(...) Je n'avançais pas seulement dans le labyrinthe du parc, mais dans le labyrinthe de ma vie. Métaphore facile mais juste. Une pirogue droguée et perdue en pleine mer, suivant dans la nuit le tango que chantaient des sirènes insaisissables. Voilà ce qu'était ma triste vie : une vie d'Ulysse défoncée mais une Ulysse sans retour, une Ulysse pour qui Ithaque est, ne peut être que la mer, et le chant des sirènes, et les ruses, et les larmes sous la pluie, et Cyclope, et la mer encore, la mer à jamais.
Je savais que je ne retournerais pas au Sénégal, Diégane : ma rupture avec le pays avait été trop profonde, et je sentais bien que ce malentendu ne se dissiperait pas avec le temps. Au contraire, il irait en se renforçant. C'est de ce malentendu que je devais naître comme écrivain ; c'est lui, après cette naissance, que je devais encore écrire. Tous mes livres, je le sentais avant d'en avoir écrit un seul, concerneraient cette rupture avec mon pays, avec les gens que j'y avais connus, avec mon père, avec Mame Coura, Y a Ngoné, Ta Dib, mes marâtres, avec tous ces hommes et femmes rencontrés dans la rue ou à l'université le temps d'une nuit. J'écrirais sur ça et personne ne comprendrait, tout le monde là-bas me haïrait pour une raison toute simple : je n'aurais pas seulement trahi par l'écriture ; j'aurais redoublé cette trahison en écrivant d'ailleurs. Mais soit, me disais-je, soit : j'écrirai donc comme on trahit son pays, c'est-à-dire comme on se choisit pour terre non le pays natal mais le pays fatal, la patrie à laquelle notre vie profonde nous destine depuis toujours, la patrie de l'intérieur, celle des souvenirs chaleureux et celle des ténèbres glacées, la patrie des rêves premiers, la patrie des peurs et des hontes ruisselant en troupeau sur les flancs de l'âme, le patrie de toute la chiennerie errante le long des nuits couleur pétrole, de rues blanches, de villes que même les fantômes auraient désertées, la patrie des visions cristallisées d'amour et d'innocence, mais la patrie aussi de la folie rieuse et des entassements de crânes et de la lucidité impitoyable qui dévore le foie, la patrie de toute la solitude possible et de tout le silence disponible, la seule patrie que je trouvais habitable (et par habitable, je veux dire : impossible à perdre ou à haïr, impossible à exposer à une nostalgie sentimentale et superficielle, impossible à prendre comme prétexte ou otage en vue d'accrocher la gratifiante breloque de l'exil à sa poitrine et, enfin, la patrie impossible à défendre, puisqu'elle se défend toute seule de ses imprenables contreforts et n'exige de sacrifice que celui de notre paresse et de nos envies de faire l'amour tout le temps). Quelle est donc cette patrie ? Tu la connais, c'est la patrie des livres : les livres lus et aimés, les livres lus et honnis, les livres qu'on rêve d'écrire, les livres insignifiants qu'on a oubliés et dont on ne sait même plus si on les a ouverts un jour, les livres qu'on prétend avoir lus, les livres qu'on ne lira jamais mais dont on ne se séparerait non plus pour rien au monde, les livres qui attendent leur heure dans une nuit patiente, avant le crépuscule éblouissant des lectures de l'aube. Oui, disais-je, oui, je serai citoyenne de cette patrie-là, je ferai allégeance à ce royaume, le royaume de la bibliothèque.
Mohamed Mbougar Sarr, La Plus secrète mémoire des hommes (deuxième livre, troisième partie Nuit de tango par marée haute). Editions Philippe Rey 2021
Vu du sommet de "Pymayon", le verger de Gondran est comme une tache de dartre dans la garrigue. Autour le poil est sain, bourru, frisé, mais là, la bêche de Gondran a raclé la peau.
C'est un verger en pente sur le flanc gras de la colline, à l'endroit où les ruisselets laissent l'alluvion. Sous lui, le torrent a fendu la terre d'une fente étroite, noire, et qui souffle frais comme la bouche d'un abîme. Un vieil aqueduc romain l'enjambe ; ses deux jarrets maigres et poudreux émergent des oliviers.
D'abord, Gondran a creusé un trou sous le genévrier le plus touffu, et quand il a atteint la terre noire, il a mis sa bouteille au frais. Il a choisi une bonne branche à l'abri des fourmis pour pendre son carnier, puis, manches troussées, il s'est mis au travail.
Et l'acier de sa bêche a chanté dans les pierres.
L'ombre des oliviers s'est peu à peu rétrécie ; tout à l'heure, comme un tapis fleuri de taches d'or, elle tenait tout le champ. Sous les rais de plus en plus droits, elle s'est morcelée, puis arrondie. Maintenant elle n'est plus que gouttes grises autour des troncs.
C'est midi.
La bêche s'arrête.
Sieste
L'air plein de mouches grince comme un fruit vert qu'on coupe. Gondran, collé à la terre, dort de tout son poids.
Il se réveille d'un bloc. Du même élan tranquille, il plonge dans le sommeil, puis il émerge. D'un coup de reins il est debout.
En cherchant sa bêche, il rencontre le visage de la terre. Pourquoi, aujourd'hui, cette inquiétude qui est en lui ?
L'herbe tressaille. Sous le groussan jaune tremble le long corps musculeux d'un lézard surpris qui fait tête au bruit de la bêche.
— Ah, l'enfant de pute.
La bête s'avance par bonds brusques, comme une pierre verte qui ricoche. Elle s'immobilise, les jambes arquées ; la braise de sa gueule souffle et crachote.
D'un coup Gondran est un bloc de force. La puissance gonfle ses bras, s'entasse dans les larges mains sur le manche de la bêche. Le bois en tremble.
Il veut être la bête maîtresse ; celle qui tue. Son souffle flotte comme un fil entre ses lèvres.
Le lézard s'approche.
Un éclair, la bêche s'abat.
Il s'acharne, à coups de talon, sur les tronçons qui se tordent.
Maintenant ce n'est plus qu'une poignée de boue qui frémit. Là, le sang plus épais rougit la terre. C'était la tête aux yeux d'or ; la languette comme une petite feuille rose, tremble encore dans la douleur inconsciente des nerfs écrasés. Une patte aux petits doigts emboulés se crispe dans la terre.
Gondran se redresse ; il y a du sang sur le tranchant de son outil. Sa large haleine coule, ronde et pleine ; sa colère se dissout dans une profonde aspiration d'air bleu.
Subitement il a honte. Avec son pied il pousse de la terre sur le lézard mort.
Voilà le vent qui court.
Les arbres se concertent à voix basse.
Le chien n'est plus là ; il a dû partir sur la quette de quelque sauvagine.
Sans savoir pourquoi, Gondran est mal à l'aise ; il n'est pas malade ; il est inquiet et cette inquiétude est dans sa gorge comme une pierre.
Il tourne le dos à un grand buisson de sureau, de chèvrefeuille, de clématite, de figuiers emmêlés qui gronde et gesticule plus fort que le reste du bois.
Pour la première fois, il pense, tout en bêchant, que sous ces écorces monte un sang pareil à son sang à lui ; qu'une énergie farouche tord ces branches et lance ces jets d'herbe dans le ciel.
Il pense aussi à Janet. Pourquoi ?
Il pense à Janet, et il cligne de l'œil vers le petit tas de terre brune qui palpite sur le lézard écrasé.
Du sang, des nerfs, de la souffrance.
Il a fait souffrir de la chair rouge, de la chair pareille à la sienne.
Ainsi, autour de lui, sur cette terre, tous ses gestes font souffrir ?
Il est donc installé dans la souffrance des plantes et des bêtes ?
Il ne peut donc pas couper un arbre sans tuer ?
Il tue, quand il coupe un arbre.
Il tue quand il fauche....
Alors, comme ça, il tue, tout le temps ? Il vit comme une grosse barrique qui roule, en écrasant tout autour de lui ?
C'est donc tout vivant ?
Janet l'a compris avant lui.
Tout : bêtes, plantes et, qui sait ? peut-être les pierres aussi.
Alors il ne peut plus lever le doigt sans faire couler des ruisseaux de douleur ?
Il se redresse ; appuyé sur le manche de l'outil, il regarde la grande terre couverte de cicatrices et de blessures.
L'aqueduc, dont le canal vide charrie du vent, sonne comme une flûte lugubre.
Jean Giono, Colline, Editions Bernard Grasset 1929.
Photo : Jean Giono sur les hauteurs de manoque, par Gisèle Freund
Dans l'atmosphère de liberté effrénée des années 20 avait surgi un lecteur qui n'en faisait qu'à sa guise et voulait qu'on le caresse dans le sens du poil. Ce lecteur avait une fringale de nouveauté, et n'admettait rien d'autre que ce qui était "novateur". Ce mot signifiait l'éclatement de la forme et de toutes les idées, dans l'esprit du temps : L'amour ? Donnez-moi une fille, et cela me suffira pour trois jours...
Akhmatova, pour tenter d'expliquer les regains et les retombées d'intérêt chez les lecteurs, a dit un jour : "La poésie, c'est comme ça — si on avale un succédané, après, on n'y revient plus." Il y a là une certaine part de vérité, mais pas toute la vérité, loin de là. Aujourd'hui aussi, il y a énormément de succédanés, mais le lecteur sait parfaitement ce qu'il lui faut, ce qui vaut la peine d'être recopié, et quels livres méritent d'être activement recherchés. Tandis qu'à l'époque du culte de la force et du rejet des valeurs, le lecteur cherchait, dans la poésie, à être conforté dans ses positions et à justifier sa croyance cynique en la nécessité de s'adapter. L'accent mis sur le renoncement, chez Akhmatova, était profondément étranger à ce lecteur, il ne remarquait en elle que ce qui représentait des proies faciles pour ses détracteurs, et ignorait complètement ses plus belles qualités : une retenue très stricte, de la précision, et la force de ses coups qui vont droit au but. Le lecteur trop gâté n'était pas en quête d'une authentique vérité poétique, il ne se donnait pas le mal de chercher quoi que ce soit, juste pour récolter des miettes de transfiguration spirituelle, il voulait être étourdi et abasourdi "à côté de la caisse"*, comme disait Anna Akhmatova. Ce lecteur n'a même pas remarqué qu'Anna Akhmatova est le poète non de l'amour, mais du renoncement à l'amour au nom d'une humanité supérieure.
Nadejda Mansdelstam, Sur Anna Akhmatova, (1966-67) p.50-51, traduit du russe par Sophie Benech. Le Bruit du temps 2013
*Akhmatova aimait utiliser des expressions "soviétiques". Allusion à la pancarte qui, dans les magasins, invitait les clients à vérifier sur place, à côté de la caisse, la monnaie que la vendeuse leur avait rendue. (note de l'auteur ou de la traductrice)
Photos : en haut : Nadejda Mandelstam, ci-dessous, Anna Akhmatova.
pour porter la livrée de vieilles insultes et d'un vieux désespoir,
Et enfin se coucher, apprivoisé,
Attaché au poteau de boue.
*
I saw a strange lost beat,
Unearthly, fire-fleeced,
Chained to a muddy ring,
Lie down, an alien thing,
In a narrow yard unkept,
I saw this shame and wept.
And then, by some dark law,
Twin to the beast, I saw
My alien mind, my will,
Come each day meek and still,
Come each wide night afresh,
Home to the house of flesh,
To take grim ordres, wear
Old insult and despair,
And lie down tame at last,
To the muddly stake made fast.
Hortense Flexner, Poèmes, édition bilingue ; choix, traduction et présentation critique de Marguerite Yourcenar, Gallimard 1969
Image :
Dear Miss Mclennan,
Thanks so much for the friendly review written the nice man in Chicago. He hasn’t exactly read ‘my past’, but he had read my book. So I shall never complain. It was awfully good of you to send it.”