Le Livre de la fin

Publié le par Fred Pougeard

I

 
Je ne vivrai ni dans la tombe
ni dans ta mémoire car tu m'as
précédée dans le futur éternel.
Les mers sont immobiles et nous
regardent sans espoir.
 
II
 
Je parle d'un bonheur noir,
d'arbres désormais métalliques,
et d'un rite funèbre plongeant
dans le silence.
 
Tu es un champ magnétique. Les
galaxies t'on récupérée.
 
III
 
on a brûlé ton corps, éparpillé
la fumée et j'ai respiré
un nuage noir qui s'est coagulé dans
ma propre matière.
 
IV
 
Il ne reste de toi pas même
une poussière. Une molécule
géante flotte dans mes 
réservoirs obscurs et vénéneux
où les soleils éteints sont
tombés. Tu t'es rendue à
l'univers.
 
V
 
Et maintenant la mer s'est
étendue dans le désir immuable.
Un chant de feu a pris sa place
dans l'ordre universel. Il ne
reste de toi que le rythme de la
lumière qui pleure.
 
VI
 
Il y a des journées froides
où j'ai besoin de tisser
des laines
 
des laines qui servent de
linceul.
 
VII
 
Il y a des couleurs pâles
empruntées aux fleurs
je vais en faire des
teintures froides 
pour tisser ce linceul.
 
VIII
 
Il y a des cieux trop clairs
qui s'étirent sans fin
 
ni laines ni couleurs
ne réchauffent les tombes.
 
IX
 
Les souvenirs sont des
couronnes inutiles qui
jamais n'ont ramené un mort.
 
X
 
J'ai passé ma vie à me faire
des masques et à les porter,
à me tisser des armures faites
de fils barbelés, et comme le 
scorpion, j'ai piqué à mort
ceux que j'aime.
 
XI
 
Mes nuits comme des fleuves
ont coulé près du téléphone.
J'ai assailli le facteur
chaque matin pour que ton nom
ne surgisse pas dans mes rêves.
 
XII
 
Tu sais que la mort ne fait
que continuer le silence
rien n'a changé dans la
sève des plantes mais ta
trajectoire a viré sur
l'infini... où veux-tu que
j'attende ?
 
XIII
 
La douleur a versé ses poisons
froids dans tes cellules, une par
une, jusqu'au moment où il n'y
eut ni espace ni temps dans ton
organisme épuisé tu as glissé
dans la mort sans rien nous dire.
 
XIV
 
Se peut-il que je sois venue
de nuit   aie confondu les
pistes   et me sois égarée
dans un désert de bronze ?
 
XV
 
De nuit en nuit
sommes arrivées au
bruit
 
D'erreur en erreur nous
sommes arrivées à la
vérité
 
le centre de la terre
était fait de glace
 
XVI
 
Nous avons vécu à des vitesses
différentes...
 
tes cendres étaient dispersées
quand j'étais encore dans 
le train.
 
XVII
 
Je croyais que la folie t'avait
éternisée dans son ciel de marbre
je te croyais immobile dans le 
Temps mais voici que tu atteins
la vélocité de la lumière et que
tu disparais...
 
Etel Adnan, Le Livre de la fin (1947-48) dans Je suis un volcan criblé de météores, poésies 1947-1997, Gallimard 2023
 
Photo : Brigitte Friedrich
 
A découvrir sur ce blog, D'Etel Adnan
https://www.proximitedelamer.fr/2023/09/nous-ne-sommes-vraiment-nulle-part.html
 
 
 
 
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