Il est peu de personnes, sinon mes parents et grands parents, pour lesquelles ma reconnaissance est aussi grande.
Poète, conteur, linguiste et pédagogue* ; petit garçon de Fleury-les-Aubrais fuyant avec ses parents les bombardements incessants sur ce nœud ferroviaire durant la deuxième guerre**, accueilli dans cette Creuse qu'il va observer, aimer et dont il va inlassablement chanter les courbes de Géante***, poète du désir, du désert, diseur des "fabulosités" enfouies par la déprise et ses halliers profus, Bernard traça un signe d'amour entre littérature orale et littérature écrite, et il fut l'un des rares à ne pas mépriser l'une pour pouvoir aimer l'autre.
Haute silhouette bien connue des guérétois, voix ample, musicale, adorée de bien des creusois puisque, pendant de longues années, sur Radio France Creuse, ce conteur prodigieux a dit chaque semaine un conte nouveau qu'il tricotait à partir du répertoire traditionnel (tâche, il faut le dire, colossale), Bernard fut le passeur inlassable de l'oeuvre des autres (je pense à Jouhandeau, pour le centenaire duquel il abattit à Guéret un travail considérable ; à son ami Pierre Michon dont il lisait merveilleusement, à haute voix, les Vies Minuscules**** notamment), laissant souvent avec pudeur la sienne propre à l'ombre des vieux chênes. Promeneur du Puy de Gaudy, vieille montagne usée par les durées géologiques jusqu'à ses 651 mètres, il en connaissait le moindre arpent et lisait le paysage comme un livre ouvert.
Dès le début des années 80, il organisa là-haut, avec deux amis, Les Nuits de la Pleine Lune, où les grands noms du récit, art alors en plein renouveau, furent accueillis, une fois par an en septembre, par les flambeaux et plus de mille paires d'oreilles ; tout cela se terminait aux Bains d'en Bas, par un grand bal nocturne, un enchantement, un réenchantement.
Ses poèmes parfois émaciés, taillés jusqu'à l'os, écrits dans une langue crépitante (Béatrice éblouie, G&g 1998) furent beaucoup pour les pierres, le désir amoureux, l'errance, le paysage, les mystères enfouis d'un parcellaire délabré et magnifique. À travers les contes et légendes, il dessina avec une causticité fine, toute paysanne, une mythologie de ces lieux qu'il traversait à grandes enjambées, retrouvant une des fonctions de cette littérature ayant longtemps vécue de bouche à oreille : réenchanter (encore !) le réel.
Quand j'eus vingt-cinq ans, au fond d'un trou d'incertitudes, il me prit sous son aile (les deux étaient immenses).
Merci et adieu.
* L'école et les techniques sonores, en collaboration avec Louis Porcher et Jean-François Le Mouel, Armand Colin 1975 ou encore Les Tribulations des formateurs dans les friches de l'illétrisme, en collaboration avec Léna Léticée Chanas, L'Harmattan 2002
** Ce pays (la Creuse) "lui avait fait don, à cette époque incertaine, de nuits apaisées gommant peu à peu la peur d'être écrasé dans les abris que faisaient vibrer les proches impacts. Il lui appartenait depuis, de mieux le faire connaître, de lui rendre sa place dans l'histoire des humbles, cette magnifique et terrible histoire et terrible histoire qui est l'authentique saga humaine reliant la mémoire de nos amonts à notre vivace utopie d'avals épanouis.
Il s'y efforce désormais, et consent à mourir ici chez lui"
Bernard Blot, prologue de Des Raisons d'errance (Editions La Fidélienne 2013)
***A lire, aux Ardents éditeurs, les livres récents (photo-ci dessus) qu'il consacra à la Creuse et au Puy de Gaudy avec les dessins de son cher ami le paysagiste Alain Freytet "(3 volumes magnifiques de Chroniques de Creuse et un volume des Contes et Légendes du Puy de Gaudy)
**** A lire, dans la revue Siècle 21, n°12 Printemps été 2008, sa contribution Lire les Vies Minuscules, dans Pierre Michon et la fiction autobiographique, à côté des contributions d'Agnès Castiglione, Dominique Viatt, Denis Podalydès et Jacques Bonnafé.
***
De Bernard, sur ce blog (je publierai périodiquement d'autres poèmes de lui, la plupart dans des publications pour l'instant difficilement trouvables) :
Photo de Bernard, en pleine lecture, sur la lande du Puy La Croix, au-dessus de Vassivière en 2012 (Merci à Alice Blot, sa petite fille et à son cher ami Alain Freytet)
Se regardant aller par des chemins teigneux qui trouent les taillis, la friche, font cicatrice sur le coteau, grimpent et grimpent infiniment. Marchant pour gagner ces franges de fusion et peut-être s'y défaire. Mais éprouvant de plus en plus le sentiment d'un abrasement minutieux par l'esprit rêche du lieu : ces myriades de présences indiscernables et zonzonnantes, détachant des écailles d'être à petits coups de griffes, si légers qu'il ne les sent qu'à peine, jugerait même parfois que ce ne sont qu'espiègles lècheries de vent ; découvrant alors, et sans qu'il ait velléité de la moindre rébellion, qu'il s'amenuise maintenant, que son existence s'effrite dans l'arène, la sphaigne, l'ornière, la fétuque et la bruyère, dans l'air, la lumière, qu'il ne sera plus tantôt que la limaille d'une espérance : celle, plus têtue et qu'instinct de survie pourtant, de laper à même le ciel, là-haut.
Et que, ne faisant plus qu'un, désormais, avec tout ce que le temps rend à la poussière, il se comble d'immobilité délestée, de durée insoucieuse.
Bernard Blot, Le Plateau, avec des gravures de Guy Teste. Editions du Moulin du Got, 2007
Capitale grise qu'essuie le souvenir froid de la pluie.
Et la trace d'une main glacée prise dans la joie de novembre,
à deux pas d'autres amours
enfouies dans la glaise d'un vieux siècle.
Auguste et Camille. Les bronzes reluisent de leurs eaux automnales. Un jardin sous le dôme, or et gris roulant dans l'air, de vieux bancs mouillés qui acculent à la marche, et toi, qui fauches du pied gaiement le désordre des feuilles —shooter, riante, un pan de vie dans les parterres à quatre épingles.
Dans l'asile aux grands murs blancs, l'immuable minéral où mille gestes s'emprisonnent —brio échoué vif dans la pierre, la terre cuite et le marbre — tu dis : sans merci, ils ont tailladé la fièvre ancienne.
Valérie Brantôme, On dit le temps. Editions Le Réalgar, collection l'Orpiment 2024. Couverture : Gabriella d'Aiuto, gravure sur argent (Coll.part)
mais les lettres qui m'arrivent sont toutes apocryphes
et tous les mots sont anonymes.
Moi, si jeune, si fort,
si fleuve et jungle,
je traîne maintenant
des fatigues baptismales.
J'essaie en vain de reconnaître les rues.
Je cherche dans les livres esquintés une référence.
J'enquête sur de vieilles cryptographies
à la recherche de symboles perdus.
Mais rien n'a de nom à présent.
Parfois par habitude
je me tourne vers le jour
et je ne sais pas comment l'appeler.
Parfois aussi par habitude
je cherche l'abri de la musique
et des tempêtes d'étoiles.
Et je ne sais pas non plus comment les appeler.
C'est que rien n'a de nom à présent.
Dans certaines stations les appels se sont perdus.
Un étrange voyageur
a égaré ses valises
et la vie est devenue
anonyme et constante.
Les voix qui crachent leurs messages je les trouve lâches,
moi-même
je me trouve lâche
quand je recueille les signes
et les garde stupidement
pour les déchiffrer un jour.
Rien, rien n'a de nom à présent.
Un grand silence de cris et de pierres m'entoure.
Et je suis seul,
debout au milieu de l'aurore.
Rien, rien n'a de nom à présent.
Comment t'écrire alors une lettre ?
Comment te dire alors que je suis arrivé ?
Luis Sepulveda, Ballade de l'oreille coupée (1979-1986) dans La Graine ardente, Poésie complète 1967-2016. Traduit de l'espagnol (Chili) par Stéphane Chaumet. Points Poésie 2023
Une ville de feuilles, voilà exactement ce que tu étais, Charity ; et je crois que la première fois que j'eus conscience que tu existais réellement, quelque part dans le monde, ce fut au cours d'un automne mélancolique, lourd et profond. Alors, il me semblait qu'on t'avait construite de feuilles, de branches et d'écorces, ainsi qu'un nid d'oiseau où tout est étroitement lacé, tissé, et qu'on t'avait usée, usée jusqu'à la flétrissure ; et puis, d'une secousse, on t'avait fait tomber parmi toutes ces ruines. Tout ce qui t'avait touchée ou connue semblait avoir perdu son été, n'être plus que gravats cet automne. Et soudain, j'eus conscience d'être, parmi ces ruines, quelque chose qui tournait, se mouvait. (Oh, toutes les feuilles que j'ai connues en toi, Charity ! — les feuilles des ricins luisantes comme du cuir, où, l'été, les poulets vont chercher la fraîcheur, s'abriter de la pluie (Oh, le bruit de la pluie sur les feuilles des ricins, comme il m'a toujours rappelé les funérailles de Folner !). Et la gracieuse dentelle des feuilles d'azédarac dans les brises d'été, et celle de la liane dont j'ignorais le nom et qui, tout le long de la véranda, devant notre maison, pendait bourdonnante d'abeilles et de colibris empressés autour du parfum délicat de ses petites fleurs blanches. Puis naturellement, les feuilles des chênes verts floconneuses au-dessus de Riverbottom ; et les feuilles des muscats sauvages, les feuilles des sycomores, les feuilles des sensitives. (Une année, en automne, toutes les feuilles qui au printemps et en été, pendaient à quelque branche d'arbre, gisaient à terre et, parmi ces ruines, je marchais, tournais comme une feuille détachée qui ne peut pas se décider à se poser enfin, à se faner.)
En toi, Charity, se dresse sur son tertre —comme dans le monde sphérique de ma mémoire l'image givrée en brille, gonflée par toutes ces haleines — la splendide maison déchue d'où sont partis tous ceux qui y vécurent et y furent vaincus, tous ceux qui en furent dépossédés : par la mort, les voyages ou la désertion. Et la maison apparaît maintenant comme un vieux, très vieux monument dans le souvenir torturant de nous-mêmes, maison aux frises de décembre, emplie de nos conversations, gardienne des choses qui parlent après nous comme, un jour, elles parlaient en nous, et attendant que l'un de nous lui rende son langage, y trouvant le sien du même coup. (Mais je pense combien nos mondes, comme cette maison par exemple, nous retiennent en eux comme ils retiendraient une idée qu'ils conçoivent, ou comme les rêves qu'ils font, où nos visages sont irréels, visage de pierre usés et imprécis d'anciennes métopes familiales, captifs de formes muettes de tumulte, luttant contre l'invasion de quelque race hantée de démons, mi-anges, mi-bêtes. Oh, l'angoisse des visages sans traits, comme des visages perdus dans des brumes de rêve, de chagrin et d'horreur, trous usés de bouches béantes criant des appels que nul ne peut entendre, disant quelque mots, quels mots d'haleine étranglés et qu'il nous faut entendre.) Et, pour trouver ce que nous sommes, nous devons pénétrer à nouveau à l'intérieur des idées, des rêves de mondes qui nous ont faits, nous ont rêvés, et trouver là, attendant les bouches usées, les paroles qui sont les nôtres. Car maintenant, en cet automne, alors que sans arrêt les jeunes circulent sous les branches dénudées des arbres dans l'espoir de se donner quelque réalité, j'ai marché, marché parmi les feuilles gisantes comme des serres perdues, crispées au sol qui les alimenta, me tissant, m'enlaçant à moi-même, rattachant à son arbre la feuille détachée. Car ce qui est perdu n'aspire qu'à se trouver, à se refaire et, par l'entremise de qui l'a retrouvé, à redevenir soi-même —langage pour ce qui n'est pas dit.
William Goyen, La Maison d'haleine. Traduit de l'anglais par Maurice-Edgar Cointreau. Editions Gallimard 1954
Photo : Dorothy Brett, Frieda Lawrence & William Goyen à Taos (Harry Ramson Center/University of Texas at Austin)
Le voyage avait duré trois jours et avait été horrible. Les routes, les fameuses routes siciliennes à cause desquelles le prince de Satriano avait perdu la Lieutenance, n'étaient que de vagues traces toutes trouées et pleines de poussière. La première nuit à Marineo chez un ami notaire avait encore été supportable ; mais la deuxième dans une mauvaise auberge de Prizzi s'était passée péniblement, couchés à trois sur un même lit, menacés par une faune repoussante. La troisième à Bisacquino. Il n'y avait pas de punaises mais en revanche Don Fabrizio avait trouvé treize mouches dans son granité ; une lourde odeur d'excréments s'exhalait aussi bien des rues que de la "salle des pots de chambre" contiguë, ce qui avait suscité chez le Prince des rêves pénibles ; s'étant réveillé aux premières lueurs du jour, plongé dans la sueur et la puanteur, il n'avait pu s'empêcher de comparer ce voyage répugnant à sa propre vie, qui s'était d'abord déroulée dans des plaines riantes, avait grimpé ensuite sur des montagnes abruptes, s'était glissée à travers des gorges menaçantes pour déboucher enfin sur d'interminables ondulations d'une même couleur, aussi désertes que le désespoir. Ces images du premier matin étaient ce qu'il pouvait arriver de pire à un homme mûr ; et bien que Don Fabrizio sût qu'elles étaient destinées à s'évanouir avec l'activité du jour il en souffrait de façon aiguë parce qu'il avait désormais assez d'expérience pour savoir qu'elles laissaient au fond de l'âme un sédiment de deuil qui, s'accumulant jour après jour, finirait par être la véritable cause de sa mort.
Giuseppe Tomasi Di Lampedusa, Le Guépard (1958) deuxième partie. Traduit de l'Italien par Jean-Paul Manganaro Editions du Seuil 2007