Dans cette solitude, dans cette liberté

Publié le par Fred Pougeard

(...) L'été resplendissait de sa funeste ardeur : le soleil semblait s'être arrêté au milieu du ciel, les argiles, desséchés, se fendaient. Dans les fissures de la terre altérée se nichaient les serpents, les vipères courtes et trapues d'ici, au venin mortel et que les paysans appellent cortopassi. "Cortopassi, cortopassi, là où il te trouve, là il te laisse." Un vent continu desséchait aussi le corps des hommes ; les journées passaient monotones sous la lumière impitoyable, dans l'attente du coucher et de la fraîcheur du soir. Je restais assis dans la cuisine, à contempler le vol des mouches, seul signe de vie dans le silence figé de la canicule. Les volets de bois, peints de bleu verdâtre, en étaient couverts : des milliers de points noirs, immobiles dans le soleil, vaguement bruissants, sur lesquels l’œil se fixait, paresseusement charmé. Brusquement un des points noirs disparaissait, accompagné du bourdonnement d'un vol soudain et invisible, et à sa place apparaissait comme une petite étoile, un point blanc très lumineux, aux bords dorés, qui s'éteignait peu à peu. Et une autre mouche s'élevait dans l'air , et une autre étoile apparaissait sur le bleu des volets ; et ainsi de suite jusqu'à ce que Barone, qui sommeillait à mes pieds, geignant dans quelque rêve enfantin, bondît, brusquement réveillé, saisît au vol un insecte rompant ainsi le silence du claquement violent de ses mâchoires.
    À la balustrade du balcon se balançaient paresseusement au vent des chapelets de figues, noires de mouches accourues pour en aspirer les derniers sucs, avant que la brûlure du soleil ne les eût taris. Devant la porte, dans la rue, sous les étendards noirs, des nappes liquides et sanguines de conserves de tomates séchaient sur des planches au soleil. Innombrables comme le peuple de Moïse, des essaims de mouches passaient à gué les parties déjà solidifiées de cette Mer Rouge ; tandis que d'autres se précipitaient et s'engluaient dans les zones humides et s'y noyaient comme les armées du pharaon, avides de vivre. Le grand silence de la campagne pesait sur la cuisine, et le bourdonnement continu des mouches, musique sans fin du temps vide, marquait l'écoulement des heures. Tout d'un coup, les cloches de l'église voisine commençaient à sonner, pour quelque saint inconnu ou pour quelque office désert, et le son plaintif remplissait la pièce. Le sonneur, un garçon de dix-huit ans, déguenillé et nu-pieds, au sourire hypocrite et fourbe, reproduisait inlassablement le même triste rêve, en toute occasion il sonnait toujours le glas. Mon chien, sensible aux présences surnaturelles, ne pouvait pas supporter ce bruit funèbre ; et au premier son, il se mettait à hurler, pris d'une angoisse déchirante comme si la mort nous frôlait. Ou était-il possédé par une nature diabolique qui frémissait d'horreur à ce concert sacré ? Quoi qu'il en soit j'étais obligé de me lever et de sortir avec lui dans le soleil pour le calmer. Les puces sautaient sur les pavés blancs ; de grosses puces affamées à la recherche d'un repaire ; les tiques, aux aguets, étaient suspendues aux brins d'herbe. Les paysans étaient aux champs, les femmes se cachaient derrière les portes entrouvertes. L'unique rue dégringolait entre les maisons et les ravins jusqu'à l'éboulement, altérée d'ombres. Je la remontais lentement en direction du cimetière à la recherche des maigres oliviers et des cyprès.
   La magie du règne animal semblait s'étendre sur les terres abandonnées. Dans le silence de midi, un bruit soudain révélait une truie vautrée dans les immondices ; puis les échos retentissaient d'un braiment irrésistible, plus sonore que les cloches, dans son angoisse phallique et grotesque. Les coqs chantaient, de leur chant d'après-midi, qui n'a pas l'orgueilleuse insolence du salut matinal, mais l'insondable tristesse de la campagne désolée. Le ciel était assombri du vol noir des corbeaux et, plus haut, des grands cercles des faucons. On se sentait regardé de biais par leurs yeux immobiles et ronds. D'invisibles présences animales flottaient dans l'air. Parfois, de derrière une maison surgissait, d'un bond de ses jambes arquées, la reine de ces lieux, une chèvre qui me fixait de ses yeux jaunes énigmatiques. Derrière la chèvre couraient des enfants, à moitié nus sous leurs guenilles ; une nonne minuscule de quatre ans avec la robe, la coiffe et le voile, et un petit moine de cinq ans, avec tunique et cordon, habillés ainsi à la suite d'un vœu, habitude fréquente dans ces régions, les accompagnaient ; on aurait dit des religieux en miniature ou des infants de Vélasquez. Les enfants voulaient chevaucher la chèvre, le petit moine l'attrapait par la barbe et lui jetait ses bras autour du cou, la petite nonne s'efforçait de monter en croupe, les autres gosses la tenaient par les cornes et par la queue : les voilà en selle, pour un instant, mais la chèvre se dégageait d'un bon et les jetait dans la poussière ; puis immobile les regardait en ricanant. Eux se relevaient, la rattrapaient et l'enfourchaient de nouveau, mais la chèvre intraitable bondissait et fuyait jusqu'à ce qu'ils disparaissent tous ensemble derrière le tournant.
    Les paysans disent que la chèvre est un animal diabolique, les autres bêtes aussi sont diaboliques mais la chèvre plus que toutes les autres. Ceci ne veut pas dire qu'elle soit méchante ni qu'elle ait rien à faire avec le diable chrétien, même si parfois il choisit son aspect pour se montrer. Elle est démoniaque comme tout être vivant et plus que tout autre : car son apparence animale cache une puissance. Pour le paysan elle est vraiment ce qu'était autrefois le satyre, un satyre vivant et vrai, velu, maigre et affamé, les cornes recourbées sur la tête, le nez crochu, les mamelles ou le sexe pendants, un pauvre satyre fraternel et sauvage à la recherche de ronces sur le bord des précipices. 
   Regardé par ces yeux ni humains ni divins, accompagné par ces mystérieuses puissances, j'approchais lentement du cimetière. Mais les oliviers ne donnent pas d'ombre : le soleil traverse leur frondaison légère comme un voile de tulle. Je préférais alors entrer par la petite grille déglinguée dans l'enceinte du cimetière : c'était le seul endroit fermé, frais et solitaire, de tout le village. C'était peut-être aussi le moins triste. Je m'asseyais par terre et l'aveuglante blancheur des argiles disparaissait, cachée par le mur : deux cyprès ondoyait au vent, et parmi les tombes poussaient, étranges dans cette terre sans fleur, des buissons de roses. Au milieu du cimetière, une fosse, profonde de quelques mètres, aux parois bien découpées dans la terre sèche, s'ouvrait prête pour le prochain mort. Une échelle permettait d'y descendre et d'en remonter sans difficulté. Pendant ces journées de canicule j'avais pris l'habitude, au cours de mes promenades au cimetière, de descendre dans la fosse et de m'allonger au fond. Le terrain était sec et lisse, le soleil brûlant n'y pénétrait pas. Je ne voyais qu'un rectangle de ciel clair, et quelques blancs nuages errants : aucun son ne parvenait à mes oreilles. Je passais des heures dans cette solitude, dans cette liberté. Lorsque mon chien était fatigué de poursuivre les lézards sur le mur ensoleillé, il se penchait sur le bord de la fosse et me regardait d'un air interrogateur, puis il dégringolait en bas de l'échelle, se couchait à mes pieds et ne tardait pas à s'endormir. Moi j'écoutais sa respiration jusqu'à ce que le livre me tombât des mains et je fermais les yeux comme lui.
 
Carlo Levi, Le Christ s'est arrêté à Eboli (1945). Traduit de l'italien par Jeanne Modigliani. Editions Gallimard 1948.
 
Image : peinture de Carlo Levi
 
Pour être informé des derniers articles, inscrivez vous :