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Ma première rencontre avec l'œillet sauvage

Publié le par Fred Pougeard

Au plus sec du paysage,
Dans les cailloux du maquis,
Un brusque sauvage exquis
Ardemment me dévisage
Et d'un vif plaisir j'éclate
D'être saisie en entier
A ce tournant du sentier
Dans son regard écarlate.
 
Qui donc admettra ma joie ?
Peut-on si fort s'exalter
Parce qu'en l'aridité
Un fleuron maigre rougeoie ?
 
Petit ascète panique,
Dans notre furtif duo
Mon émoi vibre plus haut
Qu'un bonheur de botanique.
Je fixe sur la durée
Pour la revivre longtemps
Cette fête d'un instant,
Infime et démesurée.
 
Lucienne Desnoues, Anthologie personnelle Actes Sud 1998
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Le pays fatal

Publié le par Fred Pougeard

(...) Je n'avançais pas seulement dans le labyrinthe du parc, mais dans le labyrinthe de ma vie. Métaphore facile mais juste. Une pirogue droguée et perdue en pleine mer, suivant dans la nuit le tango que chantaient des sirènes insaisissables. Voilà ce qu'était ma triste vie : une vie d'Ulysse défoncée mais une Ulysse sans retour, une Ulysse pour qui Ithaque est, ne peut être que la mer, et le chant des sirènes, et les ruses, et les larmes sous la pluie, et Cyclope, et la mer encore, la mer à jamais. 
     Je savais que je ne retournerais pas au Sénégal, Diégane : ma rupture avec le pays avait été trop profonde, et je sentais bien que ce malentendu ne se dissiperait pas avec le temps. Au contraire, il irait en se renforçant. C'est de ce malentendu que je devais naître comme écrivain ; c'est lui, après cette naissance, que je devais encore écrire. Tous mes livres, je le sentais avant d'en avoir écrit un seul, concerneraient cette rupture avec mon pays, avec les gens que j'y avais connus, avec mon père, avec Mame Coura, Y a Ngoné, Ta Dib, mes marâtres, avec tous ces hommes et femmes rencontrés dans la rue ou à l'université le temps d'une nuit. J'écrirais sur ça et personne ne comprendrait, tout le monde là-bas me haïrait pour une raison toute simple : je n'aurais pas seulement trahi par l'écriture ; j'aurais redoublé cette trahison en écrivant d'ailleurs. Mais soit, me disais-je, soit : j'écrirai donc comme on trahit son pays, c'est-à-dire comme on se choisit pour terre non le pays natal mais le pays fatal, la patrie à laquelle notre vie profonde nous destine depuis toujours, la patrie de l'intérieur, celle des souvenirs chaleureux et celle des ténèbres glacées, la patrie des rêves premiers, la patrie des peurs et des hontes ruisselant en troupeau sur les flancs de l'âme, le patrie de toute la chiennerie errante le long des nuits couleur pétrole, de rues blanches, de villes que même les fantômes auraient désertées, la patrie des visions cristallisées d'amour et d'innocence, mais la patrie aussi de la folie rieuse et des entassements de crânes et de la lucidité impitoyable qui dévore le foie, la patrie de toute la solitude possible et de tout le silence disponible, la seule patrie que je trouvais habitable (et par habitable, je veux dire : impossible à perdre ou à haïr, impossible à exposer à une nostalgie sentimentale et superficielle, impossible à prendre comme prétexte ou otage en vue d'accrocher la gratifiante breloque de l'exil à sa poitrine et, enfin, la patrie impossible à défendre, puisqu'elle se défend toute seule de ses imprenables contreforts et n'exige de sacrifice que celui de notre paresse et de nos envies de faire l'amour tout le temps). Quelle est donc cette patrie ? Tu la connais, c'est la patrie des livres : les livres lus et aimés, les livres lus et honnis, les livres qu'on rêve d'écrire, les livres insignifiants qu'on a oubliés et dont on ne sait même plus si on les a ouverts un jour, les livres qu'on prétend avoir lus, les livres qu'on ne lira jamais mais dont on ne se séparerait non plus pour rien au monde, les livres qui attendent leur heure dans une nuit patiente, avant le crépuscule éblouissant des lectures de l'aube. Oui, disais-je, oui, je serai citoyenne de cette patrie-là, je ferai allégeance à ce royaume, le royaume de la bibliothèque.
 
Mohamed Mbougar Sarr, La Plus secrète mémoire des hommes (deuxième livre, troisième partie Nuit de tango par marée haute). Editions Philippe Rey 2021
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Petits Motets d'Amour (extrait)

Publié le par Fred Pougeard

Il y a sous la lune
les belles dunes.
Il y a dans les bois
l'oiseau de proie.
 
Ton sein m'émeut
comme les dunes
sous la lune.
Et l'oiseau noir
qui vole autour
— est-ce l'amour...
 
 
Je tiens tes cheveux sous mes doigts
ton vrai parfum d'herbe en amour
— graminées presque mûres,
prairie en proie au levain des fleurs,
cette odeur de petite bête endormie —
dans mes mains.
 
 
Dehors sous la lune rose
la caille à gorge claire
la belle des blés
chante pour les nielles,
pour les asphodèles,
et pour je ne sais...
 
 
Je sais tout de l'amour
puisque j'en sais pleurer.
 
 
La nuit les roses ne vieillissent pas.
La nuit les roses se reposent d'aimer.
 
 
Te voici donc pommier de mai.
Rose au-dessus des ombres.
 
Et je suis vigne autour nouée
prête à mûrir comme un automne.
 
 
Il y a dans ton souffle
un papillon qui bat de l'aile
en frôlant les rideaux de la nuit.
 
C'est peut-être ma vie ou la tienne
que je poursuis avec mes lèvres
à cache-cache sur tes lèvres. 
 
 
Tu me livres tes mains,
tu m'offres ton sourire.
Tu promets une vie de bonheur.
 
Combien de temps suffira-t-il
à mon émoi
de serrer tes deux mains contre moi ?
 
Je n'ai pas assez d'un sourire,
pas assez d'une vie de bonheur.
 
Il me faut l'enfer et le ciel.
 
Et tout de suite.
 
 
Je m'appuie sur toi.
 
Je suis maître du monde.
La lumière est le sang de mes veines.
 
Je ne suis pas un autre que Dieu.
 
Dans mon corps sidéral se déroulent 
la gloire et la jubilation des astres.
 
Alléluia.
 
 
Alléluia !
Je t'invente la première femme
et je te sais pareille à moi.
 
Que cet amour maudit devienne
mon pain chaque jour
— mon soleil !
 
 
N'est-ce pas toi qu'entre mes bras
je serre ?
et que je tiens si fort en épouvante !
 
Mais tu n'as de visage ou de nom !
Mais tu n'existe pas.
 
Mais tu n'existes pas.
 
 
J'ai bu de l'eau.
 
Mais je n'ai bu ni source
ni fraîcheur.
 
 
Comme pour d'autres Hiroshima
mon amour est sur moi
la marque de la Bête.
 
 
La révolte royale 
de l'homme s'achève en une chute morne.
 
Heureusement tu es là
pour recevoir entre tes bras
ma défaillance.
 
Qui m'oserait damner en toi,
ma buveuse de lune ?
 
Laisse-moi maintenant m'endormir
les paumes sur tes seins ensommeillés.
 
(...)
 
Les mots sont des cordages
tendus sur des pistes sableuses.
 
Les mots sont le cri dans la gorge des fauves,
​​​​​​​et les mots sont l'odeur de la bête
chassée sur la piste crayeuse.
 
Les mots sont les chevaux de cirque
en rond chassés sur les tapis — en rond...
​​​​​​​
 
Viens sous la bâche verte
dans la ménagerie de nos désirs désabusés
qui dorment.
 
Nous tâcherons de les réveiller.
Et puis nous ouvrirons les cages.
 
(...)
 
(Sans date)
 
​​​​​​​Marcela Delpastre, Petits Motets d'Amour dans Poésie Modale I, Editions dau Chamin de sent jaume 2000
 
Image : Proverbes limousins et dessins de Marcelle Delpastre, Bibliothèque Francophone Multimédia
 
 
 
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Pouchkine

Publié le par Fred Pougeard

     
     La parole amoureuse élit domicile à la sandale des nomades. Elle court dans l'avoine sans fin.
 
     Vers le soir la passion du feu compense un clair marteau de cloche. Le vent gonfle la fureur du bronze.
 
     Soudain l'éclair du couteau des étoiles ! Un violon sur les rochers d'ébène annonce le printemps de la mort.
 
Jean Tardieu, Une Voix sans personne Editions Gallimard 1954
     
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Lorsqu'encore je t'écrivais

Publié le par Fred Pougeard

Lorsqu'encore je t'écrivais
Au vif d'amour et de ses peines
De n'être rien que toi
Au bout des mots
Tu me délivrais
L'âme
L'ouvrant de trappe en trappe
La faisant choir
De tout le poids de ses enroulements
Corde lancée d'un tas
Comme une corbeille sur la rive.
 
Jean Clam, Souffles Ganse Arts et Lettres 2018
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Biographie

Publié le par Fred Pougeard

Après la rude science
des matins, des soirs, des pentes,
des torrents, des eaux dormantes,
 
et cette flamme qui prend
aux broussailles du langage
et consume sourdement,
 
et la paresse qui rit
dans sa tombe d'air léger
puis s'envole sans bouger
 
vint le dernier paysage,
porte grande ouverte sur
un domaine sans images,
 
un bonheur des plus obscurs.
 
Henri Thomas, Signes de vie (1944) dans Poésies Editions Gallimard 1970
 
Photo : Henri Thomas peint par Frédéric Lambert, d'après la photo de Jacques Sassier
 
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Sagesse des mots/Wisdoms of words

Publié le par Fred Pougeard

À la pointe de cette plume, de ce punctum
Ces vieux doigts inscrivent la ligne compliquée
De mes mots, héritage sans prix de ceux
Qui parlent par les voix silencieuses, bien-aimées, rappelées,
De multitudes qui dans les temps et les lieux sans fin du monde
Chacune en son ici et maintenant une fois pour toujours demeure.
 
Sœurs et frères de poussière, dont je n'ai jamais vu
Les visages, jeunes et beaux, savants
Ou sages, dont les mots ont dit
Et me disent tout ce que vos cœurs ont connu,
Vos amours d'il y a bien longtemps sont avec moi maintenant et toujours
Qui respire l'air sans bornes portant vos voix lointaines.
 
De mot en mot je trace mon chemin, poursuivant, devinant
Des messages presque indiscernables, transmettant
De vie en vie les clartés, les merveilles, les épiphanies
Que tous les cœurs, toutes les âmes ont poursuivies,
Amenant à mon instant tous ceux qui jadis furent, ont rêvé,
Ont connu et loué, ont chanté, ont pleuré tout haut.
 
La musique cosmique de l'eau et du vent et des étoiles
Continue son cours à jamais, mais ce domaine humain
Du sens, nul ne le connaît sinon nous,
Ces souvenirs, dits et redits, confiés 
De rêve en rêveur par tels que moi,
Dont le seul savoir est ce que nous avons fait être
 
8 septembre 1987
 
Through this pen-point, this punctum
These old fingers inscribe my intricate line
Of words, beyond-price heritage from those
Who speak in soundless, loved, remembered voices
Of multitudes who in world's without-end times and places
Each in their once-and-for-ever here and now remains.
 
Sisters and brothers of dust, whose faces
I have never seen, young and beautiful, learned
Or wise, whose words have told
And tell me all your hearts have known,
Your long-ago loves are with me now and always
Who breathe the unbounded air that carries your far voices.
 
From word to word I trace my way, seeking, divining
Scarcely discernible messages, passing,
From life to life clarities, marvels, epiphanies
All hearts, all souls have sought,
Bringing to my moment all those who once were, have dreamed,
Have known and praised, have sung, have cried aloud.
 
Cosmic music of water and win and stars
Flows on for ever, but this human realm
Of meaning, none knows but we,
These memories, told and retold, imparted
From dream to dreamer by such as I,
Whose only knowledge is what we have made to be.
 
Sept.8th 1987
 
Kathleen RaineLa Presence (The Presence) poèmes 1984-1987, traduit de l'anglais par Philippe Giraudon Editions Verdier 2003
 
Photo : Jane Bown/Observer
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Il veut être la bête maîtresse

Publié le par Fred Pougeard

   
     Vu du sommet de "Pymayon", le verger de Gondran est comme une tache de dartre dans la garrigue. Autour le poil est sain, bourru, frisé, mais là, la bêche de Gondran a raclé la peau.
     C'est un verger en pente sur le flanc gras de la colline, à l'endroit où les ruisselets laissent l'alluvion. Sous lui, le torrent a fendu la terre d'une fente étroite, noire, et qui souffle frais comme la bouche d'un abîme. Un vieil aqueduc romain l'enjambe ; ses deux jarrets maigres et poudreux émergent des oliviers.
     D'abord, Gondran a creusé un trou sous le genévrier le plus touffu, et quand il a atteint la terre noire, il a mis sa bouteille au frais. Il a choisi une bonne branche à l'abri des fourmis pour pendre son carnier, puis, manches troussées, il s'est mis au travail.
    Et l'acier de sa bêche a chanté dans les pierres.
 
     L'ombre des oliviers s'est peu à peu rétrécie ; tout à l'heure, comme un tapis fleuri de taches d'or, elle tenait tout le champ. Sous les rais de plus en plus droits, elle s'est morcelée, puis arrondie. Maintenant elle n'est plus que gouttes grises autour des troncs.
     C'est midi.
     La bêche s'arrête.
 
     Sieste
     L'air plein de mouches grince comme un fruit vert qu'on coupe. Gondran, collé à la terre, dort de tout son poids.
     Il se réveille d'un bloc. Du même élan tranquille, il plonge dans le sommeil, puis il émerge. D'un coup de reins il est debout.
     En cherchant sa bêche, il rencontre le visage de la terre. Pourquoi, aujourd'hui, cette inquiétude qui est en lui ?
     L'herbe tressaille. Sous le groussan jaune tremble le long corps musculeux d'un lézard surpris qui fait tête au bruit de la bêche.
     — Ah, l'enfant de pute.
     La bête s'avance par bonds brusques, comme une pierre verte qui ricoche. Elle s'immobilise, les jambes arquées ; la braise de sa gueule souffle et crachote.
     D'un coup Gondran est un bloc de force. La puissance gonfle ses bras, s'entasse dans les larges mains sur le manche de la bêche. Le bois en tremble.
     Il veut être la bête maîtresse ; celle qui tue. Son souffle flotte comme un fil entre ses lèvres. 
     Le lézard s'approche.
     Un éclair, la bêche s'abat.
     Il s'acharne, à coups de talon, sur les tronçons qui se tordent.
     Maintenant ce n'est plus qu'une poignée de boue qui frémit. Là, le sang plus épais rougit la terre. C'était la tête aux yeux d'or ; la languette comme une petite feuille rose, tremble encore dans la douleur inconsciente des nerfs écrasés. Une patte aux petits doigts emboulés se crispe dans la terre.
     Gondran se redresse ; il y a du sang sur le tranchant de son outil. Sa large haleine coule, ronde et pleine ; sa colère se dissout dans une profonde aspiration d'air bleu. 
     Subitement il a honte. Avec son pied il pousse de la terre sur le lézard mort. 
     Voilà le vent qui court.
    Les arbres se concertent à voix basse.
     Le chien n'est plus là ; il a dû partir sur la quette de quelque sauvagine.
     Sans savoir pourquoi, Gondran est mal à l'aise ; il n'est pas malade ; il est inquiet et cette inquiétude est dans sa gorge comme une pierre. 
     Il tourne le dos à un grand buisson de sureau, de chèvrefeuille, de clématite, de figuiers emmêlés qui gronde et gesticule plus fort que le reste du bois. 
     Pour la première fois, il pense, tout en bêchant, que sous ces écorces monte un sang pareil à son sang à lui ; qu'une énergie farouche tord ces branches et lance ces jets d'herbe dans le ciel. 
     Il pense aussi à Janet. Pourquoi ?
     Il pense à Janet, et il cligne de l'œil vers le petit tas de terre brune qui palpite sur le lézard écrasé.
     Du sang, des nerfs, de la souffrance.
     Il a fait souffrir de la chair rouge, de la chair pareille à la sienne. 
     Ainsi, autour de lui, sur cette terre, tous ses gestes font souffrir ?
     Il est donc installé dans la souffrance des plantes et des bêtes ?
     Il ne peut donc pas couper un arbre sans tuer ?
     Il tue, quand il coupe un arbre.
     Il tue quand il fauche....
     Alors, comme ça, il tue, tout le temps ? Il vit comme une grosse barrique qui roule, en écrasant tout autour de lui ?
     C'est donc tout vivant ?
     Janet l'a compris avant lui.
     Tout : bêtes, plantes et, qui sait ? peut-être les pierres aussi.
     Alors il ne peut plus lever le doigt sans faire couler des ruisseaux de douleur ?
 
     Il se redresse ; appuyé sur le manche de l'outil, il regarde la grande terre couverte de cicatrices et de blessures.
     L'aqueduc, dont le canal vide charrie du vent, sonne comme une flûte lugubre.
 
Jean Giono, Colline, Editions Bernard Grasset 1929.
 
Photo : Jean Giono sur les hauteurs de manoque, par Gisèle Freund
 
 
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Sur Anna Akhmatova

Publié le par Fred Pougeard

     
     Dans l'atmosphère de liberté effrénée des années 20 avait surgi un lecteur qui n'en faisait qu'à sa guise et voulait qu'on le caresse dans le sens du poil. Ce lecteur avait une fringale de nouveauté, et n'admettait rien d'autre que ce qui était "novateur". Ce mot signifiait l'éclatement de la forme et de toutes les idées, dans l'esprit du temps : L'amour ? Donnez-moi une fille, et cela me suffira pour trois jours...
     Akhmatova, pour tenter d'expliquer les regains et les retombées d'intérêt chez les lecteurs, a dit un jour : "La poésie, c'est comme ça — si on avale un succédané, après, on n'y revient plus." Il y a là une certaine part de vérité, mais pas toute la vérité, loin de là. Aujourd'hui aussi, il y a énormément de succédanés, mais le lecteur sait parfaitement ce qu'il lui faut, ce qui vaut la peine d'être recopié, et quels livres méritent d'être activement recherchés. Tandis qu'à l'époque du culte de la force et du rejet des valeurs, le lecteur cherchait, dans la poésie, à être conforté dans ses positions et à justifier sa croyance cynique en la nécessité de s'adapter. L'accent mis sur le renoncement, chez Akhmatova, était profondément étranger à ce lecteur, il ne remarquait en elle que ce qui représentait des proies faciles pour ses détracteurs, et ignorait complètement ses plus belles qualités : une retenue très stricte, de la précision, et la force de ses coups qui vont droit au but. Le lecteur trop gâté n'était pas en quête d'une authentique vérité poétique, il ne se donnait pas le mal de chercher quoi que ce soit, juste pour récolter des miettes de transfiguration spirituelle, il voulait être étourdi et abasourdi "à côté de la caisse"*, comme disait Anna Akhmatova. Ce lecteur n'a même pas remarqué qu'Anna Akhmatova est le poète non de l'amour, mais du renoncement à l'amour au nom d'une humanité supérieure.
 
Nadejda Mansdelstam, Sur Anna Akhmatova, (1966-67) p.50-51, traduit du russe par Sophie Benech. Le Bruit du temps 2013
 
*Akhmatova aimait utiliser des expressions "soviétiques". Allusion à la pancarte qui, dans les magasins, invitait les clients à vérifier sur place, à côté de la caisse, la monnaie que la vendeuse leur avait rendue. (note de l'auteur ou de la traductrice)
 
Photos : en haut : Nadejda Mandelstam, ci-dessous, Anna Akhmatova.

 

 
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La bête à la chaîne/Alien

Publié le par Fred Pougeard

J'ai vu une étrange bête, une bête perdue,
Fantastique, à la toison de feu,
 
Enchaînée à un anneau de boue,
Couchée, étrangère à tout.
 
Dans une malpropre arrière-cour,
J'ai vu cette chose atroce, et j'ai pleuré.
 
Et, par l'effet d'une loi sombre,
Jumelé à la bête, j'ai vu
 
Mon esprit étranger à moi-même, mon vouloir,
Chaque jour, doux et docile,
 
Chaque nuit, chaque nuit immense,
Rentrer dans cette maison de chair
 
Pour y obéir à de sinistres ordres,
pour porter la livrée de vieilles insultes et d'un vieux désespoir,
 
Et enfin se coucher, apprivoisé,
Attaché au poteau de boue.
 
*
 
I saw a strange lost beat,
Unearthly, fire-fleeced,
 
Chained to a muddy ring,
Lie down, an alien thing,
 
In a narrow yard unkept,
I saw this shame and wept.
 
And then, by some dark law,
Twin to the beast, I saw
 
My alien mind, my will,
Come each day meek and still,
 
Come each wide night afresh,
Home to the house of flesh,
 
To take grim ordres, wear
Old insult and despair,
 
And lie down tame at last,
To the muddly stake made fast.
 
Hortense Flexner, Poèmes, édition bilingue ; choix, traduction et présentation critique de Marguerite Yourcenar, Gallimard 1969
 
Image : 
Dear Miss Mclennan,
Thanks so much for the friendly review written the nice man in Chicago. He hasn’t exactly read ‘my past’, but he had read my book. So I shall never complain. It was awfully good of you to send it.”
Sincerely, 
Hortense Flexner King
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