'elle entraîne : vous admettez qu'il y a encore de l'espoir, ou du moins un avenir. (L'espoir, disait Francis Bacon, fait un excellent petit déjeuner mais un souper exécrable.) Cet optimisme naît de la brume, de la prière dont elle est faite, surtout à l'heure du petit déjeuner. Les jours comme ceux-là, la ville prend vraiment des allures de porcelaine, avec toutes ses coupoles recouvertes de zinc comme des théières ou des tasses retournées et le profil penché des campaniles qui luisent comme des cuillères abandonnées et se fondent dans le ciel. Sans parler des mouettes et des pigeons qui tantôt se précisent, tantôt se fondent dans l'air. Je dois dire que, si propice que soit l'endroit pour les lunes de miel, j'ai souvent pensé qu'on devrait en faire aussi l'essai pour les divorces, qu'ils soient en cours ou déjà accomplis. Il n' y a pas de meilleure toile de fond pour dissoudre l'extase. ; qu'il ait raison ou tort, pas un égoïste ne peut briller longtemps dans cette porcelaine entourée d'une eau de cristal, car elle lui vole la vedette. Je me rends bien compte des conséquences désastreuses de telles suggestions sur le tarif des hôtels, même en hiver. Mais les gens préfèrent encore leur propre mélodrame à l'architecture, et je ne me sens pas menacé. Il est surprenant qu'on accorde moins de prix à la beauté qu'à la psychologie, mais tant qu'il en sera ainsi, je pourrai me permettre de venir dans cette ville — ce qui veut dire jusqu'à la fin de mes jours, et ce qui mène à la notion généreuse du futur.
Joseph Brodsky, Acqua alta (pp 29-30). Traduit de l'anglais par Benoît Cœuré et Véronique Schiltz. Farrar, Straus & Giroux Inc 1992. Editions Gallimard 1992
A l'est d'Erzerum, la piste est très solitaire. De grandes distances séparent les villages. Pour une raison ou une autre, il peut arriver qu'on arrête la voiture et passe la fin de la nuit dehors. Au chaud dans une grosse veste de feutre, un bonnet de fourrure tiré sur les oreilles, on écoute l'eau bouillir sur le primus à l'abri d'une roue. Adossé contre une colline, on regarde les étoiles, les mouvements vagues de la terre qui s'en va vers le Caucase, les yeux phosphorescents des renards. Le temps passe en thés brûlants, en propos rares, en cigarettes, puis l'aube se lève, s'étend, les cailles et les perdrix s'en mêlent... et on s'empresse de couler cet instant souverain comme un corps mort au fond de sa mémoire, où on ira le rechercher un jour. On s'étire, on fait quelques pas, pesant moins d'un kilo, et le mot "bonheur" paraît bien maigre et particulier pour décrire ce qui vous arrive.
Finalement, ce qui constitue l'ossature de l'existence, ce n'est ni la famille, ni la carrière, ni ce que d'autres diront ou penseront de vous, mais quelques instants de cette nature, soulevés par une lévitation plus sereine encore que celle de l'amour, et que la vie nous distribue avec une parcimonie à la mesure de notre faible coeur.
Nicolas Bouvier, L'usage du monde. Dessins de Thierry Vernet. Librairie Droz 1963
Aujourd'hui je pense à deux des nombreux morts noyés
à quelques mètres de ces côtes ensoleillées
trouvés sous la coque, serrés, embrassés.
Je me demande si sur leurs os poussera le corail
et qu'en sera-t-il de leur sang dans le sel,
alors j'étudie — je cherche parmi les vieux livres
de médecine légale de mon père,
un manuel où les victimes
sont photographiées avec les criminels
en vrac : suicidés, assassins, organes génitaux.
Aucun paysage sous le ciel d'acier des photos, rarement une chaise
un dos caché sous un drap, les pieds sur un lit de camp, nus.
Je lis. Je découvre que le terme exact est livor mortis.
Le sang s'accumule en bas, se coagule
d'abord rouge puis livide enfin se fait poussière
jusqu'à se dissoudre dans le sel.
*
Oggi penso ai due dei tanti morti affogati
a pochi metri da queste coste sollegiate
trovati sotto lo scafo, stretti, abbracciati.
Mi chiedo se sulle ossa crescerà il corallo
e cosa ne sarà del sangue dentro il sale,
allora studio — cerco tra i vecchi libri
di medicina legale di mio padre,
un manuale dove le vittime
sono fotografate insieme ai criminali
alla rinfusa : suicidi, assassini, organi genitali.
Niente paesaggi solo il cielo d'acciaio delle foto, raramente una sedia
un dorso coperto da lenzuolo, i piedi sopra una branda, nudi.
Leggo. Scopro che il termine esatto è livor mortis.
Il sangue si raccoglie in basso, si raggruma
prima rosso poi livido infine si fa polvere
e può sciogliersi nel sale.
Antonella Anedda dans Dix poètes italiens contemporains, traduit de l'italien par Bernard Vanel. Préface d'Alessandro Agostinelli. Le Bousquet-La Barthe éditions 2018
te souviens-tu ?, ou était-ce le poids d'une autre bouche,
d'une autre raison, je ne sais plus,
je poursuivais à coups de pierre
les chiens dont tu avais peur,
et je te fuyais pour caresser
en secret
le poulain bai que j'aimais alors.
VII
Maintenant j'habite plus près du soleil, les amis
ne connaissent pas le chemin : c'est bon
d'être ainsi, à personne,
dans les plus hautes branches, frère
du chant exempt de l'oiseau
de passage, reflet d'un reflet,
contemporain
de n'importe quel regard de surprise,
seulement ce va-et-vient des marées,
ardeur faite d'oubli,
douce poussière à fleur de l'écume,
et seulement cela.
X
Seul le cheval, seuls ces grands yeux
d'enfant, cette
profusion de soie, me manquent.
ce n'est pas la voix
tant écoutée, la voix obscure du fleuve,
ni le corps tendre
le premier où j'ai posé les mains,
et connu l'amour ;
c'est ce regard qui nuit après nuit vient
de très loin par quelque chemin de traverse,
et me dérobe le sommeil,
sans épargner le cœur.
Mon cœur, alentejo de rosée.
Eugénio de Andrade, Branco no branco*, Blanc sur blanc (1984) traduction du portugais par Michel Chandeigne Editions Gallimard 2014.
*Branco no branco, littéralement Blanc dans le blanc, est une notation de Bashô, dans la traduction d'Octavio Paz : Narciso y biambo/uno al otro ilumina/blanco en lo blanco