Ici, soudain c'est l'oiseau de Siegfried qui chante
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Ce qui m'emplissait alors d'éveil et de légèreté, ce n'était pas le sentiment qu'éprouve Meaulnes : le sentiment (je cite de mémoire) "qu'il était arrivé et qu'il n'y avait plus que du bien à attendre", c'était plutôt, au contraire, le sentiment que quelque chose partait de là, comme ces trouées sans fond dans la forêt, ou ces routes ruinées, encore mystérieusement éveillées sous leurs broussailles, dont mes livres ont gardé l'obsession. Au Mesnil-Vilbert, de l'autre côté du vallon abrupt où la route plongeait, on voyait sur la crête d'en face, que les haies cessaient de cloisonner, se profiler en sentinelle les premiers genêts et les fougères d'une lande. Mon regard se plaît toujours et s'accroche à de telles lisières, annonciatrices d'un changement à vue du paysage ; quand le soir approche, plus particulièrement, le sentiment que pour moi enfin le rideau va se lever flotte sur ces bordures de friches derrière lesquelles on pressent que la terre pourrait peut-être enfin s'ensauvager. Mais cent fois au long de la route l'imagination a rencontré de telles amorces, et le plus souvent même moins médiocres, sans se laisser accrocher : ici, soudain c'est l'oiseau de Siegfried qui chante, à voix non distincte encore, mais déjà identifiable à des accords inconnus : seulement c'est au prix de tout quitter qu'on pourrait le comprendre —et quelque réserve que je puisse faire sur ses méthodes et sur le bien-fondé de ses espérances, jamais du moins je n'ai douté même si je ne l'ai pas suivie, de la validité de l'injonction qui est au fond du surréalisme et qui, face à de tels appels, le constitue en vérité : "Lâchez tout ! Partez sur les routes."
Julien Gracq, Nœuds de vie, pages 43-45. Editons José Corti 2021