A Barjac...
Photo Thomas Goisque
(…) A Barjac, une plaque sur le mur du cimetière :
« Passant, arrête-toi et prie, c’est ici la tombe des morts. Aujourd’hui pour moi, demain pour toi. »
Le souvenir de ma mère défunte me murmurait confusément ce genre de chose. Sa pensée m’escortait par des jaillissements nés d’une vision : pourquoi le souvenir des disparus est-il lié à des spectacles anodins comme une branche oscillant dans le vent ou le dessin de l’arête d’une colline ? Soudain, les spectres surgissent. Pendant quelques mois, j’avais porté une bague à tête de mort qu’on m’avait retirée après ma chute. L’inscription latine gravée au revers du crâne disait la même chose que la plaque de Barjac : « Je fus ce que tu es, tu seras ce que je suis. » J’avais tardé à me pénétrer de cette évidence que les Romains inscrivaient à l’entrée de leurs cimetières. Décidément, j’avais deux millénaires de retard. Il était criminel de croire que les choses duraient. Les matinées de printemps étaient des feux de paille. Voilà longtemps que je ne m’étais pas trouvé exactement tel que je le désirais : en mouvement. Je jouissais de me tenir debout dans la campagne et d’avancer sur ces chemins choisis. Noirs, lumineux, éclaircis. C’était la noble leçon de Mme Blixen devant le paysage de sa ferme africaine : « Je suis bien là, où je me dois d’être. » C’était la question cruciale de la vie. Le plus simple et la plus négligée.
Sylvain Tesson, Sur les chemins noirs, pp 86-87 Editions Gallimard 2016