Un chapelet pour Amy

"Tout vers devrait avoir deux devoirs : communiquer un fait précis et nous atteindre physiquement comme la proximité de la mer." Jorge Luis Borges
Passant, ce sont des mots. Mais plutôt que lire
Je veux que tu écoutes : cette frêle
Voix comme en ont les lettres que l'herbe mange.
Prête l'oreille, entends d'abord l'heureuse abeille
Butiner dans nos noms presque effacés.
Elle erre de l'un à l'autre des deux feuillages,
Portant le bruit des ramures réelles
À celles qui ajourent l'or invisible.
Puis sache un bruit plus faible encore, et que ce soit
Le murmure sans fin de toutes nos ombres.
Il monte, celui-ci, de sous les pierres
Pour ne faire qu'une chaleur avec l'aveugle
Lumière que tu es encore, ayant regard.
Simple te soit l'écoute ! Le silence
Est un seuil où, par voie de ce rameau
Qui casse imperceptiblement sous ta main qui cherche
À dégager un nom sur une pierre,
Nos noms absents désenchevêtrent tes alarmes,
Et pour toi qui t'éloignes, pensivement,
ici devient là-bas sans cesser d'être.
Yves Bonnefoy, Les planches courbes, Mercure de France 2001
Journal, 2 mars 2018
L’Humanité est mon journal, j’ai dit ailleurs pourquoi. Cet amour, parfois, est déçu. Hier : pages « poésie » (le Printemps s’amène, des becs gorgés de vers vont cuicuiter dans les librairies, centres d’art, théâtres, maisons de poésies…). Fronton : « La poésie ? Un arc-en-ciel qui se lève à minuit ». Ça commence fort. Plus fort : « Muse, sa parole ailée déchire la nuit, la lumière filtre ». Toujours les cieux de convention, les yeux blancs, les mollets lyriques cambrés, « le cœur à l’écoute », le moi qui bave, le « chant du désir », la « fraîcheur du vent », maman Nature mon adorée, la chatouille sous les bras rhétoriques pour des exaltations sur-jouées. A côté, puisqu’il faut aussi au « Poète » (grand pet) « séquestrer les jougs contraires », les déplorations rituelles sur les espaces médiatiques « dramatiquement rétrécis », la misère marginalisée de la corporation (mais sa dignité dans ces déboires).
Où est le pire ? dans l’insignifiance paresseuse du poète chroniqué ? dans la logorrhée abrutie du chroniqueur (un « poète », lui aussi, forcément) ? En tout cas, dans le fourmillant petit monde poétique, rien n’a changé. Toujours les mêmes ignorances, les faiblesses de pensée, les narcissismes artistes, les formes abandonnées aux enchaînements réflexes, aux lieux communs, aux pires clichés, aux vieilleries métaphoriques recyclées sans scrupule. Le mot même de « poésie » s’étire là-dedans comme un chewing-gum mille fois remastiqué, délavé de tout goût, avec des petites bulles d’œuf peinturluré comme effet voulu bœuf. « Merde » pour lui, comme disait Ponge, s’il ne nomme que ça.
Que le Printemps des Poètes se nourrisse de ces déjections du temps est dans l’ordre des choses et n’a pas d’importance. Mais que L’Huma célèbre ces niaiseries réactionnaires me navre.
Christian Prigent, texte publié dans la revue Sitaudis https://www.sitaudis.fr/Incitations/merde-pour-ce-mot.php
Raymond Carver, Les Feux (Fires). Traduit de l'américain par François Lasquin. Editions de l'Olivier 2012
Le tableau le plus émouvant de Corot est sans doute Orphée ramenant Eurydice des Enfers. Alors que les représentations picturales du mythe privilégient plutôt ses épisodes dramatiques, et notamment celui où Orphée, trop impatient de revoir la figure aimée, se retourne avant l'heure et perd définitivement Eurydice, Corot choisit de représenter ce bref laps de temps où, sur le chemin qui les amène au monde des vivants, Eurydice et Orphée se dirigent vers la sortie, l'un devançant l'autre. Cet intervalle où, pour quelques minutes, les amants sont réunis peut à juste titre être qualifié d'utopique, puisque c'est celui où Eurydice a été arrachée à la mort et où Orphée est certain d'avoir retrouvé le bien suprême de sa vie. C'est ce moment de bonheur inlocalisable que saisit Corot, ajoutant ici, tel un poète antique, sa touche personnelle au récit mythologique. Il choisit non pas de montrer Orphée précédant Eurydice à une distance plus ou moins grande, conformément à la tradition poétique, mais marchant devant elle en la tenant par la main, tandis que, de l'autre, il élève sa lyre à la hauteur de ses yeux, tant pour chasser les obstacles et les maléfices que pour signifier la victoire de la poésie sur les forces de la mort. Là, sur la toile, les amants ne sont pas séparés, le contact a eu lieu, il s'est produit par le toucher, par la douce pression de la paume et des doigts, et tout laisse imaginer que l'épreuve connaîtra une conclusion heureuse. Comme Orphée enserre le poignet d'Eurydice, qu'il sent battre son sang dans ses veines, il saura peut-être réprimer l'envie funeste de se retourner pour la voir ; la chaleur retrouvée de son corps lui suffit pour s'assurer que c'est bien elle ; et il reviendra triomphant et heureux des Enfers. Avec ce tableau, Corot a su renverser le sens du mythe le plus désespérant de l'antiquité grecque, passant de la dystopsie de la séparation inéluctable à la possibilité réelle du retour de l'être aimé et de la victoire sur la mort.
Joël Gayraud, La Paupière auriculaire, éditions Corti 2017.