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La présence de la voix

Publié le par Fred Pougeard

   
     Longtemps, longtemps, la voix humaine fut base et condition de la littérature. La présence de la voix explique la littérature première, d'où la classique prit forme et cet admirable tempérament. Tout le corps humain présent sous la voix, et support, condition d'équilibre de l'idée...
     Un jour vint où l'on sut lire des yeux sans épeler, sans entendre, et la littérature en fut tout altérée.
     Evolution de l'articulé à l'effleuré, —du rythmé et enchaîné à l'instantané, —de ce que supporte et exige un auditoire à ce que supporte et emporte un œil rapide, avide, libre sur une page.
 
Paul Valéry, Tel Quel Editions Gallimard 1941
 
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Pourquoi écrire un nom ?

Publié le par Fred Pougeard

Au cimetière de Kok-Tébel, les monts Bleus,
les Tartares ne mettent sur leur tombe qu'une pierre
pas même taillée, sans inscription.
 
Pourquoi écrire un nom où l'homme n'est plus ?
Pour nous ? Croyez-vous donc, disent-ils, que nous puissions l'oublier ?
Pour Dieu ? Dieu le connaît de toute éternité.
 
Ces sages ignorent ainsi l'administration
et son avantageux petit commerce des concessions trentenaires
et le plaisir bourgeois de s'offrir un caveau monumental
plus cher
qu'un destin de pauvre ou qu'une maison de prolétaire.
 
Victor Serge, Résistances, Cahiers Les Humbles, 11 et 12 (1938) puis Editions François Maspero 1972 (sous le titre Pour un brasier dans un désert) puis Editions Heros-Limite 2016
 
Photo : Victor Serge à Mexico 1944
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Chronique

Publié le par Fred Pougeard

I
 
Dans ma maison,
J'ai table ouverte pour le temps.
 
J'y sacrifie,
Comme il se doit.
 
J'y sacrifie
Ce qui me lie à du malheur.
 
J'y sacrifie
Ce que le temps veut pour s'ouvrir.
 
Je sacrifie à cet instant
Qui sera temple.
 
II
 
Les fondations du temple
Etaient déjà posées.
 
Et c'étaient tous ces jours
Vécus en prévision,
 
Restés tissés entre eux,
Autour de moi,
 
Dans ma maison.
 
III
 
Un même et seul lieu :
C'est la place où vivre
L'instant que je tiens.
 
Plus de lieux perdus,
Rien que tous les lieux
Résonnant de soi
Pour former la sphère
 
Dont je suis le centre
Et tous les autres points.
 
IV
 
Bonnes
Sont alors les choses.
 
Manger est bon.
Se coucher est bon.
Accepter, donner.
 
Ne rien faire
Est bon.
 
Le pain, le vin
Sont notre résumé.
 
Le passant même
Est notre fruit.
 
V
 
A cet instant qui va
Maintenant me quitter,
 
J'aurai donné noblesse
Et le droit de mourir
 
Sans vouloir se venger
Sur ceux qui le suivront.
 
VI
 
L'instant s'en va,
Me laisse temple comme avant,
Pour l'autre instant :
 
Celui qui suit
Ou qui viendra.
 
VII
 
L'instant que j'ai tenu
Est porté sur la courbe
Qui tend vers un total.
 
Je porte la mémoire
Du destin de la courbe.
 
Eugène Guillevic Avec Editions Gallimard 1966
 
 
 
 
 
 
 

 

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L'essence de la concentration

Publié le par Fred Pougeard

Je "concentre" le Journal. J'en suis aux notes sur ma traversée de l'Amérique en 1959. Au départ, cent cinquante feuillets compacts tapés à la machine. Trente feuillets aérés après "concentration". Je crois que "tout" y est contenu, qu'il ne manque rien. C'est ce qu'il y a de plus difficile dans mon métier : ce n'est pas "couper", effacer, "extraire", c'est "concentrer". Ecrire, ce n'est pas difficile... (...) En fin de compte, il faut travailler comme un sculpteur qui taille "ce qui est utile" dans le marbre pour qu'il ne reste que la statue. Quant au poème, c'est l'essence de la concentration. Un poème n'est authentique  que lorsqu'il est concentré, comme la bombe atomique.
 
1966
 

Sándor Márai, Journal, les années d'exil 1949-1967, page 528. Traduit du hongrois par Catherine Fay. Editions Albin Michel 2021

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Anniversaire

Publié le par Fred Pougeard

respirerais-tu/une rue/où maintenant
tombe la tristesse/enpluie ?/
maman a apporté le soir/
je vais tacher les nappes, c'est sûr/
 
et j'aimerai beaucoup le défi
qu'elle va me lancer/elle si douce/
en me remuant l'âme
avec la cuiller à soupe/
 
la dernière chose qu'elle a faite
avant de s'en mourir
ce fut de tendre un fil léger
pour me mettre au soleil
 
 
AVEC
 
Entre le balcon et la rue/il y a
là où je suis passé/en me traînant/
hier/je souffrirai tant/
demandant/sans pitié/demandant
 
avec cet amour que faire ?/
le porter mais pourquoi ?/
tout à la fois dans son parler ou son silence/
protégeons-nous en attendant/
 
que ça aille mieux/un jour/
comme si des prés où des vaches
de toi broutaient/en apaisant
l'envers de ce soleil
 
Juan Gelman, Cela (Paris 1983-84) dans Vers le sud et autres poèmes. traduit de l'espagnol (Argentine) par Jacques Ancet, Postface de Julio Cortazar Editions Gallimard 2014
 
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Un livre de musique

Publié le par Fred Pougeard

Arrivant à la fin, les amants
Sont épuisés comme deux nageurs. Où
Cela finissait-il ? On ne peut pas savoir. Aucun amour n'est
Comme un océan avec le cortège vertigineux des limites des vagues
Desquelles deux peuvent émerger épuisés, ni un long adieu
Comme la mort.
Arrivant à la fin. Plutôt, dirais-je, comme une longueur
De corde enroulée
Qui ne se déguise pas dans les dernières boucles de ses longueurs
Ses bouts.
Mais, diras-tu, nous aimions
Certaines parties de nous aimaient
Et ce qui reste de nous restera
Deux personnes. Oui,
La poésie se termine comme une corde.
 
Jack Spicer, Un Livre de musique (1958) dans Elégies imaginaires, Oeuvres poétiques complètes. Traduit de l'anglais (USA) par Eric Suchères. Vies parallèles 2021
 
Photo : Robert Berg
 
 
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Mais en moi l'hiver boit l'été

Publié le par Fred Pougeard

Je ne suis pas Robert Desnos
ni vous Stéphane Mallarmé
mais en moi l'hiver boit l'été
mais je sens l'os jouer avec l'os.
Il m'arrive d'avoir envie
de chanter de dire à l'oiseau
que je suis comme lui, trop tôt
trop tard né dans l'humble euphorie.
Alors j'écris sur ce papier
ces choses que j'envoie aux hommes
je me dis : flamme sans pitié
va prends mon corps pour une gomme
où t'effacer où te détruire
je finirai sans plus rien dire.
 
Georges Perros, J'habite près de mon silence Editions Finitude 2006
 
 
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Quand le souffle

Publié le par Fred Pougeard

QUAND LE SOUFFLE
a érigé la hutte de la nuit
et sort 
chercher son lieu céleste déployé dans le vent
 
et que le corps
vignoble sanglant
a rempli les tonneaux du silence
et que les larmes débordent
dans la lumière de voyance
 
quand tout un chacun s'est réfugié
dans son secret
et que tout est fait en double —
que la naissance gravit de son chant
toutes les échelles de Jacob des orgues de la mort
 
alors 
un bel éclair de chaleur
embrase le temps —
 
Nelly Sachs, Exode et métamorphose (1958-1959) traduit de l'allemand par Mireille Gansel, Editions Verdier 1999-2002 et Editions Gallimard 2023
 
Photo : Nelly Sachs, 1966, par Lennart Nygren
 
 
 
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Au point où tu en es

Publié le par Fred Pougeard

Au point où tu en es cesse,
dit l'ombre.
Je t'ai accompagné dans la guerre, dans la paix,
et même dans l'entre-deux,
j'ai été pour toi exaltation, dégoût,
je t'ai insufflé des vertus que tu n'as pas,
des vices que tu n'avais pas. Si maintenant je me détache
de toi tu n'auras pas de peine, tu seras plus léger
que les feuilles, changeant comme le vent.
Je dois lever le masque, je suis ta pensée,
ta vaine nécessité, ton écorce inutile.
Au point où tu en es, arrache-toi à mon souffle,
parcours le ciel comme une fusée.
Un peu de lumière subsiste à l'horizon,
qui la voit n'est pas fou, seulement homme,
et toi tu entendais ne pas l'être
pour l'amour d'une ombre. Je t'ai trompé
mais à présent te dis : au point où tu en es cesse.
Ton pire et ton meilleur ne t'appartiennent pas
et pour ce que tu auras tu peux te passer
d'une ombre. Au point où tu en es
regarde avec tes yeux et même sans yeux.
 
 
TRIOMPHE DES ORDURES
 
La grève des éboueurs 
peut donner à la Ville le visage qui lui sied.
On avance fort bien parmi les ordures
quand une Chantal tombée ici du nord
doit vous recevoir avec toute sa grâce
raffinée, plus éclatante et impeccable que ses cristaux.
Dehors, les vieux murs étalent leur misère,
leur gloire de survivre.
Elle-même, la jeune fille, sait mieux défendre
son identité puisque pour l'atteindre,
en naviguant elle a dû contourner îles et lacs
de vomi et de déchets en plastique.
​​​​​​​Ici les invités ne se connaissent même pas
entre eux, tous intrigués, tous absents
d'eux-mêmes. Le triomphe des ordures
exalte qui n'en a cure, émousse
angles et pointes. Etre vivant suffit,
et ce n'est pas une mince affaire. Elle-même,
celle qui nous reçoit l'a su avant
nous tous, et c'est son invention,
apprise non dans les livres mais du dieu sans nom
qui dispense la Grâce, ne sait rien faire d'autre
et c'est déjà trop.
 
Eugenio Montale, Carnets de poésie 1971 dans Poèmes choisis 1916-1980, traduit de l'italien par Patrice Dyerval Angelini, Gallimard 1991

 

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Naguère

Publié le par Fred Pougeard

C'est une armoire
Qui s'est ouverte.
 
Il en sort un chat
Qui a bien du sang
Là où sont les yeux
Et qui demande
D'y mettre le doigt.
 
Il en sort
Et ça n'a pas de nom,
Ça n'a pas de forme,
pas plus que le noir
et ça part.
 
Il en sort un cri
Que n'ont pas les caves.
 
— C'est fini.
Rien de cela
N'est plus à craindre.
 
C'est une armoire
Avec du linge et de la place
Pour en mettre encore.
 
Eugène Guillevic, Terre à bonheur, Seghers 1951,1952, édition revue par l'auteur, 1985. 
 
 

 

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