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Les pêcheurs

Publié le par Fred Pougeard

La misère seule, Diophante, réveille les savoirs,
Elle seule enseigne le labeur. Car même dormir,
Les soucis mauvais l'interdisent aux ouvriers.
Et si, pour un peu de nuit, ils trouvent le sommeil,
Tout d'un coup les angoisses les bouleversent, dressées au-dessus d'eux.
 
Deux chasseurs de poissons, deux vieillards étaient couchés
Sur des algues sèches, côte à côte, sous une cabane de roseaux,
Ils dormaient contre un mur de feuillages, et près d'eux
Les instruments de leurs luttes : paniers,
cannes à pêche, hameçons, appâts couverts d'algues,
Des lignes, des nasses, des labyrinthes tressés en jonc,
Des cordes, des rames, une vieille barque sur des étais,
Sous leur tête une pauvre vieille natte, et de quoi s'habiller, et des bonnets.
Telles sont les seules ressources des pêcheurs, telle leur richesse. 
 
Le seuil n'avait pas de porte, pas de chien. Toutes ces choses
Leur semblaient superflues : la misère les protégeait.
Nul voisin, mais autour de leur petite cabane
Allait et venait doucement la mer.
Alors que la Lune n'avait pas encore conduit son char à la moitié du chemin,
Les pêcheurs furent réveillés par le travail, et de leurs paupières
Ils chassèrent le sommeil, et passèrent de la pensée à la chanson.
 
ASPHALION. Ils mentent, ami, tous ceux qui ont prétendu que les nuits 
Raccourcissent en été, lorsque Zeus nous portent des jours plus longs.
J'ai déjà vu des milliers de rêves, et toujours pas l'aurore !
Je n'ai pas oublié, mais la nuit traîne encore.
 
LE COMPAGNON. Pourquoi calomnier le bel été ? Car ce n'est pas le temps,
Asphalion, qui a quitté son cours —mais l'inquiétude
Frappe ton sommeil, et c'est ce qui prolonge tes nuits.
 
ASPHALION. As-tu jamais appris à interpréter les rêves ?
C'est qu'ils étaient heureux,
Et je veux que tu aies part à ma vision.
 
LE COMPAGNON. Comme nous partageons notre pêche, partage tous tes rêves.
Car même si je dois recourir à mon seul jugement,
Le meilleur interprète est celui qui suit son jugement.
Et puis nous avons du temps libre. Que faire en effet
Couchés sur des algues, près des vagues, et sans dormir,
Comme l'âne dans les ronces ou la lampe du prytanée ?
Car on dit qu'eux aussi ne trouvent pas le sommeil.
Vas-y, mon ami, l'apparition
Que tu as vue cette nuit, fais-la connaître à ton compagnon.
 
ASPHALION. Hier soir je me suis endormi après avoir travaillé sur la mer
Le repas avait été frugal, nous avions dîné à l'heure juste,
Si tu te rappelles, épargnant nos estomacs, je me suis vu
Assis sur un rocher, affamé, et je guettais
Les poissons, laissant aller l'appât trompeur au bout de ma canne à pêche.
Et un des gros y mordit —oui même dans les rêves,
Tous les chiens voient du pain, et moi du poisson.
Et il était pris à l'hameçon, et le sang coulait.
Ses mouvement faisaient plier ma canne à pêche,
je la serrais de mes deux mains, tout courbé, énorme lutte !
Comment prendre ce poisson avec des crochets si faibles ?
Je lui rappelle la blessure en faisant jouer le hameçon doucement,
Puis je relâche un peu la ligne ; il ne cherche plus à fuir : je tire.
La lutte était finie, j'avais pêché un poisson d'or,
Tout parsemé d'or. Une terreur me saisit :
Et si c'était un poisson ami de Poséidon,
Ou peut-être un trésor d'Amphitrite ?
Doucement, je le décroche de l'hameçon,
En faisant attention à ce que sa bouche ne laisse pas d'or sur les pointes.
Et je fis ce serment : "Plus jamais je ne poserai un pied sur la mer,
je resterai sur la terre à régner sur mon or."
Voilà ce qui m'a réveillé. mais toi, mon ami, exerce maintenant
Ta pensée. Car ce serment que j'ai juré, il me terrifie.
 
LE COMPAGNON. Non, non ne tremble pas. Tu n'as rien juré. Car le poisson
D'or que tu as vu, tu ne l'as pas trouvé, ta vision n'est que mensonge.
Mais si, sans dormir, tu explores ces espaces,
Dans tes rêves, il y a de l'espoir : cherche le poisson charnel,
Si tu ne veux pas mourir de faim à rêver d'or.
 
Théocrite, Les Magiciennes et autres idylles Présentation (magnifique), édition et traduction de Pierre Vesperini. Editions Gallimard 2021 
 
Ill. Le Poisson d'or (1925), Paul Klee
 
 
 
 
 
 
 
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Tenebrae

Publié le par Fred Pougeard

Nous sommes proches, Seigneur,
proches et saisissables.
 
Déjà saisis, Seigneur,
engriffés l'un en l'autre, comme
si la chair d'un chacun de nous était
ta chair, Seigneur.
 
Prie Seigneur,
invoque nous,
nous sommes proches.
 
Nous allions déviés par le vent,
nous allions nous courber
aux mares creuses des marais.
 
Nous allions à l'abreuvoir, Seigneur.
 
C'était du sang, c'était
ce que tu as répandu, Seigneur.
 
Ça brillait.
 
Ça nous jetait ton image aux yeux, Seigneur.
Yeux et bouches sont si ouverts, sont si vides, Seigneur.
Nous avons bu, Seigneur,
le sang et l'image qui était dans le sang, Seigneur.
 
Prie, Seigneur
Nous sommes proches.
 
*
 
Nah sind wir, Herr
nahe und greifbar.
 
Gegriffen schon, Herr,
ineinander verkrallt, als wär
der Leib eines jeden von uns
dein Leib, Herr.
 
Bete, Herr
bete zu uns,
wir sind nah.
 
Windschief gingen wir hin,
gingen wir hin, uns zu bücken
nach Mulde und Maar.
 
Zur Tränke gingen wir, Herr.
 
es war Blut, es war,
was du vergossen, Herr.
 
Es glänzte.
 
Es warf uns dein Bild in die Augen, Herr.
Augen und Mund stehn so offen und leer, Herr.
Wir haben getrunken, Herr.
Das Blut und das Bild, das im Blut war, Herr.
 
Bete, Herr.
Wir sind nah.
 
Paul Celan (1959) dans Poèmes, traduits de l'allemand par John E Jackson, Editions Unes 1987
 
Photo : Paul Celan (1963) par Lüfti Özkök
 
 
 
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Bernard Blot 1932-2025

Publié le par Fred Pougeard

Bernard Blot 
(17 juillet 1932-2 mars 2025)
 
 
     Il est peu de personnes, sinon mes parents et grands parents, pour lesquelles ma reconnaissance est aussi grande.
     Poète, conteur, linguiste et pédagogue* ; petit garçon de Fleury-les-Aubrais fuyant avec ses parents les bombardements incessants sur ce nœud ferroviaire durant la deuxième guerre**, accueilli dans cette Creuse qu'il va observer, aimer et dont il va inlassablement chanter les courbes de Géante***, poète du désir, du désert, diseur des "fabulosités" enfouies par la déprise et ses halliers profus, Bernard traça un signe d'amour entre littérature orale et littérature écrite, et il fut l'un des rares à ne pas mépriser l'une pour pouvoir aimer l'autre.
     Haute silhouette bien connue des guérétois, voix ample, musicale, adorée de bien des creusois puisque, pendant de longues années, sur Radio France Creuse, ce conteur prodigieux a dit chaque semaine un conte nouveau qu'il tricotait à partir du répertoire traditionnel (tâche, il faut le dire, colossale), Bernard fut le passeur inlassable de l'oeuvre des autres (je pense à Jouhandeau, pour le centenaire duquel il abattit à Guéret un travail considérable ; à son ami Pierre Michon dont il lisait merveilleusement, à haute voix, les Vies Minuscules**** notamment), laissant souvent avec pudeur la sienne propre à l'ombre des vieux chênes. Promeneur du Puy de Gaudy, vieille montagne usée par les durées géologiques jusqu'à ses 651 mètres, il en connaissait le moindre arpent et lisait le paysage comme un livre ouvert.

     Dès le début des années 80, il organisa là-haut, avec deux amis, Les Nuits de la Pleine Lune, où les grands noms du récit, art alors en plein renouveau, furent accueillis, une fois par an en septembre, par les flambeaux et plus de mille paires d'oreilles ; tout cela se terminait aux Bains d'en Bas, par un grand bal nocturne, un enchantement, un réenchantement.

     Ses poèmes parfois émaciés, taillés jusqu'à l'os, écrits dans une langue crépitante (Béatrice éblouie, G&g 1998) furent beaucoup pour les pierres, le désir amoureux, l'errance, le paysage, les mystères enfouis d'un parcellaire délabré et magnifique. À travers les contes et légendes, il dessina avec une causticité fine, toute paysanne, une mythologie de ces lieux qu'il traversait à grandes enjambées, retrouvant une des fonctions de cette littérature ayant longtemps vécue de bouche à oreille : réenchanter (encore !) le réel.
     Quand j'eus vingt-cinq ans, au fond d'un trou d'incertitudes, il me prit sous son aile (les deux étaient immenses).
     Merci et adieu.
 
* L'école et les techniques sonores, en collaboration avec Louis Porcher et Jean-François Le Mouel, Armand Colin 1975 ou encore Les Tribulations des formateurs dans les friches de l'illétrisme, en collaboration avec Léna Léticée Chanas, L'Harmattan 2002
 
** Ce pays (la Creuse) "lui avait fait don, à cette époque incertaine, de nuits apaisées gommant peu à peu la peur d'être écrasé dans les abris que faisaient vibrer les proches impacts. Il lui appartenait depuis, de mieux le faire connaître, de lui rendre sa place dans l'histoire des humbles, cette magnifique et terrible histoire et terrible histoire qui est l'authentique saga humaine reliant la mémoire de nos amonts à notre vivace utopie d'avals épanouis. 
Il s'y efforce désormais, et consent à mourir ici chez lui"
 
Bernard Blot, prologue de Des Raisons d'errance (Editions La Fidélienne 2013)
 
***A lire, aux Ardents éditeurs, les livres récents (photo-ci dessus)  qu'il consacra à la Creuse et au Puy de Gaudy avec les dessins de son cher ami le paysagiste Alain Freytet "(3 volumes magnifiques de Chroniques de Creuse et un volume des Contes et Légendes du Puy de Gaudy)
 
**** A lire, dans la revue Siècle 21, n°12 Printemps été 2008, sa contribution Lire les Vies Minuscules, dans Pierre Michon et la fiction autobiographique, à côté des contributions d'Agnès Castiglione, Dominique Viatt, Denis Podalydès et Jacques Bonnafé.
 
***
 
De Bernard, sur ce blog (je publierai périodiquement d'autres poèmes de lui, la plupart dans des publications pour l'instant difficilement trouvables) :
 
https://www.proximitedelamer.fr/2025/02/se-regardant-aller-par-les-chemins-teigneux.html
 
https://www.proximitedelamer.fr/2021/04/mes-grands-chiens-maigres.html
 
https://www.proximitedelamer.fr/2019/01/pour-un-panache-de-lumiere.html
 
https://www.proximitedelamer.fr/2016/10/surgi-des-halliers-de-la-chabrieres-de-nulle-part.html
 
Photo de Bernard, en pleine lecture, sur la lande du Puy La Croix, au-dessus de Vassivière en 2012 (Merci à Alice Blot, sa petite fille et à son cher ami Alain Freytet)

 

 

 

 
 
 
 

 

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