Capitale grise qu'essuie le souvenir froid de la pluie.
Et la trace d'une main glacée prise dans la joie de novembre,
à deux pas d'autres amours
enfouies dans la glaise d'un vieux siècle.
Auguste et Camille. Les bronzes reluisent de leurs eaux automnales. Un jardin sous le dôme, or et gris roulant dans l'air, de vieux bancs mouillés qui acculent à la marche, et toi, qui fauches du pied gaiement le désordre des feuilles —shooter, riante, un pan de vie dans les parterres à quatre épingles.
Dans l'asile aux grands murs blancs, l'immuable minéral où mille gestes s'emprisonnent —brio échoué vif dans la pierre, la terre cuite et le marbre — tu dis : sans merci, ils ont tailladé la fièvre ancienne.
Valérie Brantôme, On dit le temps. Editions Le Réalgar, collection l'Orpiment 2024. Couverture : Gabriella d'Aiuto, gravure sur argent (Coll.part)
mais les lettres qui m'arrivent sont toutes apocryphes
et tous les mots sont anonymes.
Moi, si jeune, si fort,
si fleuve et jungle,
je traîne maintenant
des fatigues baptismales.
J'essaie en vain de reconnaître les rues.
Je cherche dans les livres esquintés une référence.
J'enquête sur de vieilles cryptographies
à la recherche de symboles perdus.
Mais rien n'a de nom à présent.
Parfois par habitude
je me tourne vers le jour
et je ne sais pas comment l'appeler.
Parfois aussi par habitude
je cherche l'abri de la musique
et des tempêtes d'étoiles.
Et je ne sais pas non plus comment les appeler.
C'est que rien n'a de nom à présent.
Dans certaines stations les appels se sont perdus.
Un étrange voyageur
a égaré ses valises
et la vie est devenue
anonyme et constante.
Les voix qui crachent leurs messages je les trouve lâches,
moi-même
je me trouve lâche
quand je recueille les signes
et les garde stupidement
pour les déchiffrer un jour.
Rien, rien n'a de nom à présent.
Un grand silence de cris et de pierres m'entoure.
Et je suis seul,
debout au milieu de l'aurore.
Rien, rien n'a de nom à présent.
Comment t'écrire alors une lettre ?
Comment te dire alors que je suis arrivé ?
Luis Sepulveda, Ballade de l'oreille coupée (1979-1986) dans La Graine ardente, Poésie complète 1967-2016. Traduit de l'espagnol (Chili) par Stéphane Chaumet. Points Poésie 2023
Une ville de feuilles, voilà exactement ce que tu étais, Charity ; et je crois que la première fois que j'eus conscience que tu existais réellement, quelque part dans le monde, ce fut au cours d'un automne mélancolique, lourd et profond. Alors, il me semblait qu'on t'avait construite de feuilles, de branches et d'écorces, ainsi qu'un nid d'oiseau où tout est étroitement lacé, tissé, et qu'on t'avait usée, usée jusqu'à la flétrissure ; et puis, d'une secousse, on t'avait fait tomber parmi toutes ces ruines. Tout ce qui t'avait touchée ou connue semblait avoir perdu son été, n'être plus que gravats cet automne. Et soudain, j'eus conscience d'être, parmi ces ruines, quelque chose qui tournait, se mouvait. (Oh, toutes les feuilles que j'ai connues en toi, Charity ! — les feuilles des ricins luisantes comme du cuir, où, l'été, les poulets vont chercher la fraîcheur, s'abriter de la pluie (Oh, le bruit de la pluie sur les feuilles des ricins, comme il m'a toujours rappelé les funérailles de Folner !). Et la gracieuse dentelle des feuilles d'azédarac dans les brises d'été, et celle de la liane dont j'ignorais le nom et qui, tout le long de la véranda, devant notre maison, pendait bourdonnante d'abeilles et de colibris empressés autour du parfum délicat de ses petites fleurs blanches. Puis naturellement, les feuilles des chênes verts floconneuses au-dessus de Riverbottom ; et les feuilles des muscats sauvages, les feuilles des sycomores, les feuilles des sensitives. (Une année, en automne, toutes les feuilles qui au printemps et en été, pendaient à quelque branche d'arbre, gisaient à terre et, parmi ces ruines, je marchais, tournais comme une feuille détachée qui ne peut pas se décider à se poser enfin, à se faner.)
En toi, Charity, se dresse sur son tertre —comme dans le monde sphérique de ma mémoire l'image givrée en brille, gonflée par toutes ces haleines — la splendide maison déchue d'où sont partis tous ceux qui y vécurent et y furent vaincus, tous ceux qui en furent dépossédés : par la mort, les voyages ou la désertion. Et la maison apparaît maintenant comme un vieux, très vieux monument dans le souvenir torturant de nous-mêmes, maison aux frises de décembre, emplie de nos conversations, gardienne des choses qui parlent après nous comme, un jour, elles parlaient en nous, et attendant que l'un de nous lui rende son langage, y trouvant le sien du même coup. (Mais je pense combien nos mondes, comme cette maison par exemple, nous retiennent en eux comme ils retiendraient une idée qu'ils conçoivent, ou comme les rêves qu'ils font, où nos visages sont irréels, visage de pierre usés et imprécis d'anciennes métopes familiales, captifs de formes muettes de tumulte, luttant contre l'invasion de quelque race hantée de démons, mi-anges, mi-bêtes. Oh, l'angoisse des visages sans traits, comme des visages perdus dans des brumes de rêve, de chagrin et d'horreur, trous usés de bouches béantes criant des appels que nul ne peut entendre, disant quelque mots, quels mots d'haleine étranglés et qu'il nous faut entendre.) Et, pour trouver ce que nous sommes, nous devons pénétrer à nouveau à l'intérieur des idées, des rêves de mondes qui nous ont faits, nous ont rêvés, et trouver là, attendant les bouches usées, les paroles qui sont les nôtres. Car maintenant, en cet automne, alors que sans arrêt les jeunes circulent sous les branches dénudées des arbres dans l'espoir de se donner quelque réalité, j'ai marché, marché parmi les feuilles gisantes comme des serres perdues, crispées au sol qui les alimenta, me tissant, m'enlaçant à moi-même, rattachant à son arbre la feuille détachée. Car ce qui est perdu n'aspire qu'à se trouver, à se refaire et, par l'entremise de qui l'a retrouvé, à redevenir soi-même —langage pour ce qui n'est pas dit.
William Goyen, La Maison d'haleine. Traduit de l'anglais par Maurice-Edgar Cointreau. Editions Gallimard 1954
Photo : Dorothy Brett, Frieda Lawrence & William Goyen à Taos (Harry Ramson Center/University of Texas at Austin)
Le voyage avait duré trois jours et avait été horrible. Les routes, les fameuses routes siciliennes à cause desquelles le prince de Satriano avait perdu la Lieutenance, n'étaient que de vagues traces toutes trouées et pleines de poussière. La première nuit à Marineo chez un ami notaire avait encore été supportable ; mais la deuxième dans une mauvaise auberge de Prizzi s'était passée péniblement, couchés à trois sur un même lit, menacés par une faune repoussante. La troisième à Bisacquino. Il n'y avait pas de punaises mais en revanche Don Fabrizio avait trouvé treize mouches dans son granité ; une lourde odeur d'excréments s'exhalait aussi bien des rues que de la "salle des pots de chambre" contiguë, ce qui avait suscité chez le Prince des rêves pénibles ; s'étant réveillé aux premières lueurs du jour, plongé dans la sueur et la puanteur, il n'avait pu s'empêcher de comparer ce voyage répugnant à sa propre vie, qui s'était d'abord déroulée dans des plaines riantes, avait grimpé ensuite sur des montagnes abruptes, s'était glissée à travers des gorges menaçantes pour déboucher enfin sur d'interminables ondulations d'une même couleur, aussi désertes que le désespoir. Ces images du premier matin étaient ce qu'il pouvait arriver de pire à un homme mûr ; et bien que Don Fabrizio sût qu'elles étaient destinées à s'évanouir avec l'activité du jour il en souffrait de façon aiguë parce qu'il avait désormais assez d'expérience pour savoir qu'elles laissaient au fond de l'âme un sédiment de deuil qui, s'accumulant jour après jour, finirait par être la véritable cause de sa mort.
Giuseppe Tomasi Di Lampedusa, Le Guépard (1958) deuxième partie. Traduit de l'Italien par Jean-Paul Manganaro Editions du Seuil 2007
Rose Ausländer, Sans Visa (1974) dans Sans visa suivi de Tout peut servir de motif et autres proses, traduit de l'allemand par Eva Antonnikov Editions Héros-Limite 2012