et qu'un Lucifer ténébreux descendra sur une proue
de la Tamise, de l'Hudson, de la Seine,
en secouant ses ailes de bitume à moitié
brisées de fatigue, pour te dire : il est l'heure.
Ce n'est pas un héritage, ni un porte-bonheur
pouvant résister au choc des moussons
sur le fil d'aragne de la mémoire,
mais une histoire ne dure que dans la cendre
et seul s'éteindre est persister.
Le signal était juste : qui l'a perçu
ne pourra manquer de te retrouver.
Chacun reconnaîtra les siens : l'orgueil
n'était pas fuite, ni l'humilité
veulerie, l'éclair tenu craqué là-bas
n'était pas celui d'une allumette.
12 mai 1953
Eugenio Montale, La Tourmente et autres textes (1939-1954), 1ere édition 1956 dans Poèmes choisis (1916-1980), édition de Patrice Dyerval Angelini, Gallimard 1991
Il est peu de personnes, sinon mes parents et grands parents, pour lesquelles ma reconnaissance est aussi grande.
Poète, conteur, linguiste et pédagogue* ; petit garçon de Fleury-les-Aubrais fuyant avec ses parents les bombardements incessants sur ce nœud ferroviaire durant la deuxième guerre**, accueilli dans cette Creuse qu'il va observer, aimer et dont il va inlassablement chanter les courbes de Géante***, poète du désir, du désert, diseur des "fabulosités" enfouies par la déprise et ses halliers profus, Bernard traça un signe d'amour entre littérature orale et littérature écrite, et il fut l'un des rares à ne pas mépriser l'une pour pouvoir aimer l'autre.
Haute silhouette bien connue des guérétois, voix ample, musicale, adorée de bien des creusois puisque, pendant de longues années, sur Radio France Creuse, ce conteur prodigieux a dit chaque semaine un conte nouveau qu'il tricotait à partir du répertoire traditionnel (tâche, il faut le dire, colossale), Bernard fut le passeur inlassable de l'oeuvre des autres (je pense à Jouhandeau, pour le centenaire duquel il abattit à Guéret un travail considérable ; à son ami Pierre Michon dont il lisait merveilleusement, à haute voix, les Vies Minuscules**** notamment), laissant souvent avec pudeur la sienne propre à l'ombre des vieux chênes. Promeneur du Puy de Gaudy, vieille montagne usée par les durées géologiques jusqu'à ses 651 mètres, il en connaissait le moindre arpent et lisait le paysage comme un livre ouvert.
Dès le début des années 80, il organisa là-haut, avec deux amis, Les Nuits de la Pleine Lune, où les grands noms du récit, art alors en plein renouveau, furent accueillis, une fois par an en septembre, par les flambeaux et plus de mille paires d'oreilles ; tout cela se terminait aux Bains d'en Bas, par un grand bal nocturne, un enchantement, un réenchantement.
Ses poèmes parfois émaciés, taillés jusqu'à l'os, écrits dans une langue crépitante (Béatrice éblouie, G&g 1998) furent beaucoup pour les pierres, le désir amoureux, l'errance, le paysage, les mystères enfouis d'un parcellaire délabré et magnifique. À travers les contes et légendes, il dessina avec une causticité fine, toute paysanne, une mythologie de ces lieux qu'il traversait à grandes enjambées, retrouvant une des fonctions de cette littérature ayant longtemps vécue de bouche à oreille : réenchanter (encore !) le réel.
Quand j'eus vingt-cinq ans, au fond d'un trou d'incertitudes, il me prit sous son aile (les deux étaient immenses).
Merci et adieu.
* L'école et les techniques sonores, en collaboration avec Louis Porcher et Jean-François Le Mouel, Armand Colin 1975 ou encore Les Tribulations des formateurs dans les friches de l'illétrisme, en collaboration avec Léna Léticée Chanas, L'Harmattan 2002
** Ce pays (la Creuse) "lui avait fait don, à cette époque incertaine, de nuits apaisées gommant peu à peu la peur d'être écrasé dans les abris que faisaient vibrer les proches impacts. Il lui appartenait depuis, de mieux le faire connaître, de lui rendre sa place dans l'histoire des humbles, cette magnifique et terrible histoire et terrible histoire qui est l'authentique saga humaine reliant la mémoire de nos amonts à notre vivace utopie d'avals épanouis.
Il s'y efforce désormais, et consent à mourir ici chez lui"
Bernard Blot, prologue de Des Raisons d'errance (Editions La Fidélienne 2013)
***A lire, aux Ardents éditeurs, les livres récents (photo-ci dessus) qu'il consacra à la Creuse et au Puy de Gaudy avec les dessins de son cher ami le paysagiste Alain Freytet "(3 volumes magnifiques de Chroniques de Creuse et un volume des Contes et Légendes du Puy de Gaudy)
**** A lire, dans la revue Siècle 21, n°12 Printemps été 2008, sa contribution Lire les Vies Minuscules, dans Pierre Michon et la fiction autobiographique, à côté des contributions d'Agnès Castiglione, Dominique Viatt, Denis Podalydès et Jacques Bonnafé.
***
De Bernard, sur ce blog (je publierai périodiquement d'autres poèmes de lui, la plupart dans des publications pour l'instant difficilement trouvables) :
Photo de Bernard, en pleine lecture, sur la lande du Puy La Croix, au-dessus de Vassivière en 2012 (Merci à Alice Blot, sa petite fille et à son cher ami Alain Freytet)
Se regardant aller par des chemins teigneux qui trouent les taillis, la friche, font cicatrice sur le coteau, grimpent et grimpent infiniment. Marchant pour gagner ces franges de fusion et peut-être s'y défaire. Mais éprouvant de plus en plus le sentiment d'un abrasement minutieux par l'esprit rêche du lieu : ces myriades de présences indiscernables et zonzonnantes, détachant des écailles d'être à petits coups de griffes, si légers qu'il ne les sent qu'à peine, jugerait même parfois que ce ne sont qu'espiègles lècheries de vent ; découvrant alors, et sans qu'il ait velléité de la moindre rébellion, qu'il s'amenuise maintenant, que son existence s'effrite dans l'arène, la sphaigne, l'ornière, la fétuque et la bruyère, dans l'air, la lumière, qu'il ne sera plus tantôt que la limaille d'une espérance : celle, plus têtue et qu'instinct de survie pourtant, de laper à même le ciel, là-haut.
Et que, ne faisant plus qu'un, désormais, avec tout ce que le temps rend à la poussière, il se comble d'immobilité délestée, de durée insoucieuse.
Bernard Blot, Le Plateau, avec des gravures de Guy Teste. Editions du Moulin du Got, 2007
Capitale grise qu'essuie le souvenir froid de la pluie.
Et la trace d'une main glacée prise dans la joie de novembre,
à deux pas d'autres amours
enfouies dans la glaise d'un vieux siècle.
Auguste et Camille. Les bronzes reluisent de leurs eaux automnales. Un jardin sous le dôme, or et gris roulant dans l'air, de vieux bancs mouillés qui acculent à la marche, et toi, qui fauches du pied gaiement le désordre des feuilles —shooter, riante, un pan de vie dans les parterres à quatre épingles.
Dans l'asile aux grands murs blancs, l'immuable minéral où mille gestes s'emprisonnent —brio échoué vif dans la pierre, la terre cuite et le marbre — tu dis : sans merci, ils ont tailladé la fièvre ancienne.
Valérie Brantôme, On dit le temps. Editions Le Réalgar, collection l'Orpiment 2024. Couverture : Gabriella d'Aiuto, gravure sur argent (Coll.part)