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Il veut être la bête maîtresse

Publié le par Fred Pougeard

   
     Vu du sommet de "Pymayon", le verger de Gondran est comme une tache de dartre dans la garrigue. Autour le poil est sain, bourru, frisé, mais là, la bêche de Gondran a raclé la peau.
     C'est un verger en pente sur le flanc gras de la colline, à l'endroit où les ruisselets laissent l'alluvion. Sous lui, le torrent a fendu la terre d'une fente étroite, noire, et qui souffle frais comme la bouche d'un abîme. Un vieil aqueduc romain l'enjambe ; ses deux jarrets maigres et poudreux émergent des oliviers.
     D'abord, Gondran a creusé un trou sous le genévrier le plus touffu, et quand il a atteint la terre noire, il a mis sa bouteille au frais. Il a choisi une bonne branche à l'abri des fourmis pour pendre son carnier, puis, manches troussées, il s'est mis au travail.
    Et l'acier de sa bêche a chanté dans les pierres.
 
     L'ombre des oliviers s'est peu à peu rétrécie ; tout à l'heure, comme un tapis fleuri de taches d'or, elle tenait tout le champ. Sous les rais de plus en plus droits, elle s'est morcelée, puis arrondie. Maintenant elle n'est plus que gouttes grises autour des troncs.
     C'est midi.
     La bêche s'arrête.
 
     Sieste
     L'air plein de mouches grince comme un fruit vert qu'on coupe. Gondran, collé à la terre, dort de tout son poids.
     Il se réveille d'un bloc. Du même élan tranquille, il plonge dans le sommeil, puis il émerge. D'un coup de reins il est debout.
     En cherchant sa bêche, il rencontre le visage de la terre. Pourquoi, aujourd'hui, cette inquiétude qui est en lui ?
     L'herbe tressaille. Sous le groussan jaune tremble le long corps musculeux d'un lézard surpris qui fait tête au bruit de la bêche.
     — Ah, l'enfant de pute.
     La bête s'avance par bonds brusques, comme une pierre verte qui ricoche. Elle s'immobilise, les jambes arquées ; la braise de sa gueule souffle et crachote.
     D'un coup Gondran est un bloc de force. La puissance gonfle ses bras, s'entasse dans les larges mains sur le manche de la bêche. Le bois en tremble.
     Il veut être la bête maîtresse ; celle qui tue. Son souffle flotte comme un fil entre ses lèvres. 
     Le lézard s'approche.
     Un éclair, la bêche s'abat.
     Il s'acharne, à coups de talon, sur les tronçons qui se tordent.
     Maintenant ce n'est plus qu'une poignée de boue qui frémit. Là, le sang plus épais rougit la terre. C'était la tête aux yeux d'or ; la languette comme une petite feuille rose, tremble encore dans la douleur inconsciente des nerfs écrasés. Une patte aux petits doigts emboulés se crispe dans la terre.
     Gondran se redresse ; il y a du sang sur le tranchant de son outil. Sa large haleine coule, ronde et pleine ; sa colère se dissout dans une profonde aspiration d'air bleu. 
     Subitement il a honte. Avec son pied il pousse de la terre sur le lézard mort. 
     Voilà le vent qui court.
    Les arbres se concertent à voix basse.
     Le chien n'est plus là ; il a dû partir sur la quette de quelque sauvagine.
     Sans savoir pourquoi, Gondran est mal à l'aise ; il n'est pas malade ; il est inquiet et cette inquiétude est dans sa gorge comme une pierre. 
     Il tourne le dos à un grand buisson de sureau, de chèvrefeuille, de clématite, de figuiers emmêlés qui gronde et gesticule plus fort que le reste du bois. 
     Pour la première fois, il pense, tout en bêchant, que sous ces écorces monte un sang pareil à son sang à lui ; qu'une énergie farouche tord ces branches et lance ces jets d'herbe dans le ciel. 
     Il pense aussi à Janet. Pourquoi ?
     Il pense à Janet, et il cligne de l'œil vers le petit tas de terre brune qui palpite sur le lézard écrasé.
     Du sang, des nerfs, de la souffrance.
     Il a fait souffrir de la chair rouge, de la chair pareille à la sienne. 
     Ainsi, autour de lui, sur cette terre, tous ses gestes font souffrir ?
     Il est donc installé dans la souffrance des plantes et des bêtes ?
     Il ne peut donc pas couper un arbre sans tuer ?
     Il tue, quand il coupe un arbre.
     Il tue quand il fauche....
     Alors, comme ça, il tue, tout le temps ? Il vit comme une grosse barrique qui roule, en écrasant tout autour de lui ?
     C'est donc tout vivant ?
     Janet l'a compris avant lui.
     Tout : bêtes, plantes et, qui sait ? peut-être les pierres aussi.
     Alors il ne peut plus lever le doigt sans faire couler des ruisseaux de douleur ?
 
     Il se redresse ; appuyé sur le manche de l'outil, il regarde la grande terre couverte de cicatrices et de blessures.
     L'aqueduc, dont le canal vide charrie du vent, sonne comme une flûte lugubre.
 
Jean Giono, Colline, Editions Bernard Grasset 1929.
 
Photo : Jean Giono sur les hauteurs de manoque, par Gisèle Freund
 
 
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Sur Anna Akhmatova

Publié le par Fred Pougeard

     
     Dans l'atmosphère de liberté effrénée des années 20 avait surgi un lecteur qui n'en faisait qu'à sa guise et voulait qu'on le caresse dans le sens du poil. Ce lecteur avait une fringale de nouveauté, et n'admettait rien d'autre que ce qui était "novateur". Ce mot signifiait l'éclatement de la forme et de toutes les idées, dans l'esprit du temps : L'amour ? Donnez-moi une fille, et cela me suffira pour trois jours...
     Akhmatova, pour tenter d'expliquer les regains et les retombées d'intérêt chez les lecteurs, a dit un jour : "La poésie, c'est comme ça — si on avale un succédané, après, on n'y revient plus." Il y a là une certaine part de vérité, mais pas toute la vérité, loin de là. Aujourd'hui aussi, il y a énormément de succédanés, mais le lecteur sait parfaitement ce qu'il lui faut, ce qui vaut la peine d'être recopié, et quels livres méritent d'être activement recherchés. Tandis qu'à l'époque du culte de la force et du rejet des valeurs, le lecteur cherchait, dans la poésie, à être conforté dans ses positions et à justifier sa croyance cynique en la nécessité de s'adapter. L'accent mis sur le renoncement, chez Akhmatova, était profondément étranger à ce lecteur, il ne remarquait en elle que ce qui représentait des proies faciles pour ses détracteurs, et ignorait complètement ses plus belles qualités : une retenue très stricte, de la précision, et la force de ses coups qui vont droit au but. Le lecteur trop gâté n'était pas en quête d'une authentique vérité poétique, il ne se donnait pas le mal de chercher quoi que ce soit, juste pour récolter des miettes de transfiguration spirituelle, il voulait être étourdi et abasourdi "à côté de la caisse"*, comme disait Anna Akhmatova. Ce lecteur n'a même pas remarqué qu'Anna Akhmatova est le poète non de l'amour, mais du renoncement à l'amour au nom d'une humanité supérieure.
 
Nadejda Mansdelstam, Sur Anna Akhmatova, (1966-67) p.50-51, traduit du russe par Sophie Benech. Le Bruit du temps 2013
 
*Akhmatova aimait utiliser des expressions "soviétiques". Allusion à la pancarte qui, dans les magasins, invitait les clients à vérifier sur place, à côté de la caisse, la monnaie que la vendeuse leur avait rendue. (note de l'auteur ou de la traductrice)
 
Photos : en haut : Nadejda Mandelstam, ci-dessous, Anna Akhmatova.

 

 
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La bête à la chaîne/Alien

Publié le par Fred Pougeard

J'ai vu une étrange bête, une bête perdue,
Fantastique, à la toison de feu,
 
Enchaînée à un anneau de boue,
Couchée, étrangère à tout.
 
Dans une malpropre arrière-cour,
J'ai vu cette chose atroce, et j'ai pleuré.
 
Et, par l'effet d'une loi sombre,
Jumelé à la bête, j'ai vu
 
Mon esprit étranger à moi-même, mon vouloir,
Chaque jour, doux et docile,
 
Chaque nuit, chaque nuit immense,
Rentrer dans cette maison de chair
 
Pour y obéir à de sinistres ordres,
pour porter la livrée de vieilles insultes et d'un vieux désespoir,
 
Et enfin se coucher, apprivoisé,
Attaché au poteau de boue.
 
*
 
I saw a strange lost beat,
Unearthly, fire-fleeced,
 
Chained to a muddy ring,
Lie down, an alien thing,
 
In a narrow yard unkept,
I saw this shame and wept.
 
And then, by some dark law,
Twin to the beast, I saw
 
My alien mind, my will,
Come each day meek and still,
 
Come each wide night afresh,
Home to the house of flesh,
 
To take grim ordres, wear
Old insult and despair,
 
And lie down tame at last,
To the muddly stake made fast.
 
Hortense Flexner, Poèmes, édition bilingue ; choix, traduction et présentation critique de Marguerite Yourcenar, Gallimard 1969
 
Image : 
Dear Miss Mclennan,
Thanks so much for the friendly review written the nice man in Chicago. He hasn’t exactly read ‘my past’, but he had read my book. So I shall never complain. It was awfully good of you to send it.”
Sincerely, 
Hortense Flexner King
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Le poème dessous

Publié le par Fred Pougeard

Voici qu'éclate un orage violent
Avec de merveilleux éclairs
Qui passent l'épouvante.
Et aussitôt, entre les dents serrées
Des gueules rugissantes de la nue,
Glissent la confidence et la douceur
Des eaux. Ruisselante passion.
Toi, la douleur, le chagrin et la peur
Tu dois les connaître et les vaincre ;
Ou les crever, ce sont des masques.
 
COMPLETUDE
 
Ecoute avec tes yeux
Les arpèges des hirondelles.
Comprends l'épure énigmatique.
Entends ce dessein de l'envol
Qui met plus de distance à la distance,
de silence au silence et plus de ciel
Dans ce qu'on voit du ciel.
Surprends aux pointes mélodiques
Les parfums de l'été. Maintenant.
A jamais. Ils sont à toi.
 
LA PEINE DE VIVRE
 
Ne reste pas impie
Devant ce qu'on t'avait donné,
Ce bref instant de vie
Mis entre deux étoiles
Et cette immensité.
Des étoiles, d'ici,
Qu'ont veut fixes et froides,
Mais qui sont dans la vérité
Les torches d'incendie
Des millénaires consumés.
 
Armel Guerne, Le Jardin colérique. Phébus 1977
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Le poète et la vie

Publié le par Fred Pougeard

   
      Celui qui a toujours affaire aux reflets sera peu enclin, dans le bien et le mal, à croire aux choses solides.
 
     Le réel n'est pas beaucoup plus que la fumée enflammée d'où les phénomènes doivent apparaître. Mais les phénomènes sont enfants de cette fumée.
 
     C'est la plus dangereuse des professions que celle qui s'occupe toujours de l'apparence de la chose morale. Elle conduit à se satisfaire de possibilités morales.
 
     La connaissance de la possibilité de représenter console en face de l'asservissement exercé par la vie. La connaissance de la vie console de ce que la représentation a le caractère d'une ombre. C'est ainsi que vie et représentation sont liées entre elles. La conscience de cela tirera vers le bas un artiste faiblement doué, elle poussera au sommet un artiste qui l'est fortement.
 
     Le poète conçoit toutes choses comme frères et enfants du même sang. Cependant cela ne le conduit à aucun désarroi. Il estime infiniment l'unicité de l'événement. Au-dessus de tout il place l'être isolé, le processus isolé car en chacun il admire la conjonction de mille fils qui arrivent des profondeurs de l'infini et ne se rencontreront nulle part de nouveau, jamais complètement ainsi. C'est là qu'il apprend à rendre justice à sa vie.
 
Hugo Von Hoffmannstahl, Le poète et la vie, publié en 1897 dans la revue de Stefan George, Feuillets pour l'art. Traduit de l'allemand par Albert Kohn, dans Lettre de Lord Chandos et autres textes, Editions Gallimard 1980 et 1992.
 
 
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Souvenirs de la maison des fous

Publié le par Fred Pougeard

extraits...
II
 
Petite et belle elle peut vivre sans miroir
Petite et belle elle peut vivre sans espoir
 
Les longs charrois de nuit et l'aube à petit feu
Ont dégradé son corps et dévasté son cœur 
 
Vivre toujours peut-être et patient je regarde
Le jour pâle épouser sans plaisir ses yeux vagues.
 
VII
 
J'ai pour la foudre chue un respect de vaincue
Mes os sont calcinés ma couronne est brisée
Je pleure et l'on en rit ma souffrance est souillée 
Et le mur du regret cerne mon existence
Peut-être aurais-je pu me masquer de beauté
Peut-être aurais-je pu cacher cette innocence
Qui fait peur aux enfants.
 
LE CIMETIERE DES FOUS
 
Ce cimetière enfanté par la lune
Entre deux vagues de ciel noir
Ce cimetière archipel de mémoire
Vit de vents fous et d'esprits en ruine
 
Trois cents tombeaux réglés de terre nue
Pour trois cents morts masqués de terre
Des croix sans nom corps du mystère
La terre éteinte et l'homme disparu
 
Les inconnus sont sortis de prison
Coiffés d'absence et déchaussés
N'ayant plus rien à espérer
Les inconnus sont morts dans la prison
 
Leur cimetière est un lieu sans raison.
 
Saint-Alban 1943
 
Paul Eluard, Souvenirs de la maison des fous,  Dessins de Gérard Vulliamy, Editions Pro Francia 1946, Seghers 2023
 
En novembre 1943, Paul Eluard trouve refuge en Lozère, à l'asile public de Saint Alban, où souffle, sous la conduite de François Tosquelles et Lucien Bonnafé, un vent d'humanisme. 
Eluard reste plusieurs mois caché parmi les aliénés. Cette expérience le bouleverse. Il en tire un long poème composé de sept portraits, paru en 1946, dans une édition avec les dessins de Vulliamy, son futur gendre, qui s'est rendu à Saint Alban en 1945 avec la fille du poète, Cécile.
Seghers vient de faire reparaître ce livre devenu introuvable.
 
​​​​​​​Images : dessin de Gérard Vulliamy, pour le portrait I
Nush et Paul Eluard, Saint Alban 1944 par Jacques Matarasso

 

 
 
 
 
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Arts invisibles

Publié le par Fred Pougeard

Toi qui chantes toutes mes morts
Toi qui chantes ce que tu ne livres pas
au sommeil du temps
décris-moi la maison vide,
parle-moi de ces morts habillés de cercueil
qui habitent mon innocence.
 
Avec toutes mes morts
je me remets à ma mort,
avec des poignées d'enfance,
avec des désirs ivres
qui n'ont pas marché sous le soleil,
et il n'y a pas une parole matinale
qui donne raison à la mort,
et pas un dieu où mourir sans grimaces
 
Alejandra Pizarnik, Les Aventures perdues, dans Œuvre poétique, traduit de l'espagnol (Argentine) par Silvia Baron Supervielle et Claude Couffon
 
 
 
 
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Il s'allonge sur la terre noire

Publié le par Fred Pougeard

Il s'allonge sur la terre noire
Et ce n'est pas mourir
 
Il reprend le dialogue avec la terre noire
Et la nuit des racines habituelles
 
Voici que des fleuves débouchent dans son sang
L'estuaire de nouveau promis.
 
Jean Fanchette, Identité provisoire (1965) dans L'île Equinoxe, préface de J.M.G. Le Clezio, postface de Michel Deguy. Editions Philippe Rey 2016
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Ceux qui ne veulent pas se laisser briser

Publié le par Fred Pougeard

   
           Cette nuit-là, à l'hôtel : notre chambre, le long corridor vide, nos souliers à la porte, un épais tapis sur le plancher de la chambre ; dehors, la pluie sur les vitres, et dans la chambre, une jolie lumière agréable et douce. Ensuite la lumière éteinte et la volupté et la douceur des draps et du lit confortable. Se sentir chez soi ; ne plus se sentir seul ; se réveiller au milieu de la nuit et la trouver à côté de soi, pas partie. Tout le reste semblait irréel. Nous dormions quand nous étions fatigués, et si l'un de nous se réveillait, l'autre se réveillait également ; ainsi nous ne nous sentions jamais seuls. Souvent un homme a besoin d'être seul, et une femme aussi a besoin d'être seule ; et s'ils s'aiment ils sont jaloux de constater ce sentiment mutuel ; mais je puis dire en toute sincérité que cela ne nous était jamais arrivé. Quand nous étions ensemble, il nous arrivait de nous sentir seuls, mais c'était seuls par rapport aux autres. Je n'ai ressenti cette impression qu'une fois. Je m'étais souvent senti seul avec bien des femmes, et c'est ainsi qu'on se sent le plus seul ; mais nous deux nous ne nous sentions jamais seuls, et nous n'avions jamais peur quand nous étions ensemble. Je sais que la nuit n'est pas semblable au jour, que les choses y sont différentes, que les choses de la nuit ne peuvent s'expliquer à la lumière du jour parce qu'elles n'existent plus alors ; et la nuit peut être effroyable pour les gens seuls, dès qu'ils ont pris conscience de leur solitude ; mais, avec Catherine, il n'y avait pour ainsi dire aucune différence entre le jour et la nuit, sinon que les nuits étaient encore meilleures que les jours. Quand les individus affrontent le monde avec tant de courage, le monde ne peut les briser qu'en les tuant. Et naturellement, il les tue. Le monde brise les individus, et, chez beaucoup, il se forme un cal à l'endroit de la fracture ; mais ceux qui ne veulent pas se laisser briser, alors ceux-là, le monde les tue. Il tue indifféremment les très bons et les très doux et les très braves. Si vous n'êtes pas parmi ceux-là, il vous tuera aussi mais en ce cas, il y mettra du temps.
 
Ernest Hemingway, L'Adieu aux armes. Traduit de l'américain par Maurice E.Coindrau. Editions Gallimard 1948
 
Photo : Hemingway à Milan, 1918
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Moi seul dans les années

Publié le par Fred Pougeard

J'étais nu et la lumière se souvenait
sur mon corps avec des audaces de mémoire
insensé que je fus de ne tuer ce corps
de croire en ces trop douces chairs et en ces larmes !
Mais quoi ! L'irréfutable cire de l'azur
gardait l'empreinte tiède encore de mes gestes
et les choses ruines partout de mon désir
projetaient leur futures ombres sur mon Ame
Ombre sertie de tombeaux et de soleils.
 
Quelle témérité d'oser même une fleur
même une ombre de fleur sur ces fleurs invisibles
je le savais. Pourtant mon sang avait osé
une rose de sang, la seule ! sur la cendre
cendre d'odeurs et pas venus de loin.
 
                          C'était
moi consumé dans l'or profond et la mémoire
mon sang épanoui d'adieu sur les déserts
gorgeait le vénéneux soleil de poisons tendres
leur suc avait tout envahi d'un lustre roux
et l'invisible même avait des seins d'automne.
 
Alors ô Elégie terrible tu montas
sur un accablement d'ombres inachevées
de bras épars et d'étouffante nudité,
tu montas gladiée comme une herbe, l'éclair
de ta présence approfondit le temps à naître
et fit luire le sang. Je fus nu, arrachant
l'ambiguë nudité qui me voilait ma honte
et respirant une orageuse nudité
 
C'étaient des plaines et des plaies instantanées
pays d'arbres croisant le fer et de nuages
je t'y vis nue harpe en délire qui troublais
le rythme de la mémoire et de la terre
je vis mûrir plus rapides que la pensée
d'ironiques moissons d'ivraie sur les famines
je vis les femmes adossées au souvenir
se défaire sous le fléau comme des gerbes
je vis crouler le tas de froment des armées
je vis dans les terres de sang l'acier germer
et toi criblée d'épis tu rendais fou les astres
ordonnateurs du sang des germes des nuées
 
Ton ombre était la mer et j'étais ton ombre
c'est pourquoi j'étais nu violemment contre dieu
ce dieu clair plus épineux que les ténèbres
en lequel je m'ouvrais un chemin vers l'enfer
​​​​​​​tandis qu'un noir recul de monts ou bien d'années
rejetait le futur en arrière, laissant
une étendue sans lieu à la place du sang
 
Je chantais. Et la lumière avec douceur
abandonnait les ombres et les formes
Je chantais. Et ma chair même se vidait
​​​​​​​du clair-obscur laissé par le sang en mes veines
Je chantais. Et les pleurs anciens se déchiraient
sur un étrange crépuscule de musique
l'Enfer.
 
Pierre Emmanuel, Tombeau d'Orphée Seghers 1967
 
Image Louis Henri Foreau, Orphée criant sa douleur, Musée de Valence
 
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