plus l’absence de chair sous nos doigts est palpable.
Lever les pieds au ciel, tu n’en es pas capable,
car tu es de granit, tourment sans rémission.
Malgré six bras, comme Shiva, nulle passion
ne peut lever ta jupe, et c’est bien regrettable !
Tant d’eau a pu couler ainsi que tant de sang
(si c’était du sang bleu !), qu’importe en ce moment :
l’angoisse encor m’étreint de ce qui nous éloigne
et je t’aurais sculptée en verre transparent
plutôt qu’en ce granit afin que tu témoignes
d’un regard qui te perce en adieu déchirant.
Joseph Brodsky, Vingt sonnets à Mary Stuart (1974) traduction du russe, Claude Ernoult, Les doigts dans la prose 2014
L’amour de loin c’est de l’amour, mais loin
c’est loin. Plus le granit vous en impose,
plus on ressent le manquement des roses
chantables d’un vrai corps de femme. Foin
des joies d’amour, dorénavant forcloses,
car de déduit pour une pierre – point.
Et la passion aux bras shivesques joints
ne peut pour ton jupon que pas grand-chose.
Non parce que tant d’eau et tant de sang
nous tiennent séparés, Mary, mais parce
que c’est pénible de coucher sans toi,
j’érigerai du verre bénissant,
non de la pierre, car tu la transperces
des yeux, et c’est l’adieu ta seule loi.
Joseph Brodsky, Vingt sonnets à Mary Stuart (1974), traduction du russe, André Markowicz, Les doigts dans la prose 2014
(Composés en 1974, ces sonnets à Mary Stuart sont nés d’une promenade au jardin du Luxembourg, à Paris, où le poète en exil croise la statue de Marie Stuart. Plusieurs figures de femmes aimées se superposent à la silhouette de la reine d’Écosse.)
Umberto Saba, Du Canzoniere, dans Ultime Cose, Choses dernières (1935-1943) traduit de l'italien par Philippe Renard et Bernard Simeone, Edition Orphée/La différence 1992
Ida Vitale, Jardín de sílice (Jardin de silice) (1980) dans Ni plus, ni moins, traduit de l'espagnol (Uruguay) par Sylvia Baron Supervielle. Editions du Seuil 2016
(...) Nous rôdons aux alentours du hameau. La forêt de châtaigniers dans laquelle il s'abrite est spacieuse. A travers les feuilles rares le soleil descend et illumine de longues avenues. Nous marchons dans le silence que fait le vent bourdonnant. Mon coeur s'apaise et j'imagine que celui de l'artiste s'apaise aussi. Nous arrivons à la lisière des vergers. C'est un découvert très large qui est devant nous, sur de nouveaux vallons, des vallées inconnues où coule le brouillard léger et bleu sur des montagnes plantées les unes derrière les autres et à travers lesquelles nous nous proposons d'aller circuler.
Nous prenons place devant ce spectacle. Nous mangeons volontiers notre petit casse-croûte. Le pain d'ici est très matériel et me remplit. Après l'alcool d'hier soir, je refais connaissance avec une petite salive salée très agréable. Au-dessous de nous, un homme solitaire râtelle du regain dans un grand champ vide.
Nous regardons passer les nuages. Nous reprenons soigneusement haleine.
L'artiste est adossé au talus. Il gratte la guitare couchée à côté de lui. Il est en train de dire, sans s'en douter, qu'il a un moment de repos. Enfin, il prend l'instrument sur ses genoux et il joue un petit air.
Cela n'a aucun rapport avec ce qu'il m'a joué avant-hier quand je l'ai rencontré. C'est confidentiel et amical. Je pense à l'amitié. Je fais mes plus beaux laïus du monde.
Les bois de hêtres, sous ce qu'il leur reste de feuilles dorées font luire au soleil leurs branchages blancs. Les bouvreuils s'imaginent que midi c'est l'été. Ils se rengorgent et paradent sur les aubépines, mais l'ombre qui s'est déjà installée pour l'hiver au nord des pentes les inquiète. Ils vont la voir de près, d'un vol rapide, reviennent, s'interrogent, s'essayent à de petits vols d'alouettes comme pour s'assurer de la présence du soleil. Les corbeaux s'organisent en grandes allées et venues. L'herbe des prés, déjà rousse à sa pointe, se feutre et s'aplatit. L'homme qui râtelait son regain et est allé dîner a de la chance d'avoir pu en gratter encore un peu. Je vis en bonne intelligence avec ce qui m'entoure.
Un petit garçon qui doit aller à l'école dans un village, plus bas, traverse le pré et s'intéresse, lui aussi, à la guitare. Il s'arrête et nous regarde. Rapidement, il ne nous voit plus ; il se caresse la joue avec une plume de poule. Il s'enfuit enfin au courant, avec son cartable qui lui tape aux fesses.
En cette saison, la sève des châtaigniers descend et rentre sous terre. Elle suinte de toutes les égratignures que l'été a élargies dans l'écorce. Elle a cette odeur équivoque de pâte à pain, de farine délayée dans de l'eau. Un faucon file en oblique, très bas à travers les arbres, poursuivi par une nuée de mésanges. La chaleur de midi est sur mes pieds et mes genoux comme un édredon. Je laisse pousser ma barbe pour des questions de froid universel. Aimer, vivre ou craindre, c'est une question de mémoire.
Jean Giono, Les grands chemins, Editions Gallimard 1951
Avait été suffisamment hersé, Dieu sait, pour garantir
Un rendement record.
Pourtant, vivant ici,
Entre deux puissances qui s'amassent, je vis comme quelqu'un
Que la neutralité ne peut sauver
Ni l'occupation réjouir.
Aucun être tel ne gardera la vie :
L'aile innocente est bientôt abattue,
Et les étoiles privées s'effacent dans l'aube rouge sang
Où deux mondes luttent.
La rouge avancée de la vie
Contracte l'orgueil, fait appel au sang commun,
Bat le champ en une lame unique,
Fait du chagrin une grenade sous-marine.
Va donc avec de nouveaux désirs,
Car là où jusqu'alors nous bâtissions et aimions
Est un no man's land, et seuls les fantômes peuvent vivre
Entre deux feux.
*
The soil was deep and the fields well-sited,
The seed was sound.
Average luck with the weather, one thought,
And the crop would abound.
If harrowing were all that is needed for
Harvest, his field
had been harrowed enough, God knows, to warrant
A record yield.
Yet living here,
As one between two massing powers I live
Whom neutrality cannot save
Nor occupation cheer.
None such shall be left alive :
The innocent wing is soon shot down,
And private stars fade in the blood-red dawn
Where two worlds strive.
The red advance of life
Contracts pride, calls out the common blood,
Beats song into a single blade,
Makes a depth-charge of grief.
Move then with new desires,
For where we used to build and love
Is no man's land, and only ghosts can live
Between two fires.
Cecil Day Lewis, Collected Poems, Londres, Cape and the Hogath Press, 1954. dans Anthologie bilingue de la poésie anglaise, Trad divers, Collections La Pleïade, Editions Gallimard 2005