Celui qui a toujours affaire aux reflets sera peu enclin, dans le bien et le mal, à croire aux choses solides.
Le réel n'est pas beaucoup plus que la fumée enflammée d'où les phénomènes doivent apparaître. Mais les phénomènes sont enfants de cette fumée.
C'est la plus dangereuse des professions que celle qui s'occupe toujours de l'apparence de la chose morale. Elle conduit à se satisfaire de possibilités morales.
La connaissance de la possibilité de représenter console en face de l'asservissement exercé par la vie. La connaissance de la vie console de ce que la représentation a le caractère d'une ombre. C'est ainsi que vie et représentation sont liées entre elles. La conscience de cela tirera vers le bas un artiste faiblement doué, elle poussera au sommet un artiste qui l'est fortement.
Le poète conçoit toutes choses comme frères et enfants du même sang. Cependant cela ne le conduit à aucun désarroi. Il estime infiniment l'unicité de l'événement. Au-dessus de tout il place l'être isolé, le processus isolé car en chacun il admire la conjonction de mille fils qui arrivent des profondeurs de l'infini et ne se rencontreront nulle part de nouveau, jamais complètement ainsi. C'est là qu'il apprend à rendre justice à sa vie.
Hugo Von Hoffmannstahl, Le poète et la vie, publié en 1897 dans la revue de Stefan George, Feuillets pour l'art. Traduit de l'allemand par Albert Kohn, dans Lettre de Lord Chandos et autres textes, Editions Gallimard 1980 et 1992.
Le jour pâle épouser sans plaisir ses yeux vagues.
VII
J'ai pour la foudre chue un respect de vaincue
Mes os sont calcinés ma couronne est brisée
Je pleure et l'on en rit ma souffrance est souillée
Et le mur du regret cerne mon existence
Peut-être aurais-je pu me masquer de beauté
Peut-être aurais-je pu cacher cette innocence
Qui fait peur aux enfants.
LE CIMETIERE DES FOUS
Ce cimetière enfanté par la lune
Entre deux vagues de ciel noir
Ce cimetière archipel de mémoire
Vit de vents fous et d'esprits en ruine
Trois cents tombeaux réglés de terre nue
Pour trois cents morts masqués de terre
Des croix sans nom corps du mystère
La terre éteinte et l'homme disparu
Les inconnus sont sortis de prison
Coiffés d'absence et déchaussés
N'ayant plus rien à espérer
Les inconnus sont morts dans la prison
Leur cimetière est un lieu sans raison.
Saint-Alban 1943
Paul Eluard, Souvenirs de la maison des fous, Dessins de Gérard Vulliamy, Editions Pro Francia 1946, Seghers 2023
En novembre 1943, Paul Eluard trouve refuge en Lozère, à l'asile public de Saint Alban, où souffle, sous la conduite de François Tosquelles et Lucien Bonnafé, un vent d'humanisme.
Eluard reste plusieurs mois caché parmi les aliénés. Cette expérience le bouleverse. Il en tire un long poème composé de sept portraits, paru en 1946, dans une édition avec les dessins de Vulliamy, son futur gendre, qui s'est rendu à Saint Alban en 1945 avec la fille du poète, Cécile.
Seghers vient de faire reparaître ce livre devenu introuvable.
Images : dessin de Gérard Vulliamy, pour le portrait I
Nush et Paul Eluard, Saint Alban 1944 par Jacques Matarasso
Cette nuit-là, à l'hôtel : notre chambre, le long corridor vide, nos souliers à la porte, un épais tapis sur le plancher de la chambre ; dehors, la pluie sur les vitres, et dans la chambre, une jolie lumière agréable et douce. Ensuite la lumière éteinte et la volupté et la douceur des draps et du lit confortable. Se sentir chez soi ; ne plus se sentir seul ; se réveiller au milieu de la nuit et la trouver à côté de soi, pas partie. Tout le reste semblait irréel. Nous dormions quand nous étions fatigués, et si l'un de nous se réveillait, l'autre se réveillait également ; ainsi nous ne nous sentions jamais seuls. Souvent un homme a besoin d'être seul, et une femme aussi a besoin d'être seule ; et s'ils s'aiment ils sont jaloux de constater ce sentiment mutuel ; mais je puis dire en toute sincérité que cela ne nous était jamais arrivé. Quand nous étions ensemble, il nous arrivait de nous sentir seuls, mais c'était seuls par rapport aux autres. Je n'ai ressenti cette impression qu'une fois. Je m'étais souvent senti seul avec bien des femmes, et c'est ainsi qu'on se sent le plus seul ; mais nous deux nous ne nous sentions jamais seuls, et nous n'avions jamais peur quand nous étions ensemble. Je sais que la nuit n'est pas semblable au jour, que les choses y sont différentes, que les choses de la nuit ne peuvent s'expliquer à la lumière du jour parce qu'elles n'existent plus alors ; et la nuit peut être effroyable pour les gens seuls, dès qu'ils ont pris conscience de leur solitude ; mais, avec Catherine, il n'y avait pour ainsi dire aucune différence entre le jour et la nuit, sinon que les nuits étaient encore meilleures que les jours. Quand les individus affrontent le monde avec tant de courage, le monde ne peut les briser qu'en les tuant. Et naturellement, il les tue. Le monde brise les individus, et, chez beaucoup, il se forme un cal à l'endroit de la fracture ; mais ceux qui ne veulent pas se laisser briser, alors ceux-là, le monde les tue. Il tue indifféremment les très bons et les très doux et les très braves. Si vous n'êtes pas parmi ceux-là, il vous tuera aussi mais en ce cas, il y mettra du temps.
Ernest Hemingway, L'Adieu aux armes. Traduit de l'américain par Maurice E.Coindrau. Editions Gallimard 1948
Comme une aveugle elle sourit à toutes les chaises vides,
autour d'elle les gens les retirent et s'inclinent.
Sa bouche remue, elle s'écoute avec ses lèvres,
et devant elle il y a des cartes postales vierges.
Elle courbe la tête, comme une tête courbée
sous des reproches et dans ses cheveux
sa main écrit : mon amour, je vis encore, je t'écris
et je pense encore à toi, et c'est bête de ma part.
II
Nous avions fermé portes et fenêtres,
nous ne voulions ni les rapines ni le régime
des parasites et horlogers. Nos secrets
c'étaient notre Maison et le Temps Immobile.
(M., tu vivais dans mon cœur comme un singe
esseulé dans sa cage. À bien le voir ton visage
était dans un état, un état : une pomme oubliée
qu'on retrouve ridée en hiver.
Amour devient maladie, s'il ne meurt pas
malgré l'oubli, perdre ce qui reste quand même,
là où pendait la photo, c'est ça la maladie.
Mais l'amour, M., c'était moi. Ma façon
d'attendre presque assoupi sur le Voyage
au bout de la nuit. Je t'attendais, mais
tu ne venais pas, tu ne venais pas.)
Nous avions dans notre Maison un espace, des moments
qui ne s'écoulaient pas, ils étaient à nous
et nous rêvions de ne plus nous réveiller,
mais de guérir, sans savoir de quoi.
III
Il n'y a plus de misère parmi les hommes,
bière et rigolade jusqu'en pleine nuit.
Le chagrin c'est pour les héros tragiques, voilà.
Non, il y a un bonheur immense de nos jours,
on a oublié les classiques morbides, les idylles
secrètes de Hermans, Lermontov, Céline.
"Nous avions des amis qui nous ont trahis,
nous avions des amants qui nous ont haïs,
nous avons au corps un feu glacé."
Voilà tout le drame : personne ne revient
de la nuit. Nos rêves le cèderont
aux faits, jamais l'inverse, jamais l'inverse.
(...)
Rutger Kopland, Un endroit vide (extraits) (1975) dans Songer à partir, poèmes, traduit du néerlandais par Paul Gellings. Introduction de Jean Grosjean. Gallimard "Du monde entier" 1986
Photo : Rutger Kopland en 2004, par Jean-Paul Iska
Le mur fleurit, mais oui : le vieux mur qui oublie
Les siècles de son âge et devient un instant
Sous quelle main ? cette tartine de splendeur,
Ce pain beurré d'une lumière d'outre-temps
Dont le parfum survient, évident et secret
Comme un miracle est inconnu jusqu'à son heure.
Et l'on apprend ici que cette âme de l'âme
Nous parle de si près sa langue souveraine
Qu'elle est comme une haleine où nous sommes les mots.
Armel Guerne, Le Poids vivant de la parole Fédérop 2007, réunissant Au bout du temps, Solaire-Fédérop 1981, Le Poids vivant de la parole Fédérop 1983 et des poèmes inédits.