Qu'est-ce que je fais ? J'appelle. J'appelle. J'appelle. Je ne sais qui j'appelle. Qui j'appelle ne sait pas. J'appelle quelqu'un de faible, quelqu'un de brisé, quelqu'un de fier que rien n'a pu briser. J'appelle. J'appelle quelqu'un de là-bas, quelqu'un au loin perdu, quelqu'un d'un autre monde. (C'était donc tout mensonge, ma solidité ?) J'appelle. Devant cet instrument si clair, ce n'est pas comme ce serait avec ma voix sourde. Devant cet instrument chantant qui ne me juge pas, qui ne m'observe pas, perdant toute honte, j'appelle, j'appelle, j'appelle du fond de la tombe de mon enfance qui boude et se contracte encore, du fond de mon désert présent, j'appelle, j'appelle. L'appel m'étonne moi-même. Quoique ce soit tard, j'appelle. Pour crever mon plafond sans doute surtout j'appelle ..................................................
Marquée par la cassure d'un mal profond, une mélodie qui est mélodie comme un vieux lévrier borgne et rhumatisant est encore un lévrier, une mélodie Sortie peut-être du drame du microséisme d'une minute ratée dans une après-midi difficile, une mélodie défaite, et retombant sans cesse en défaite Sans s'élever, une mélodie, mais acharnée aussi à ne pas céder tout à fait, comme retenu par ses racines braquées, le palétuvier bousculé par les eaux Sans arriver à faire le paon, une mélodie, une mélodie pour moi seul, me confier à moi, éclopée pour m'y reconnaître, soeur en incertitude Indéfiniment répétée, qui lasserait l'oreille la plus acquiesçante, une mélodie pour radoter entre nous, elle et moi, me libérant de ma vraie bredouillante parole, jamais dite encore Une mélodie pauvre, pauvre comme il en faudrait au mendiant pour exprimer sans mot dire sa misère et toute la misère autour de lui et tout ce qui répond misère à sa misère, sans l'écouter Comme un appel au suicide, comme un suicide commencé, comme un retour toujours au seul recours : le suicide, une mélodie Une mélodie de rechutes, mélodie pour gagner du temps, pour fasciner le serpent, tandis que le front inlassé cherche toujours, vainement, son Orient.
Une mélodie...
(...)
Henri Michaux, Passages (1950) dans L'Espace du dedans, pages choisies, Gallimard 1966
Illustration, Henri Michaux, Par la voie des rythmes, planche V 1974
Dans mon pays, on contemplait les bêtes de l'eau douce,
On déchirait les bêtes de l'eau douce.
Mais la tête tenait au ciel.
Dans mon pays, l'été nourrissait un appel.
Le souvenir creusait son étang de cœur vert
Où nous nous amarrions pour supporter la terre.
Joseph Rouffanche, Elégies limousines (1958) dans Poésie 1, Poètes d'Occitanie, la poésie limousine d'expression française et occitane, n°79-80, sept-ont 1980
Là-bas, tu commences à tracer une carte du monde. Et quand tu te dresses pour saluer le jour, quelques mots s'échappent de tes poches. Tu es loin de chez toi mais tu te sens présent, impermanent comme un nuage.
Vieil homme maigre dans un musée, cheveux clairsemés. Vieil homme pour ceux qui ont du temps et de l'argent, pour les étrangers. Vieil homme droit comme un mât, sans un sourire mais affairé, riche d'attention pour le moindre chat.
Vieil homme jeune dans les souvenirs. Eau, oued et menthe sauvage qu'il cueillait en montagne quand l'autre, civilisée, manquait pour le pot. Vieil homme et son tapis sur l'herbe. Gardien de la prière, maigre et sec étiré jusqu'à l'ancienne vallée qui l'attend.
Au sud de Marrakech (Vallée de l'Ourika, Maroc)
FEMME A LA PEAU D'ORANGE
Un ciel sans bavure et sans faux-semblant.
Deux filles au regard ourlé de khôl s'affrontent en embarquant. Leur bateau comme une maison, avec ses goélands témoins du départ, prend la direction d'Algerisas, en Espagne.
Sur le port qui s'éloigne, accroupie contre une façade, les jambes découvertes et les yeux noyés, une femme pleure la source tarie de sa vie. Tout autour, des peaux d'oranges, détritus de son repas de midi.
Les filles en voyage se souviendront d'elle, surtout, après l'horizon et les années.
Détroit de Gibraltar
(Ville autonome de Ceuta, Espagne,
sur le continent africain)
Mireille Disdero, Ecrits sans papiers. Pour la route entre Marrakech et Marseille. Editions La boucherie littéraire, collection Sur le billot 2015, 2016.
Marianne Cohn, citée dans Dominique Missika, Résistantes 1940-1944, Editions Gallimard, Ministère des Armées 2021
Marianne Cohn, d'origine juive allemande, fuit l'Allemagne hitlérienne pour l'Espagne et la France. Dès 1941, Marianne Cohn devient agent de liaison pour le Mouvement de la Jeunesse Sioniste. Elles s'occupe prioritairement du franchissement de la frontière suisse pour des enfants juifs parlant mal ou pas le français, ceux qu'il était difficile de faire passer pour de petits chrétiens. Elle est arrêtée en janvier 1944 par les allemands en compagnie de 28 enfants. Torturée, Marianne Cohn ne parle pas. Elle est assassinée par la police allemande en juillet 1944, à coups de pelle et de bottes avec cinq autres prisonniers. Les enfants seront, eux sauvés, grâce à l'action résolue du maire d'Annemasse, Jean Deffaugt (qui reçoit le titre de Juste parmi les Nations en 1965)
Viktor Kordun(1946-2005) dans Clarinettes solaires, Anthologie de la poésie ukrainienne pp 80-81 Textes choisis, présentés et traduits par Dmytro Tchystiak. Christophe Chomand Editeur 2013
Merci à Marie-Pierre Barrière pour cette découverte
Image : Arkhip Kouïndji, Après la pluie (1879), peintre ukrainien de la lumière né à Marioupol
pour aimer aussi cette époque, cet arrière-plan, ce ciel.
Comme d'une camisole à damiers
je me suis revêtu du ciel strié
par les antennes entrecroisées,
et tu as laissé ton front dispos s'y appuyer.
Déambulant dans le froid, la grisaille,
nous ne songeons guère à évoquer la lune moribonde.
Comme une cotte de mailles,
nous avons endossé les événements du monde.
1975
*
ÉPILOGUE
Aux futures générations
Vous viendrez
en un temps de paix recouvrée.
Beaucoup de nos mots vous paraîtront
dénués de signification, peut-être,
car la vie en aura banni bon nombre,
comme les tigres voués à disparaître.
Pénétrant dans les solides et imposants
vestiges de nos chants,
peut-être essaierez-vous,
avec votre logique, de porter sur nous
quelque jugement.
Nos vestiges resteront cois.
Hantés par l'écho de vos voix,
ils ne feront que le répercuter.
Et si mille fois
vous vous reprenez à nous juger,
mille fois votre propre voix
vous sera renvoyée.
Ainsi en sera-t-il si votre jugement se fourvoie
devant notre orgueilleux, notre infini silence,
si d'aventure vous ne gardez plus souvenance
des mots qui ne sont plus,
des tigres disparus.
1964
Ismail Kadaré, Poèmes 1957-1997. Version française établie par Claude Durand et l'auteur, avec la collaboration de Mira Mexi, Edmond Tupja et Jusuf Vrioni. Préface de Alain Bosquet. Fayard 1989 et nouvelle édition 1997.