Pourquoi —et particulièrement lorsque je parcourais, à pied ou à bicyclette, l'Anjou du sud en 1932, et dix ans plus tard la Normandie de l'ouest, telle étape et parfois tel trajet seulement d'une heure au cours d'une étape, ont-ils fait pleuvoir sur moi cette félicité subite et sans cause qui me rend chère encore une page du Grand Meaulnes : celle où Meaulnes s'engage dans l'allée de sapins balayée de frais du Domaine perdu ? Je me souviens de deux au moins de ces éclaircies augurales lorsque, parti de Tigné, petit bourg angevin sans caractère, je cherchais à rejoindre La-Fosse-de-Tigné, dont le clocher tantôt se dissimulait, tantôt reparaissait capricieusement derrière des bois, puis, plus tard, allant en bicyclette de Caen à Vire, alors que je descendais la côte qui précède Le Mesnil-Vilbert (je ne suis pas tout à fait certain du nom).
Ce qui m'emplissait alors d'éveil et de légèreté, ce n'était pas le sentiment qu'éprouve Meaulnes : le sentiment (je cite de mémoire) "qu'il était arrivé et qu'il n'y avait plus que du bien à attendre", c'était plutôt, au contraire, le sentiment que quelque chose partait de là, comme ces trouées sans fond dans la forêt, ou ces routes ruinées, encore mystérieusement éveillées sous leurs broussailles, dont mes livres ont gardé l'obsession. Au Mesnil-Vilbert, de l'autre côté du vallon abrupt où la route plongeait, on voyait sur la crête d'en face, que les haies cessaient de cloisonner, se profiler en sentinelle les premiers genêts et les fougères d'une lande. Mon regard se plaît toujours et s'accroche à de telles lisières, annonciatrices d'un changement à vue du paysage ; quand le soir approche, plus particulièrement, le sentiment que pour moi enfin le rideau va se lever flotte sur ces bordures de friches derrière lesquelles on pressent que la terre pourrait peut-être enfin s'ensauvager. Mais cent fois au long de la route l'imagination a rencontré de telles amorces, et le plus souvent même moins médiocres, sans se laisser accrocher : ici, soudain c'est l'oiseau de Siegfried qui chante, à voix non distincte encore, mais déjà identifiable à des accords inconnus : seulement c'est au prix de tout quitter qu'on pourrait le comprendre —et quelque réserve que je puisse faire sur ses méthodes et sur le bien-fondé de ses espérances, jamais du moins je n'ai douté même si je ne l'ai pas suivie, de la validité de l'injonction qui est au fond du surréalisme et qui, face à de tels appels, le constitue en vérité : "Lâchez tout ! Partez sur les routes."
Julien Gracq, Nœuds de vie, pages 43-45. Editons José Corti 2021
Les rossignols du lavoir chantaient encore. L'orage maintenant tenait tout le rond du ciel.
Tout le jour se passa en silence ; toute la nuit. Le lendemain, le ciel était libre et clair. Les hommes et les femmes sortirent pour attaquer.
Je lus l'Iliade au milieu des blés mûrs. On fauchait sur tout le territoire. Les champs lourds se froissaient comme des cuirasses. Les chemins étaient pleins d'hommes portant des faux. Des hurlements montaient des terres où l'on appelait des femmes. Les femmes couraient dans les éteules. Elles se penchaient sur les gerbes ; elles les relevaient à pleins bras —et on les entendait gémir ou chanter. Elles chargeaient les chars. Les jeunes hommes plantaient les fourches de fer, relevaient les gerbes et les lançaient. Les chars s'en allaient dans les chemins creux. Les chevaux secouaient les colliers, hennissaient, tapaient du pied. Les chars vides revenaient au galop, conduits par un homme debout qui fouettait les bêtes et serrait rudement dans son poing droit toutes les rênes de l'attelage. Dans l'ombre des buissons, on trouvait des hommes étendus, bras dénoués, aplatis contre la terre, les yeux fermés ; et à côté d'eux, les faucilles abandonnées luisaient dans l'herbe.
Nous allions garder le troupeau. La colline aimée des bêtes était juste au-dessus des moissons. L'homme noir se couchait dans l'ombre chaude des genévriers ; je m'allongeais à côté de lui. Nous restions un moment à souffler et à battre des paupières. Le chemin de la colline, avec ses pierres rondes, restait longtemps à se tordre, tout étincelant dans le noir des mes yeux.
— Et le livre ? —Il est là.
Il fouillait dans la musette. L'Iliade était là, collée contre le morceau de fromage blanc.
Cette bataille, ce corps à corps danseur qui faisait balancer les gros poings comme des floquets de fouets, ces épieux, ces piques ces flèches, ces sabres, ces hurlements, ces fuites et ces retours, et les robes de femmes qui flottaient vers les gerbes étendues : j'étais dans l'Iliade rousse.
la pluie nous emporte dans le fleuve. Ô nuit plus lointaine !
Une feuille pourtant, qui nous toucha, sur les ondes dérive
dernière nous jusqu'à l'embouchure.
SAUF-CONDUIT (ARIA II)
Avec des oiseaux ivres de sommeil
et des arbres transpercés de vent,
le jour se lève, et la mer
vide en son honneur un gobelet d'écume.
Les fleurs ondoient vers la grande eau,
et la campagne dépose des promesses d'amour
dans la bouche de l'air pur
avec des fleurs fraîches.
La terre ne veut pas porter de champignon atomique,
pas cracher de créature devant le ciel,
elle veut avec pluie et éclairs de colère
abolir les voix scandaleuses de la ruine.
Avec nous elle veut voir s'éveiller
les frères bigarrés et les soeurs grises,
le roi Poisson, sa Majesté le Rossignol
et la Princesse du Feu, la Salamandre.
Pour nous elle plante des coraux dans la mer.
Aux forêts, elle ordonne le calme,
au marbre de gonfler sa veine admirable,
à la rosée à nouveau de se déposer sur la cendre.
La terre veut avoir un sauf-conduit pour l'univers
chaque jour au sortir de la nuit,
que mille et un matins naissent encore
des jeunes grâces de la beauté ancienne.
*
ARIA I
Wohin wir uns wenden im Gewitter der Rosen,
ist die Nacht von Dornen erhellt, und der Donner
des Laubs, das so leise war in den Büschen,
folgt uns jetzt auf dem Fuß.
Wo immer gelöscht wird, was die Rosen entzünden,
schwemmt Regen uns in den Fluß. O fernere Nacht !
Doch ein Blatt, das uns traf, treibt auf den Wellen
bis zur Mündung uns nach.
FREIES GELEIT (ARIA II)
Mit Schlaftrunkenen Vögeln
und winddurchschossenen Baümen
steht der Tag auf, und das Meer
leert einen schaümenden Becher auf ihn.
Die Flüsse wallen ans große Wasser,
und das Land legt Liebesversprechen
der reinen Luft in den Mund
mit frischen Blumen.
Die Erde will keinen Rauchpilz tragen,
kein Geschöpf ausspeien vorm Himmel,
mit Regen und Zornesblitzen abschaffen
die unerhörten Stimmen des Verderbens.
Mit uns will sie die bunten Brüder
und grauen Schwestern erwachen sehn,
den König Fisch, die Hoheit Nachtigall
und den Feuerfürsten Salamander.
Für uns pflanzt sie Korallen ins Meer.
Wäldern befiehlt sie, Ruhe zu halten,
dem Marmor, die schöne Ader zu schwellen,
noch einmal dem Tau, über die Asche zu gehn.
Die Erde will ein freies Geleit ins All
jeden Tag aus der Nacht haben,
daß noch tausend und ein Morgen wird
von der alten Schönheit jungen Gnaden.
Ingeborg Bachmann, Poèmes 1957-1961 dans Toute personne qui tombe a des ailes (Poèmes 1942-1967), édition, introduction et traduction de l'allemand (Autriche) par Françoise Rétif. editions Gallimard 2015.
Ces deux poèmes furent magnifiquement mis en musique par Hans-Werner Henze dans Nachstücke & Arien, créés à Donaueschingen le 20 octobre 1957.
On peut les écouter par Julian Banse et la deutsche Radio Philharmonie Saarbrücken, sous la direction de Christoph Poppen (CD Wergo)
et avec beaucoup de choses dont je veux prendre note.
Seul avec un tas de monde
avec Bouvard et Pécuchet,
avec armes et bagages,
avec Ponce et Pilate.
Dans ma chambre infinie
quatre mètres sur cinq sur deux et demi
je suis seul avec une galaxie
d'images
d'images des images
d'images des images d'images
encyclopédique et vide
incontestable
seul avec mon cerveau provisoire
où je retrouve la pomme cuite
l'obscurité compère Rabmüller
et beaucoup de choses que je voudrais oublier.
Hans Magnus Enzensberger, Blindenschrift, Ecriture Braille (1964) Traduit de l'allemand par Roger Pilaudin, Editions Gallimard 1966 dans Mausolée, précédé de défense des loups et autres poésies. Editions Gallimard 2007
Peinture : Léon Spillaert, La silhouette du peintre 1907. Museum voir Schone Kunsten Gent
Quand j'étais malade, moi, je n'avais pas peur. Le lit, j'y étais à mon aise et je me laissais aller. Je n'avais aucune envie d'aller courir, et, pour m'amuser, il y avait ce livre d'images que me proposait le plafond de la chambre, un théâtre qui changeait comme je voulais. Et le théâtre que me faisaient aussi mes parents, quand ils venaient me voir, quand ils ne venaient pas. Que tout peut être jeu, le verre d'eau qui clapote, la chanson de la mémé, et tout cet air que la Marraine secouait à l'entour de ses cotillons. Et le chien qui voulait me voir, en dressant la tête par-dessus les draps, en trépignant de joie, des quatre pattes. Le chat qui sautait sur les couvertures, qui ronronnait, qui m'embrassait, qui s'endormait sous l'édredon. Et quand on me racontait tout ce qu'on avait fait, dans le champ ou dans le jardin, et ce qu'on allait faire. L'air frais du dehors qui entrait, avec la main qui pousse la porte, comme s'il traversait le mur. Et les pas, dehors. La marche du grand-père comme un pas d'horloge qui ne se presse pas. Les gros sabots de mon père, dont le dernier veut toujours passer devant —quand il descendait l'escalier, on aurait dit une avalanche, un éboulement de rochers. La mémé, qu'à peine l'entendre, si légère. Ma mère qui était toujours chez elle, rien qui pût la gêner. Et la Marraine, traquin-traquan, dont on entendait plus la parole que les pas —parce que toute chose lui était prétexte à parler, la chienne et le coq, le temps ou la pierre, sans compter ce qu'elle avait dans la tête, de souvenirs, de soucis, de peines, de colère, ce qui peut se comprendre et ce qu'on ne sait pas... Pour Saint-Jean, voici la Toussaint et pour Pâques la Pentecôte... Elle vivait avec trois mois d'avance ; quand les cerises mûrissaient, elle parlait des semailles, à Noël le printemps s'annonçait, et le coucou n'était pas loin.
Mais la Marraine ne venait guère et surtout ne restait pas. Quand elle m'apportait à boire, l'eau était trop froide, ou trop chaude, ou bien elle sentait la fumée... Elle n'aimait pas, je pense, me voir malade — ou bien quand j'étais malade elle ne m'aimait pas. Toujours est-il que je ne la voyais guère, mais, pour tout dire, elle ne me manquait pas.
Parfois, la nuit, quand chez nous passaient dans la cour, avec le bruit de leurs sabots venait la lueur de la lanterne, qui traversait l'ombre et faisait sur les poutres, balin-balan par la fête des contrevents dans le mouvement du marcheur comme une lueur d'eau, un reflet de soleil sur une face d'étang avec le va-et-vient de l'onde. Cela me donnait le vertige. Je regardais, pourtant, comme on regarde la mer, je pense, ou bien le ciel dans ses nuages.
Les premiers jours, j'avais assez de cuire ma fièvre, et l'on ne me laissait pas sortir les bras du lit, mais dès que j'allais un peu mieux, ma mère m'apportait ma poupée, ou bien le chat, et nous couvions ensemble —le temps ne nous durait pas, au chat ni à la poupée, ni à moi. Non, je ne m'ennuyais pas, ou si peu. Je restais là huit jours, quelquefois plus. Jusqu'à que la fièvre finît par tomber, et que ma mère dît :
— Tu auras bientôt assez macéré dans ce lit. Je vais te faire du feu, tu te lèveras.
Le plaisir de rêver le feu ! La chaleur douce et la flamme, et le bruit de la braise qui fond. Cela tardait... Un pied, l'autre pied, les vêtements qu'on vous fait chauffer, la tête encore pesante et qui vous emporte les jambes. On se lève. Elle est froide, la maison et la fumée te mange les yeux —parce que le vent a tourné, que le bois est mouillé, que tu avais oublié l'odeur de la cheminée... Allons, rencogne-toi dans l'âtre, au plus profond, là où le vent ne te suivra pas, et vois ! Déjà la fumée se dissipe, et la chaleur monte en toi. ma mère m'apportait les poupées, avec ce qu'il faut pour écrire, ou pour dessiner.
— Laisse la taque tranquille. Tu aurais trop chaud, tu rattraperais du mal.
C'est alors que les poupées trouvaient leur meilleur emploi ; ici sur l'archebanc, je leur faisais la classe. J'étais l'institutrice, comme je l'avais dit à la Dame en classe. Et la classe, peut-être que je commençais à y penser de nouveau.
Quand je fus un peu grande, je lisais mes livres —je les relisais, faudrait-il dire que, quand on m'en apportait un, il faisait bien deux jours la première fois. Ensuite je le connaissais par cœur, mais au bout de quelque temps, oublié ou non, il me redonnait autant de plaisir que s'il avait été nouveau.
Une fois le bonheur d'être malade fut encore plus grand : mon père était malade en même temps que moi. Dans la chambre bleue, nous avions chacun notre lit, et, tous les deux, nous parlions. Par moment, l'un ou l'autre s'endormait, et l'autre l'écoutait dormir, et s'endormait à son tour. Parfois mon père se secouait, essayait de se donner courage :
— Il faut que je me lève.
— Pourquoi veux-tu te lever ?
—Il faut que j'aille faire les topinambours...
—Tu feras les topinambours dans ton lit.
Cette année-là, les topinambours sans doute furent semés tard. Mais c'était le plus jeune de mes soucis. Les jours passaient. Mon père me récitaient des vers. Nous lisions Richepin, l'un ou l'autre, nous apprenions par cœurla Chanson des gueux :
Tant crie-t'on Noël qu'il vient,
C'est vrai qu'il vient et qu'on le crie....
Avec le refrain de la ballade :
Ceux qui n'ont pas de cheminée.
Je récitais comme à l'école, et mon père se moquait de moi. Il me parodiait :
Ceux qui n'ont pas —de che-mi-née.
Il récitait aussi des poèmes de Baudelaire :
Ange plein de santé, connaissez-vous les fièvres...
Des frissons vous parcouraient les épaules, tellement c'était noir, et beau, pourtant, et cela chantait d'une joie profonde, tranquille, parfaite, qui n'avait rien de commun avec le sens des mots. Certes, les mots étaient là avec leur signification qui m'échappait sans doute, à un certain niveau, mais ils m'apparaissaient un peu comme les épines de l'aubépine ou les petites pierres sur la bonne terre. Et la bonne terre, et les fleurs de l'aubépine, il leur était nécessaire les épines et les petites pierres, et au poème tout ce qu'il portait de signification, et les frissons à fleur de peau —mais les frissons de l'âme, par-dessous, vibraient de cette joie profonde, l'essentiel, le parfum, la saveur. Et, bien sûr, je ne savais pas le dire —je le dirais si mal encore— je ne savais pas qu'on pourrait le dire. Je me laissais aller.
Et nous riions, tous les deux, mon père et moi, d'un même plaisir, d'une même joie, qui certainement n'était pas la même. Nous étions heureux, tous les deux. De temps à autre, il s'agitait un peu ; il pensait au travail qui attendait. Il parlait des topinambours.
—Tu feras tes topinambours dans ton lit.
Il en parlait, mais il ne se pressait pas de se lever. Quand il était malade, ce qui était assez rare, il se laissait aller complètement, semblait-il. Ce qui étonnait ma mère et qui l'agaçait vraiment, c'est quand il demandait :
—Est-ce que vous connaissez si je guéris ?
Comme s'il n'avait pas connaissance, lui ! pensait-elle. Eh non, il ne connaissait pas. Entre tant de fatigue de tant de travail qu'il portait depuis si longtemps, et la fatigue de la maladie, il trouvait un repos qui le laissait là, sans forces. Et il prenait cela en toute patience. D'une certaine façon, il hibernait. Il a toujours su faire cela, et c'est ainsi je pense, qu'il a pu atteindre un âge avancé.
Marcelle Delpastre, Les Chemins creux, une enfance limousine. Pages 303-306. Editions Payot 1993
Ceci est le 300e texte ou poème déposé sur ce blog. Marcelle Delpastre (1925-1998) occupe ici une place à part, poète majeur du vingtième siècle, encore trop ignoré, ou assigné à ce statut de "pastourelle limousine" qui faisait écran à l'universalité de sa poésie. Il suffit de taper "Delpastre" sur le moteur de recherche, ici, pour découvrir les nombreuses entrées qui lui sont consacrées, le plus souvent une par volume de sa poésie, éditée courageusement par Jan Dau Melhau.
Pour commander ses livres, votre libraire doit le contacter :
Edicions dau Chamin de Sent-Jaume Roier / Royer 87380 Meusac / Meuzac Tél. 05 55 09 96 61
Comment déchirera-t-il son cocon —pour s'envoler ?
Vérité et métaphore, tout un : chenille et papillon.
Ces papillons dits contingents : paumes qui applaudissent de l'invisible,
sachant tout et jubilant —est-ce joie ou méchanceté ?
Les tristes, parmi nous, pourquoi sont-ils tristes ? Le soleil expose
ses milliers de cernes : on a de nouveau coupé l'arbre éternel
de l'univers ; les éclats de bois se sont retrouvés dans l'océan.
Demain le chasseur tombera (tout ce qui ne rampe pas, finit par tomber). La nuit le ciel de tôle est attaché par ces clous
— à quoi ? Est-il lui aussi, une aile ?
*
L'espoir nous soutient —même quand il chancelle.
Il fait toujours chaud. Est-ce seulement la canicule ?
Les goélands volent comme chiffons de mousse —
qui donc se lave encore les mains ? Qui ?
Vols II
Le matin arrive en coup de poing rapide. Voici la mouette —
casquette tombée de la tête en sang du soleil.
Dernière vengeance de l'obscurité. Obscurité —et douleur.
Le chemin de la mer, où mène-t-il ? Les arbres secs
longeant la route tirent le filet invisible
où toute la mer s'ébat. La tirera-t-on un jour pour
voir combien d'Atlandides s'y dissimulent ?
La mer nous avertit : les Rhodopes les plus verts
ébranlés par un séisme qui ne vient pas de la terre. Orphée ?—
des milliers d'Orphées à transistors descendront
au royaume des ombres... Mais le poète est encore ici. Quel
va-et-vient stérile jusqu'à la fin du monde ! Jusqu'à l'infini...
Froid. Et bleu. Quelqu'un a rasé la lune
et de nouveau sa toison d'or s'est cachée.
Vols III
Combien c'est désert —une vie touchant à sa fin. La mer
s'enferme dans sa solitude
avec les méduses parachutées (les munitions traînent encore sur la rive —oh répétitions naïves de ce qui ne se répète pas),
avec la bouée —tête en sang d'un noyé (le seul pour le moment),
avec les queues de paon mouillées par le mazout (la beauté ne serait vérité, ni la vérité beauté mais perte),
avec l'odeur de l'iode (sinon, comment la vie se cicatrisera ?)....
Il fait noir et sur la rive surgit le phare de Polyphème. Que peut-il voir de son oeil enflammé force d'avoir trop regardé ? Tout est clair pour moi. A l'horizon, une vedette se hâte —le soc d'un laboureur invisible qui laboure l'eau —pour semer les vents dont nous récolterons
la tempête du siècle futur.
Vols IV
L'espoir nous soutient. La voilà, la vie dans tout. Le paquebot —
rose sous le soleil levant — a posé son corps lourd
sur la paille des vagues chaudes, et les barques, enfonçant en lui
leurs museaux, sucent goulûment comme des pourceaux... La vie
douce. Dans tout. Ici. Et là —au bout du monde :
les palmiers hissant leurs trompes poussiéreuses, ratatinées,
s'aspergeant d'eau salée. Et les enfants les regardent émer-
veillés. Eux seuls ne s'intéressent pas à la vérité
de la vie. Eux —et les politiciens infantiles...
Aujourd'hui quelque chose nous soutient. Seul, ne tenant
qu'à un fil, toute sa vie l'homme vole : ballon d'enfant, ciel
toujours plus fin... Et rampe sur lui le soleil —guêpe fâchée.
Kiril Kadiiski, Choix de poèmes, adaptés du bulgare par Alain Bosquet. Belfond 1991
La vache est un parallélépipède rectangle solide, bien que mou du côté des babines, avec des excroissances par-dessus et par-dessous, tantôt stalagmites, tantôt stalactites, cornes ici, carillon et guimauve là.
Le poids de ce volume est considérable (certains l'ont comparé à des pianos de grande marque) et cependant un rien de légèreté flotte sur son front frisé et lui prête une grâce inqualifiable.
Son profil, bien équilibré entre le ciel et la terre (terre reniflée, même sans herbe, par des naseaux à la recherche d'un plaisir secret qui rapproche le mammifère des amateurs de truffes) peut se projeter admirablement sur l'horizon quand le soleil tend à se coucher.
Il—le profil— dessine alors les contours d'une sagesse que se partagent les dieux et les fervents d'émotions rustiques (les géologues découvrent sur les soubresauts de son échine des ombres mésozoïques).
Les quatre pattes de ce gros meuble qui mâchouille ont, pour faire le compte et maintenir l'équilibre, quatre trayons à la mamelle, sortes d'apertintailles qui chantent le lait et qui interpellent les folkloristes et les nutritionnistes, parfois les moralistes en quête de références palpables.
Toute seule, là-bas, la petite, le mufle tourné vers l'ouest en quête de fraîcheur. Corne menues sur front bouclé. Elle rêve.
Deux sabots bien sages au bord de la mare immobile, sous la légèreté d'un saule. Comme une image.
Elle rêve.
Ses yeux laissent transpirer un peu de soleil couchant, mâchonnent des souvenirs mythologiques chargés de bousculades et d'or vif, d'Europe et de Bosphore, dans un silence qui laisse peu de place aux mouches.
La fermière l'appelle Noiraude ; je l'appelle Blanchette.
Ce bel animal apprécie surtout la campagne verte (pas trop pâle sur la palette) et pense debout.
Fixant son petit infini, il pense au grand, en agitant les oreilles qu'il a sensibles.
Parfois la mâchoire inférieure se tend, les lèvres s'ouvrent; et un mugissement sans question et sans réponse se répand dans l'immensité transparente de l'air et coiffe les oreilles des mélomanes wagnériens.
Les silences qui suivent sont de purs vertiges.
(...)
André Balthazar, La Vache (en gros et en détail), avec des dessins de Lionel Vinche. Le Daily-Bul 2000