Madrigal du rouleau de fer
/image%2F2163997%2F20250610%2Fob_839f21_img-20250610-125040.jpg)
de mes soucis cela me prit avant-hier
Quelle mouche le piqua demande le fabuliste
quoi qu'il en soit voici s'il vous plaît
une histoire en vers avec un rouleau de fer
Vincent mon grand-père paternel
un soir de printemps m'ordonna
de passer le rouleau sur une terre labourée
tu vas rouloyer Ker-an-graz
Qu'il soit de pierre ou de fer le rouleau est la Loi
à douze ans on obéit aux ordres d'un tad koz
ancien prisonnier de guerre Torgau-sur-Elbe en Saxe
gela le cœur durcit les yeux du laboureur-soldat
son épouse Jeanne peut témoigner elle qui
est vaste silence de ciel dessus le mâle aboi
L'engin rouleau la précision importe
est un outil agricole tracté formé d'un
double ou triple cylindre
cette révolution affermit les blés
On tient le cheval au licol
pendant que le tambour dans la lice
motte après motte brise
La parcelle dont je parle
pas un lopin mais une vaste main
de terre collante qui embrasse
les meules d'un sceau
de glèbe ocre et grasse
La nuit étendait son empire
depuis une heure quand
j'aperçus le pire
de l'aventure —après
tout le champ rouloyé
devais ramener l'attelage
brinquebalant par la route
dans le noir
cheval et moi allâmes tremblants
qu'une voiture au détour
d'une courbe nous heurtât
c'est un fameux bout de chemin
jusqu'à Kersaint
rouleau de fer sur macadam
fait grand ramdam
Et la jument lasse encensait
d'épuisement et faisant
des écarts de frayeur aux lucioles
Au retour je trouvais Vince
lunetté cul de bouteille et bonnetté
à méditer sur ses graines de choux
— eh te voilà enfin
si tard me dit-il
— ces journaux de Ker-an-graz dis-je
sont longs comme la messe
— repose-toi bien
dit-il demain tu devras
rouler la parcelle voisine
— je ne puis
j'ai un poème à savoir
— eh bien tu le sauras mieux
en rouloyant le globe
et ce poème tu me le diras demain soir
je m'ennuie à compter mes graines
Or de poème pas
si bien qu'il me fallut l'écrire
et de le dire à Vincent
qui devait en secret l'attendre
puisqu'il m'accorda
le temps de rédiger
La poésie abondait de zéphyrs
de nymphes et de pâtres
d'accents de césures
et de tours baroquisants
car je voulais sinon l'éblouir
du moins produire
l'illusion du vrai poème
Je ne fis que l'endormir
Mais au dernier mot il rouvrit l’œil
et demanda au juste
de quoi cela parle-t-il ?
Daniel Morvan, Quitter la terre, Éditions Le temps qu'il fait, 2024