La moissonneuse se trouvait sur un petit coteau : mais on ne faisait que l'entendre : on ne la voyait pas parce qu'elle était cachée parmi des monceaux de paille. Les femmes et les bottes évoluaient dans un tourbillon de poussière ; comme dans un cercle qui se reformait toujours. Des charrettes chargées de gerbes à battre arrivaient du fin fond du domaine ; tandis que d'autres, emplies de sacs de blé, prenaient un autre chemin ; à travers la campagne toute jaune de chaumes, déserte.
Quelques eucalyptus aux feuilles desséchées, presque jaunes, avec sur la partie basse de leur tronc, l'écorce toute décollée, soulevée en longues bandes ; des oiseaux volaient bas, où la route était bordée d'un semblant de haies ; et de l'autre côté de la palissade, de bois qui scintille, en arêtes tordues où la route fait un coude, un cheval mort ; et, à quelques pas, un groupe de poulettes et de dindons maigrelets becquetaient les graines tombées des épis. tandis que le ventre roussâtre du cheval semblait encore vivant. J'ai alors ressenti une grande douceur.
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C'est après avoir vu un crucifix abîmé par la rouille et la fumée, que j'ai cru pour la première fois. Il était presqu'informe et tout noir : on ne distinguait plus le corps du bois de la croix. Et d'ailleurs, la rouille en avait augmenté le volume ; et, bien que petit, j'en voyais le visage comme s'il avait été d'une grandeur naturelle. Lorsque la paysanne le détacha de la hotte du foyer, une poignée de poussière tomba sur sa bouche, sur ses yeux. Et elle dut le nettoyer avec un chiffon. Le tenant en main, je me dirigeai vers le seuil ; où il y avait davantage de lumière. La rouille formait une croûte d'un doigt d'épaisseur : à vouloir l'enlever, on en abîmait également le corps.
On ne distinguait plus ses traits, mais le serrant, je sentis que c'était le Christ.
Federigo Tozzi, Les choses les gens. Traduction de l'italien de Philippe di Meo Editions La Baconnière 2019
Mère la jument grise a posé sa chemise. Il fera froid au bois du roi.
Que de violettes j'ai cueillies dont le parfum est ma folie, que de violettes j'ai cueillies pour les offrir à mon amie.
Le bois du roi s'est endormi. Le fils du roi vient-il ici ? La jument grise y lave sa chemise. Il fait bien froid au bois du roi.
Que de violettes sont flétries ! Mes doigts vont-ils geler aussi ? Bien longtemps, bien longtemps que j'attends mon amie.
Mère la jument grise a changé de chemise. Comme il fait froid au bois du roi.
12 septembre 1969
FONTAINES DE CHIRRAZ
Depuis quand n'ai-je pas senti l'odeur du thym ?
Tandis que le tracteur remue la terre et que les feuilles des bouleaux font éclater leur gaine, des brumes lumineuses bleues animent les noces du ciel et du sol.
Jamais je n'ai tant désiré m'étendre et contempler la résurrection des plantes.
Fontaines de Chirraz ! Ô roses ! Inutiles et belles comme l'amour.
30 avril 1963
Marcela Delpastre, Les Disparates Editions dau chamin de Sent Jaume 2002
Giuseppe Ungaretti, L'Allégresse (1914-1919) traduit de l'italien par Jean Lescure, dans Vie d'un Homme, Poésie 1914-1970, traduit de l'italien par Philippe Jaccottet, Pierre Jean Jouve, Jean Lescure, André Pyeire de Mandiargues, Francis Ponge et Armand Robin, Editions de Minuit et Gallimard 1973
Photo : Ungaretti (à droite) dans les tranchées 1918
Deux mois s'écoulèrent : je me retrouvai seul dans mon île maternelle ; la Villeneuve y venait de mourir. En allant la pleurer au bord du lit vide et pauvre où elle expira, j'aperçus le petit chariot d'osier dans lequel j'avais appris à me tenir debout sur ce triste globe. Je me représentais ma vieille bonne, attachant du fond de sa couche ses regards affaiblis sur cette corbeille roulante : ce premier monument de ma vie en face du dernier monument de la vie de ma seconde mère, l'idée des souhaits de bonheur que la bonne Villeneuve adressait au ciel pour son nourrisson en quittant le monde, cette preuve d'un attachement si constant, si désintéressé, si pur, me brisaient le cœur de tendresse, de regrets et de reconnaissance.
Du reste, rien de mon passé à Saint-Malo : dans le port je cherchais en vain les navires aux cordes desquels je jouais : ils étaient partis ou dépecés ; dans la ville, l'hôtel où j'étais né avait été transformé en auberge. Je touchais presque à mon berceau et déjà tout un monde s'était écoulé. Etranger à ces lieux de mon enfance, en me rencontrant on demandait qui j'étais, par l'unique raison que ma tête s'élevait de quelques lignes de plus au-dessus du sol vers lequel elle s'inclinera de nouveau dans peu d'années. Combien rapidement et que de fois nous changeons d'existence et de chimère ! Des amis nous quittent, d'autres leur succèdent ; nos liaisons varient : il y a toujours un temps où nous ne possédions rien de ce que nous possédons, un temps où nous n'avons rien de ce que nous eûmes. L'homme n'a pas une seule et même vie ; il en a plusieurs mises bout à bout, et c'est sa misère.
François-René de Chateaubriand, Mémoires d'Outre-Tombe, livre troisième chapitre 16, édition établie par Maurice Levaillant et Georges Moulinier, Bibliothèque de la Pléiade, Gallimard 1951
Je me remets à penser à des poèmes et à des romans — je me remets
Au silence qui fait d'un matin pluvieux
Le début du monde de demain —autour
De moi, il y a les spectres des garçons d'avant
Que je ne t'aie connu — leur époque est révolue,
Et, comme moi, ils sont loin du sommet
Où le soleil avait rendu glorieuses
Des têtes avec d'autres coupes de cheveux,
Des sexes compressés dans d'autres pantalons.
Tu <ris> de mon Bach et tu as des mots
<apitoyés> d'admiration pour ces frères à moi.
Ainsi apitoyé tu me quittes en riant.
[107]
Ritorno ad ascoltare Bach —Ritorno
ad odorare la terra del giardino—
ritorno a pensare poesie e romanzi—ritorno
al silenzio che fa di un piovoso mattino
l'inizio del mondo di domani — intorno
a me ci sono gli spettri dei ragazzi di prima
che ti conoscessi—è passato il loro giorno,
e, como me, sono lontani dalla cima
dove il sole aveva reso gloriose
teste con altro taglio di capelli,
grembi stretti in altri calzoni.
Tu <ridi> del mio Bach, ed hai <pietose>
parole d'ammirazione per quei miei fratelli.
Così pietoso ridendo mi abbandoni.
Pier Paolo Pasolini, L'Hobby del sonetto (le sonnet comme passe-temps) (1971-1972),première publication posthume, 2012. Sonnetstraduit de l'italien par René de Ceccatty. Éditions Gallimard 2012
Photo : Pier Paolo Pasolini et Ninetto Davoli à qui les 112 sonnets sur le mode élisabéthains sont adressés.
Longtemps, longtemps, la voix humaine fut base et condition de la littérature. La présence de la voix explique la littérature première, d'où la classique prit forme et cet admirable tempérament. Tout le corps humain présent sous la voix, et support, condition d'équilibre de l'idée...
Un jour vint où l'on sut lire des yeux sans épeler, sans entendre, et la littérature en fut tout altérée.
Evolution de l'articulé à l'effleuré, —du rythmé et enchaîné à l'instantané, —de ce que supporte et exige un auditoire à ce que supporte et emporte un œilrapide, avide, libre sur une page.
les Tartares ne mettent sur leur tombe qu'une pierre
pas même taillée, sans inscription.
Pourquoi écrire un nom où l'homme n'est plus ?
Pour nous ? Croyez-vous donc, disent-ils, que nous puissions l'oublier ?
Pour Dieu ? Dieu le connaît de toute éternité.
Ces sages ignorent ainsi l'administration
et son avantageux petit commerce des concessions trentenaires
et le plaisir bourgeois de s'offrir un caveau monumental
plus cher
qu'un destin de pauvre ou qu'une maison de prolétaire.
Victor Serge, Résistances, Cahiers Les Humbles, 11 et 12 (1938) puis Editions François Maspero 1972 (sous le titre Pour un brasier dans un désert) puis Editions Heros-Limite 2016
Je "concentre" le Journal. J'en suis aux notes sur ma traversée de l'Amérique en 1959. Au départ, cent cinquante feuillets compacts tapés à la machine. Trente feuillets aérés après "concentration". Je crois que "tout" y est contenu, qu'il ne manque rien. C'est ce qu'il y a de plus difficile dans mon métier : ce n'est pas "couper", effacer, "extraire", c'est "concentrer". Ecrire, ce n'est pas difficile... (...) En fin de compte, il faut travailler comme un sculpteur qui taille "ce qui est utile" dans le marbre pour qu'il ne reste que la statue. Quant au poème, c'est l'essence de la concentration. Un poème n'est authentique que lorsqu'il est concentré, comme la bombe atomique.
1966
Sándor Márai, Journal, les années d'exil 1949-1967, page 528. Traduit du hongrois par Catherine Fay. Editions Albin Michel 2021
Juan Gelman, Cela (Paris 1983-84) dans Vers le sud et autres poèmes. traduit de l'espagnol (Argentine) par Jacques Ancet, Postface de Julio Cortazar Editions Gallimard 2014