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À Esaïe

Publié le par Fred Pougeard

La montagne de Ton Sanctuaire n'est pas encore sortie de terre,
que déjà Son futur sommet s'inquiète : des nuages fratricides y
tourbillonnent et foudroient les oiseaux dans leur courant.
Entre-temps nous vivons dans les crevasses : il y fait sombre et froid,
nos cœurs nous réchauffent peu, petits, engorgés, mais forts,
— les bêtes sauvages ! nous harcèlent. Nous tenons le coup :
aux joailliers on confisque leur or et aux indigents leurs chaînes.
 
Sur la rive vide, les bateaux de Tarse apportent inlassablement
statues et épées, perruques rousses, harpes et tentes,
arches d'aqueducs orphelines et perroquets exotiques,
captifs du désert et mouches des delta de la crasse.
Puis ils rembarquent leur cargo et partent, visionnaires du mensonge :
les marins de Tarse.
 
Et nous ? Ici, sous terre,
nus, nous attendons dans les crevasses qu'on nous transporte là où
déjà les oiseaux tuent leurs frères, et où les nuages en déroute tourbillonnent !
Jour de récompense ! Au sommet Ta Demeure nous aveuglera de blancheur.
 
Et nos commerces s'y enrichiront, et sous la colonnade se tiendra
une prostituée orientale aux yeux provocants,
qui toisera les entrants les passants leurs cœurs clignotants
rabougris comme escarcelle vide.
 
Paris, mai 1962
 
 Aleksander Wat, Les quatre murs de ma souffrance, traduit du polonais par Alice-Catherine Carls, Orphée La différence 2013
 
 
 
 
 
 
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Quand j'écris

Publié le par Fred Pougeard

Quand j'écris,
C'est comme si les choses,
 
Toutes, pas seulement
Celles dont j'écris,
 
Venaient vers moi
Et l'on dirait et je crois
 
Que c'est pour se connaître.
 
Eugène Guillevic, Art poétique, Paroi, Le Chant, Editions Gallimard 2001
 
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Nous ne sommes vraiment nulle part

Publié le par Fred Pougeard

Le "je" étant immatériel, nous ne sommes vraiment nulle part.
 
La nuit s'épaissit et la question se pose : qui rêve de qui ? Une ligne de faille nous sépare de ce qui nous est dû.
 
L'obscurité est moitié mémoire, moitié sensation.
 
Mon rythme à moi : un hiver se termine, les montagnes se liquéfient, les eaux montent.
 
La chaleur passait inaperçue. Nous n'entendions pas les morts, le rugissement de l'océan avait couvert leurs voix. Cézanne avait raison de penser que la nature est intérieure.
 
Le roi et fils de Dieu, Gilgamesh, trouva un fruit noirâtre dans des eaux noires, et y découvrit l'ampleur de sa mortalité.
 
Cette fois-ci c'est Eurydice qui, nue et couverte de brûlure, chante en enfer.
 
Des cadavres arrivent par camions entiers ; elle ne sait comment rassembler les restes du corps d'Orphée. 
 
Ma peau est ma frontière. Sous elle, il se passe des choses que je nomme sentiments et idées, et jamais je ne trouverai le chemin vers leur source.
 
Je trouve la rédemption dans le désir ; aucune interruption dans la Nature. Comme les miroirs qui multiplient l'espace, nous pouvons démultiplier l'univers en utilisant des réflecteurs. Aujourd'hui, il m'a paru certain qu'il vaut mieux suivre les sentiers d'un canyon que courir après sa propre vie.
 
Aux derniers jours d'un empire en déclin, des chevaux ont imprégné les gênes de mon père. J'entends leurs sabots sur la route poussiéreuse qui mène à ma porte.
 
Entre le "je" et le "moi", une pluie de lilas empoisonnés et ton corps près du mien comme un soleil englouti, distant et interdit.
 
Ce furent des instants de velours, lorsque tu revins du long voyage qui t'avait fait pénétrer le mystère de ta chair. Les heures pleuvaient comme des feuilles d'automne.
 
La lumière a été exclue de tes jours.
 
Tu dormais comme si tu étais encore sur terre.
 
(...) 
 
Etel Adnan, Nuit (2016), traduit de l'anglais (Etats-Unis) par Françoise Despalles, Editions de l'attente 2017 et dans Le Destin va ramener les étés sombres, Anthologie, Points 2022
 
Photo : Simone Fattal
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Ma première rencontre avec l'œillet sauvage

Publié le par Fred Pougeard

Au plus sec du paysage,
Dans les cailloux du maquis,
Un brusque sauvage exquis
Ardemment me dévisage
Et d'un vif plaisir j'éclate
D'être saisie en entier
A ce tournant du sentier
Dans son regard écarlate.
 
Qui donc admettra ma joie ?
Peut-on si fort s'exalter
Parce qu'en l'aridité
Un fleuron maigre rougeoie ?
 
Petit ascète panique,
Dans notre furtif duo
Mon émoi vibre plus haut
Qu'un bonheur de botanique.
Je fixe sur la durée
Pour la revivre longtemps
Cette fête d'un instant,
Infime et démesurée.
 
Lucienne Desnoues, Anthologie personnelle Actes Sud 1998
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Le pays fatal

Publié le par Fred Pougeard

(...) Je n'avançais pas seulement dans le labyrinthe du parc, mais dans le labyrinthe de ma vie. Métaphore facile mais juste. Une pirogue droguée et perdue en pleine mer, suivant dans la nuit le tango que chantaient des sirènes insaisissables. Voilà ce qu'était ma triste vie : une vie d'Ulysse défoncée mais une Ulysse sans retour, une Ulysse pour qui Ithaque est, ne peut être que la mer, et le chant des sirènes, et les ruses, et les larmes sous la pluie, et Cyclope, et la mer encore, la mer à jamais. 
     Je savais que je ne retournerais pas au Sénégal, Diégane : ma rupture avec le pays avait été trop profonde, et je sentais bien que ce malentendu ne se dissiperait pas avec le temps. Au contraire, il irait en se renforçant. C'est de ce malentendu que je devais naître comme écrivain ; c'est lui, après cette naissance, que je devais encore écrire. Tous mes livres, je le sentais avant d'en avoir écrit un seul, concerneraient cette rupture avec mon pays, avec les gens que j'y avais connus, avec mon père, avec Mame Coura, Y a Ngoné, Ta Dib, mes marâtres, avec tous ces hommes et femmes rencontrés dans la rue ou à l'université le temps d'une nuit. J'écrirais sur ça et personne ne comprendrait, tout le monde là-bas me haïrait pour une raison toute simple : je n'aurais pas seulement trahi par l'écriture ; j'aurais redoublé cette trahison en écrivant d'ailleurs. Mais soit, me disais-je, soit : j'écrirai donc comme on trahit son pays, c'est-à-dire comme on se choisit pour terre non le pays natal mais le pays fatal, la patrie à laquelle notre vie profonde nous destine depuis toujours, la patrie de l'intérieur, celle des souvenirs chaleureux et celle des ténèbres glacées, la patrie des rêves premiers, la patrie des peurs et des hontes ruisselant en troupeau sur les flancs de l'âme, le patrie de toute la chiennerie errante le long des nuits couleur pétrole, de rues blanches, de villes que même les fantômes auraient désertées, la patrie des visions cristallisées d'amour et d'innocence, mais la patrie aussi de la folie rieuse et des entassements de crânes et de la lucidité impitoyable qui dévore le foie, la patrie de toute la solitude possible et de tout le silence disponible, la seule patrie que je trouvais habitable (et par habitable, je veux dire : impossible à perdre ou à haïr, impossible à exposer à une nostalgie sentimentale et superficielle, impossible à prendre comme prétexte ou otage en vue d'accrocher la gratifiante breloque de l'exil à sa poitrine et, enfin, la patrie impossible à défendre, puisqu'elle se défend toute seule de ses imprenables contreforts et n'exige de sacrifice que celui de notre paresse et de nos envies de faire l'amour tout le temps). Quelle est donc cette patrie ? Tu la connais, c'est la patrie des livres : les livres lus et aimés, les livres lus et honnis, les livres qu'on rêve d'écrire, les livres insignifiants qu'on a oubliés et dont on ne sait même plus si on les a ouverts un jour, les livres qu'on prétend avoir lus, les livres qu'on ne lira jamais mais dont on ne se séparerait non plus pour rien au monde, les livres qui attendent leur heure dans une nuit patiente, avant le crépuscule éblouissant des lectures de l'aube. Oui, disais-je, oui, je serai citoyenne de cette patrie-là, je ferai allégeance à ce royaume, le royaume de la bibliothèque.
 
Mohamed Mbougar Sarr, La Plus secrète mémoire des hommes (deuxième livre, troisième partie Nuit de tango par marée haute). Editions Philippe Rey 2021
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Petits Motets d'Amour (extrait)

Publié le par Fred Pougeard

Il y a sous la lune
les belles dunes.
Il y a dans les bois
l'oiseau de proie.
 
Ton sein m'émeut
comme les dunes
sous la lune.
Et l'oiseau noir
qui vole autour
— est-ce l'amour...
 
 
Je tiens tes cheveux sous mes doigts
ton vrai parfum d'herbe en amour
— graminées presque mûres,
prairie en proie au levain des fleurs,
cette odeur de petite bête endormie —
dans mes mains.
 
 
Dehors sous la lune rose
la caille à gorge claire
la belle des blés
chante pour les nielles,
pour les asphodèles,
et pour je ne sais...
 
 
Je sais tout de l'amour
puisque j'en sais pleurer.
 
 
La nuit les roses ne vieillissent pas.
La nuit les roses se reposent d'aimer.
 
 
Te voici donc pommier de mai.
Rose au-dessus des ombres.
 
Et je suis vigne autour nouée
prête à mûrir comme un automne.
 
 
Il y a dans ton souffle
un papillon qui bat de l'aile
en frôlant les rideaux de la nuit.
 
C'est peut-être ma vie ou la tienne
que je poursuis avec mes lèvres
à cache-cache sur tes lèvres. 
 
 
Tu me livres tes mains,
tu m'offres ton sourire.
Tu promets une vie de bonheur.
 
Combien de temps suffira-t-il
à mon émoi
de serrer tes deux mains contre moi ?
 
Je n'ai pas assez d'un sourire,
pas assez d'une vie de bonheur.
 
Il me faut l'enfer et le ciel.
 
Et tout de suite.
 
 
Je m'appuie sur toi.
 
Je suis maître du monde.
La lumière est le sang de mes veines.
 
Je ne suis pas un autre que Dieu.
 
Dans mon corps sidéral se déroulent 
la gloire et la jubilation des astres.
 
Alléluia.
 
 
Alléluia !
Je t'invente la première femme
et je te sais pareille à moi.
 
Que cet amour maudit devienne
mon pain chaque jour
— mon soleil !
 
 
N'est-ce pas toi qu'entre mes bras
je serre ?
et que je tiens si fort en épouvante !
 
Mais tu n'as de visage ou de nom !
Mais tu n'existe pas.
 
Mais tu n'existes pas.
 
 
J'ai bu de l'eau.
 
Mais je n'ai bu ni source
ni fraîcheur.
 
 
Comme pour d'autres Hiroshima
mon amour est sur moi
la marque de la Bête.
 
 
La révolte royale 
de l'homme s'achève en une chute morne.
 
Heureusement tu es là
pour recevoir entre tes bras
ma défaillance.
 
Qui m'oserait damner en toi,
ma buveuse de lune ?
 
Laisse-moi maintenant m'endormir
les paumes sur tes seins ensommeillés.
 
(...)
 
Les mots sont des cordages
tendus sur des pistes sableuses.
 
Les mots sont le cri dans la gorge des fauves,
​​​​​​​et les mots sont l'odeur de la bête
chassée sur la piste crayeuse.
 
Les mots sont les chevaux de cirque
en rond chassés sur les tapis — en rond...
​​​​​​​
 
Viens sous la bâche verte
dans la ménagerie de nos désirs désabusés
qui dorment.
 
Nous tâcherons de les réveiller.
Et puis nous ouvrirons les cages.
 
(...)
 
(Sans date)
 
​​​​​​​Marcela Delpastre, Petits Motets d'Amour dans Poésie Modale I, Editions dau Chamin de sent jaume 2000
 
Image : Proverbes limousins et dessins de Marcelle Delpastre, Bibliothèque Francophone Multimédia
 
 
 
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Pouchkine

Publié le par Fred Pougeard

     
     La parole amoureuse élit domicile à la sandale des nomades. Elle court dans l'avoine sans fin.
 
     Vers le soir la passion du feu compense un clair marteau de cloche. Le vent gonfle la fureur du bronze.
 
     Soudain l'éclair du couteau des étoiles ! Un violon sur les rochers d'ébène annonce le printemps de la mort.
 
Jean Tardieu, Une Voix sans personne Editions Gallimard 1954
     
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Lorsqu'encore je t'écrivais

Publié le par Fred Pougeard

Lorsqu'encore je t'écrivais
Au vif d'amour et de ses peines
De n'être rien que toi
Au bout des mots
Tu me délivrais
L'âme
L'ouvrant de trappe en trappe
La faisant choir
De tout le poids de ses enroulements
Corde lancée d'un tas
Comme une corbeille sur la rive.
 
Jean Clam, Souffles Ganse Arts et Lettres 2018
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Biographie

Publié le par Fred Pougeard

Après la rude science
des matins, des soirs, des pentes,
des torrents, des eaux dormantes,
 
et cette flamme qui prend
aux broussailles du langage
et consume sourdement,
 
et la paresse qui rit
dans sa tombe d'air léger
puis s'envole sans bouger
 
vint le dernier paysage,
porte grande ouverte sur
un domaine sans images,
 
un bonheur des plus obscurs.
 
Henri Thomas, Signes de vie (1944) dans Poésies Editions Gallimard 1970
 
Photo : Henri Thomas peint par Frédéric Lambert, d'après la photo de Jacques Sassier
 
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Sagesse des mots/Wisdoms of words

Publié le par Fred Pougeard

À la pointe de cette plume, de ce punctum
Ces vieux doigts inscrivent la ligne compliquée
De mes mots, héritage sans prix de ceux
Qui parlent par les voix silencieuses, bien-aimées, rappelées,
De multitudes qui dans les temps et les lieux sans fin du monde
Chacune en son ici et maintenant une fois pour toujours demeure.
 
Sœurs et frères de poussière, dont je n'ai jamais vu
Les visages, jeunes et beaux, savants
Ou sages, dont les mots ont dit
Et me disent tout ce que vos cœurs ont connu,
Vos amours d'il y a bien longtemps sont avec moi maintenant et toujours
Qui respire l'air sans bornes portant vos voix lointaines.
 
De mot en mot je trace mon chemin, poursuivant, devinant
Des messages presque indiscernables, transmettant
De vie en vie les clartés, les merveilles, les épiphanies
Que tous les cœurs, toutes les âmes ont poursuivies,
Amenant à mon instant tous ceux qui jadis furent, ont rêvé,
Ont connu et loué, ont chanté, ont pleuré tout haut.
 
La musique cosmique de l'eau et du vent et des étoiles
Continue son cours à jamais, mais ce domaine humain
Du sens, nul ne le connaît sinon nous,
Ces souvenirs, dits et redits, confiés 
De rêve en rêveur par tels que moi,
Dont le seul savoir est ce que nous avons fait être
 
8 septembre 1987
 
Through this pen-point, this punctum
These old fingers inscribe my intricate line
Of words, beyond-price heritage from those
Who speak in soundless, loved, remembered voices
Of multitudes who in world's without-end times and places
Each in their once-and-for-ever here and now remains.
 
Sisters and brothers of dust, whose faces
I have never seen, young and beautiful, learned
Or wise, whose words have told
And tell me all your hearts have known,
Your long-ago loves are with me now and always
Who breathe the unbounded air that carries your far voices.
 
From word to word I trace my way, seeking, divining
Scarcely discernible messages, passing,
From life to life clarities, marvels, epiphanies
All hearts, all souls have sought,
Bringing to my moment all those who once were, have dreamed,
Have known and praised, have sung, have cried aloud.
 
Cosmic music of water and win and stars
Flows on for ever, but this human realm
Of meaning, none knows but we,
These memories, told and retold, imparted
From dream to dreamer by such as I,
Whose only knowledge is what we have made to be.
 
Sept.8th 1987
 
Kathleen RaineLa Presence (The Presence) poèmes 1984-1987, traduit de l'anglais par Philippe Giraudon Editions Verdier 2003
 
Photo : Jane Bown/Observer
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