Déficeler la réalité toujours comme une botte de paille
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"Tout vers devrait avoir deux devoirs : communiquer un fait précis et nous atteindre physiquement comme la proximité de la mer." Jorge Luis Borges
Que peut-on connaître du monde ? De notre naissance à notre mort, quelle quantité d’espace notre regard peut-il espérer balayer ? Combien de centimètres carrés de ma planète Terre nos semelles auront-elles touchés ?
Parcourir le monde, le sillonner en tous sens, ce ne sera jamais que connaître quelques ares, quelques arpents : minuscules incursions dans des vestiges désincarnés, frissons d’aventure, quêtes improbables figées dans un brouillard doucereux dont quelques détails nous resteront en mémoire : au-delà de ces gares et de ces routes, et des pistes scintillantes des aéroports, et de ces bandes étroites de terrain qu’un train de nuit lancé à grande vitesse illumine un court instant, au-delà des panoramas trop longtemps attendus et trop tard découverts, et des entassements de pierres et des entassements d’œuvres d’art, ce seront peut-être trois enfants courant sur une route toute blanche, ou bien un petite maison à la sortie d’Avignon, avec une porte de bois à claire-voie jadis peinte en vert, la découpe en silhouette des arbres au sommet d’une colline des environs de Sarrebruck, quatre obèses hilares à la terrasse d’un café dans les environs de Naples, la grand-rue de Brionne, dans l’Eure, deux jours avant Noël, vers six heures du soir,, la fraîcheur d’une galerie couverte dans le souk de Sfax, un minuscule barrage en travers d’un loch écossais, une route en lacets près de Corvol l’Orgueilleux...
Georges Perec, Espèces d'espaces Editions Galilée 1974
Le grand ciel que je voyais en éventail gris de Goya s'éployer hier au soir au-dessus de la plaine du Poitou, il est fait aujourd'hui de festons et de bourrelets. Deux hommes armés de fusil écoutent leurs chiens de chasse brailler loin et par intermittence dans l'épais des bois. Comme je prends par le travers, le lièvre qu'ils poursuivent coupe le layon, et dans le houx j'aperçois le retroussis blanc de sa queue alors que les roitelets tout autour égrènent de frêles épis dans l'ultime clarté.
Des fenêtres trouent l'ouest.
Mer et forêt se mélangent.
Des arpents de nuit
S'affaissent sur nous.
Forêt de Chizé, mercredi 28 octobre 1981
Robert Marteau, Forestières, Editions Métailié 1990