N’entre pas sans violence dans cette bonne nuit,
Le vieil âge devrait brûler et s’emporter à la chute du jour ;
Rager, s’enrager contre la mort de la lumière.
Bien que les hommes sages à leur fin sachent que l’obscur est mérité,
Parce que leurs paroles n’ont fourché nul éclair ils
N’entrent pas sans violence dans cette bonne nuit.
Les hommes bons, passée la dernière vague, criant combien clairs
Leurs actes frêles auraient pu danser en un verre baie
Ragent, s’enragent contre la mort de la lumière.
Les hommes violents qui prient et chantèrent le soleil en plein vol,
Et apprenant, trop tard, qu’ils l’ont affligé dans sa course,
N’entrent pas sans violence dans cette bonne nuit.
Les hommes graves, près de mourir, qui voient de vue aveuglante
Que leurs yeux aveugles pourraient briller comme météores et s’égayer,
Ragent, s’enragent contre la mort de la lumière.
Et toi, mon père, ici sur la triste élévation
Maudis, bénis-moi à présent avec tes larmes violentes, je t’en prie.
N’entre pas sans violence dans cette bonne nuit.
Rage, enrage contre la mort de la lumière.
*
Do not go gentle into that good night,
Old age should burn and rave at close of day;
Rage, rage against the dying of the light.
Though wise men at their end know dark is right,
Because their words had forked no lightning they
Do not go gentle into that good night.
Good men, the last wave by, crying how bright
Their frail deeds might have danced in a green bay,
Rage, rage against the dying of the light.
Wild men who caught and sang the sun in flight,
And learn, too late, they grieved it on its way,
Do not go gentle into that good night.
Grave men, near death, who see with blinding sight
Blind eyes could blaze like meteors and be gay,
Rage, rage against the dying of the light.
And you, my father, there on the sad height,
Curse, bless, me now with your fierce tears, I pray.
Do not go gentle into that good night.
Rage, rage against the dying of the light.
Dylan Thomas, Vision et prière. Traduit de l'anglais par Alain Sued. Editions Gallimard 1991
Après avoir lu le livre des mythes, chargé l’appareil photo,
et vérifié le tranchant du couteau, j’ai revêtu
l’armure de caoutchouc noir
les palmes absurdes
le masque grave et malcommode.
Je dois le faire,
non comme Cousteau et son
équipe zélée
à bord du schooner inondé de lumière mais ici, seule.
Il y a une échelle.
L’échelle est toujours là
qui pend innocemment contre le bord du schooner. Nous savons à quoi elle sert, nous qui l’avons utilisée. Sinon c’est aussi
une pièce de floche marine un article quelconque.
Je descends.
Barreau après barreau et l’oxygène
me submerge encore
la lumière bleue
les atomes limpides
de notre atmosphère.
Je descends.
Mes palmes m’handicapent,
je descends de l’échelle en rampant comme un insecte et il n’y a personne
pour me dire quand l’océan
va commencer.
D’abord l’air est bleu et puis
devient plus bleu, puis vert et puis
noir je m’évanouis dans ce noir
mon masque est fort
il pompe mon sang avec force
la mer, c’est une autre histoire
la mer n’est pas une question de force je dois apprendre seule
à faire pivoter mon corps sans violence dans l’élément profond.
Et maintenant, il est facile d’oublier pourquoi je suis venue
parmi tant d’êtres qui ont toujours vécu ici
agitant leurs éventails crénelés entre les récifs
d’ailleurs
1
on respire différemment ici-bas.
Je suis venue pour explorer l’épave.
Les mots sont des intentions.
Les mots sont des cartes.
Je suis venue pour constater les dommages et les trésors qui prévalent.
Je caresse le rayon de ma lampe lentement le long du flanc d’une chose plus permanente qu’un poisson ou qu’une algue
j’étais venue pour cela :
le naufrage et non l’histoire du naufrage
cela même et non le mythe
le visage noyé regardant toujours
vers le soleil
l’évidence des dommages
usé par le sel et le balancement pour cette beauté râpée les membrures du désastre
arrondissant leur témoignage
parmi ceux qui rôdent timidement.
C’est bien ici.
Et j’y suis, l’ondine dont la chevelure sombre coule noire, l’ondain dans son corps en armure nous tournons silencieusement
autour de l’épave,
nous plongeons dans la cale.
Je suis elle : je suis lui
dont le visage noyé dort les yeux ouverts
dont les seins portent encore la contrainte
dont la cargaison d’argent, de cuivre et
de vermeil repose
obscurément dans des tonneaux
à demi enfoncés et abandonnés à la rouille nous sommes les instruments à demi détruits qui autrefois indiquions une direction
les bûches mangées par l’eau
le compas faussé
Nous sommes, je suis, vous êtes par lâcheté ou courage
celui qui trouve son chemin
de retour vers cette scène
muni d’un couteau, d’un appareil photo, d’un livre de mythes
où
nos noms ne figurent pas.
1972
Adrienne Rich, Diving into the Wreck,poems 1971-1972, traduit de l'américain par Chantal Bizzini. revue Rehauts n°11, printemps 2003.
Je ne peux parler avec ma voix mais avec mes voix.
Ses yeux étaient l'entrée du temple, pour moi, qui suis une errante, qui aime et qui meurs. Et j'aurais chanté jusqu'à me faire une avec la nuit, jusqu'à me défaire nue à l'entrée du temps.
Un chant que je traverse comme un tunnel.
Présences inquiétantes
gestes de figures qui apparaissent vivantes par œuvre d'un langage actif qui les désigne,
signes qui insinuent des terreurs insolubles.
Une vibration des assises, une trépidation des fondations, drainent et perforent,
et j'ai su où réside cette chose si autre qui est moi, qui attend que je me taise pour prendre possession de moi et drainer et perforer les assises, les fondations,
cela qui, issu de moi, m'est hostile, qui conspire, prend possession de mon terrain vague,
non,
je dois faire faire quelque chose,
non,
je ne dois rien faire. ,
quelque chose en moi s'abandonne à la cascade de cendres qui m'emporte en moi avec celle qui est moi, avec moi qui suit elle et qui suis moi, indiciblement distincte d'elle.
Dans le silence même (non dans le même silence) avaler la nuit, une nuit immense immergée dans le secret des pas perdus.
Je ne peux parler pour ne rien dire. Aussi nous perdons-nous, moi et le poème, dans l'inutile tentative de transcrire des relations ardentes.
Où cette écriture la conduit-elle ? Au noir, au stérile, au fragmenté.
Les poupées éventrées par mes vieilles mains de poupée, la désillusion de ne trouver que pure étoupe (pure steppe ta mémoire): le père, qui dut être Tirésias, flotte sur le fleuve. Mais toi, qui t'es laissée assassiner en écoutant des contes de peupliers neigeux ?
Je voulais que mes doigts de poupée pénètrent dans les touches. Je ne voulais pas effleurer, comme une araignée, le clavier. Je voulais m'enfoncer, me clouer, me fixer, me pétrifier. Je voulais entrer dans le clavier pour entrer à l'intérieur de la musique pour avoir une patrie. Mais la musique bougeait, se précipitait. Ce n'est que lorsque reprenait un refrain, que montait en moi l'espoir de voir s'établir quelque chose de pareil à une gare, je veux dire : un point de départ ferme et sûr ; un lieu d'où partir, du lieu, vers le lieu, en fusion avec le lieu. Mais le refrain était trop bref, de sorte que je ne pouvais fonder une gare car je ne disposais que d'un train un peu sorti de ses rails qui se contorsionnait et se distordait. Alors j'ai abandonné la musique et ses trahisons car la musique était plus en haut ou plus en bas, mais pas au centre, au lieu de la fusion et de la rencontre. (Toi qui as été ma seule patrie où te chercher ? Peut-être dans ce poème que je suis en train d'écrire.)
Un soir au cirque, j'ai retrouvé un langage perdu au moment où les cavaliers, torches en main, galopaient en ronde féroce sur de noirs coursiers. Même dans mes rêves de bonheur n'existera un cœur d'anges qui puisse m'offrir quelque chose de semblable à ces bruits chauds à mon cœur des sabots sur le sable.
(Et il me dit : Écris ; car ces mots sont fidèles et véritables.)
(C'est un homme ou une pierre ou un arbre qui va commencer le chant...)
Et c'était un frémissement doucement trépidant (je le dis pour instruire celle qui a égaré en moi sa musicalité et qui trépide plus dissonante qu'un cheval aiguillonné par une torche dans les arènes d'un pays étranger).
J'étreignais le sol, en prononçant un nom. Je crus que j'étais morte et que la mort était de ne cesser de prononcer un nom.
Ce n'est peut-être pas ce que je veux dire. Cette manière de dire et de se dire n'est pas agréable. Je ne peux parler avec ma voix mais avec mes voix. Il est aussi possible que ce poème soit un piège, une mise en scène de plus.
Quand le bateau changea de rythme et vacilla sur l'eau violente, je me dressai comme une amazone qui maîtrise de ses seuls yeux bleus le cheval qui se cabre (ou fut-ce de ses yeux bleus ?). L'eau verte sur mon visage, je boirai de toi jusqu'à ce que s'ouvre la nuit. Nul ne peut me sauver car je suis invisible même pour moi qui m'appelle avec ta voix. Mais où suis-je ? Je suis dans un jardin.
Il y a un jardin.
Alejandra Pizarnik, L'enfer musical (1971) traduit de l'espagnol (Argentine) par Jacques Ancet. Ypsilon Editeur 2012
Nul désir désormais d'ouvrir la bouche : que puis-je chanter ?
Entourée de la haine de tous, que puis-je chanter ?
Du poison, non du miel, sur mes lèvres, que puis-je chanter ?
Maudit soit le poing du tyran sur ma bouche fracassée.
Qui pour partager ma peine ? Qui en ce monde à embrasser ?
Que sert de rire ou parler, de vivre ou pleurer ?
Captive dans une cage sans joie, sans espoir et sans désir,
A quoi bon être née pour se faire bâillonner ?
Ô mon coeur oui voici le printemps et son cortège de plaisirs.
mais qui a les ailes attachées, comment pourrait-il voler ?
Je me suis longtemps tue, mais n'ai pas oublié l'art de chanter ;
Mon coeur tout ce temps tout bas a fredonné.
Un jour heureux, je le sais, je vais mes barreaux briser
Et sortir de ce lieu solitaire pour follement chanter.
Je ne suis pas, tremblant dans le vent, chétif peuplier :
Je suis fille d'Afghanistan, faite pour son triste chant exhaler.
Nâdiâ Anjuman, dans Revue ARPA, n°125-126, Exils. Traduit de l'Afghan par Franck Merger. 2019.
Nâdiâ Anjuman (1980-2005) a publié un unique recueil, non encore traduit en français : Gul-e doudi, ce qui signifie Fleur de fumée, écrit en dari, forme afghane du persan. Elle a été assassinée par son mari le 4 novembre 2005, car il n'acceptait pas qu'elle étudie et écrive. La très populaire chanteuse Shalâh Zolând a chanté ce poème désormais connu de la plupart des afghans.
Ceci est le 200e poème posté sur ce blog.
Merci à Jean-Yves Masson pour cette découverte.
Pour acheter la revue : Envoyer un chèque de 29 euros à Jean-Pierre Farines, 148 rue du Docteur Hospital 63100 Clermont-Ferrand
Deux lampes des deux visages brillent à l'heure grise
comme pour Rembrandt.
Maintenant seulement je peux enfin les dire,
les rêves où ils erraient, dans combien de cohues
des roues je les sauvais, dans combien d'agonies,
de combien de mes mains, sans vie ils s'effondraient.
Fauchés —ils repoussaient de travers.
L'absurde les forçaient à une mascarade.
Qu'importe si hors de moi ils n'aient pu en souffrir,
s'ils en souffraient en moi.
Les badauds entendaient quand j'appelais Maman
une chose qui sautillait et pépiait sur la branche.
Se moquaient de mon père coiffé d'un ruban rose.
Et je me réveillais de honte.
Et puis, enfin.
Une nuit ordinaire,
d'un vendredi banal à un samedi,
ils me sont arrivés tels que je les voulais.
Je les rêvais comme s'ils étaient libres de tous les rêves,
obéissant à eux-mêmes, et à rien d'autre déjà.
Éteintes, quelque part au fond, toutes les variantes.
Dépouillés de leur forme requise, les accidents.
Eux seuls, ils rayonnaient, beaux, tels qu'en eux-mêmes.
Je les pensais longtemps, longtemps, et heureusement.
Je me suis réveillée. Puis j'ai ouvert les yeux.
Et j'ai touché le monde comme un cadre sculpté.
Wisława Szymborska, Cent blagues (1967) dans De la mort sans exagérer, Poèmes 1957-2009, traduit du polonais par Piotr Kaminsky. Editions Gallimard 2018
Photographie : Wisława Szymborska à Cracovie en 1984 par Joanna Helander.
Je n’ai lu aucun journal.
Je n’ai suivi des yeux aucune femme.
Je n’ai pas ouvert la boîte à lettres.
Je n’ai dit bonjour à personne.
Je n’ai pas regardé dans la glace.
Je n’ai parlé avec personne des temps passés ni
avec personne des temps nouveaux.
Je n’ai pas réfléchi à moi.
Je n’ai pas écrit une ligne.
Je n’ai pas déplacé une seule pierre.
*
Ich habe keine Zeitung gelesen.
Ich habe keiner Frau nachgesehn.
Ich habe den Briefkasten nicht geöffnet.
Ich habe keinem einen Guten Tag gewünscht.
Ich habe nicht in den Spiegel gesehn.
Ich habe mit keinem über alte Zeiten gesprochen und
mit keinem über neue Zeiten.
Ich habe nicht über mich nachgedacht.
Ich habe keine Zeile geschrieben.
Ich habe keinen Stein ins Rollen gebracht.
Thomas Brasch, Belles sont les rimes les rimes te mentent traduit de l'allemand par Bernard Banoun et Aurélie Marin. Hochrot, micro édition de Poésie, 2015