L'homme n'a pas une seule et même vie
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Du reste, rien de mon passé à Saint-Malo : dans le port je cherchais en vain les navires aux cordes desquels je jouais : ils étaient partis ou dépecés ; dans la ville, l'hôtel où j'étais né avait été transformé en auberge. Je touchais presque à mon berceau et déjà tout un monde s'était écoulé. Etranger à ces lieux de mon enfance, en me rencontrant on demandait qui j'étais, par l'unique raison que ma tête s'élevait de quelques lignes de plus au-dessus du sol vers lequel elle s'inclinera de nouveau dans peu d'années. Combien rapidement et que de fois nous changeons d'existence et de chimère ! Des amis nous quittent, d'autres leur succèdent ; nos liaisons varient : il y a toujours un temps où nous ne possédions rien de ce que nous possédons, un temps où nous n'avons rien de ce que nous eûmes. L'homme n'a pas une seule et même vie ; il en a plusieurs mises bout à bout, et c'est sa misère.
François-René de Chateaubriand, Mémoires d'Outre-Tombe, livre troisième chapitre 16, édition établie par Maurice Levaillant et Georges Moulinier, Bibliothèque de la Pléiade, Gallimard 1951