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Le pays fatal

Publié le par Fred Pougeard

(...) Je n'avançais pas seulement dans le labyrinthe du parc, mais dans le labyrinthe de ma vie. Métaphore facile mais juste. Une pirogue droguée et perdue en pleine mer, suivant dans la nuit le tango que chantaient des sirènes insaisissables. Voilà ce qu'était ma triste vie : une vie d'Ulysse défoncée mais une Ulysse sans retour, une Ulysse pour qui Ithaque est, ne peut être que la mer, et le chant des sirènes, et les ruses, et les larmes sous la pluie, et Cyclope, et la mer encore, la mer à jamais. 
     Je savais que je ne retournerais pas au Sénégal, Diégane : ma rupture avec le pays avait été trop profonde, et je sentais bien que ce malentendu ne se dissiperait pas avec le temps. Au contraire, il irait en se renforçant. C'est de ce malentendu que je devais naître comme écrivain ; c'est lui, après cette naissance, que je devais encore écrire. Tous mes livres, je le sentais avant d'en avoir écrit un seul, concerneraient cette rupture avec mon pays, avec les gens que j'y avais connus, avec mon père, avec Mame Coura, Y a Ngoné, Ta Dib, mes marâtres, avec tous ces hommes et femmes rencontrés dans la rue ou à l'université le temps d'une nuit. J'écrirais sur ça et personne ne comprendrait, tout le monde là-bas me haïrait pour une raison toute simple : je n'aurais pas seulement trahi par l'écriture ; j'aurais redoublé cette trahison en écrivant d'ailleurs. Mais soit, me disais-je, soit : j'écrirai donc comme on trahit son pays, c'est-à-dire comme on se choisit pour terre non le pays natal mais le pays fatal, la patrie à laquelle notre vie profonde nous destine depuis toujours, la patrie de l'intérieur, celle des souvenirs chaleureux et celle des ténèbres glacées, la patrie des rêves premiers, la patrie des peurs et des hontes ruisselant en troupeau sur les flancs de l'âme, le patrie de toute la chiennerie errante le long des nuits couleur pétrole, de rues blanches, de villes que même les fantômes auraient désertées, la patrie des visions cristallisées d'amour et d'innocence, mais la patrie aussi de la folie rieuse et des entassements de crânes et de la lucidité impitoyable qui dévore le foie, la patrie de toute la solitude possible et de tout le silence disponible, la seule patrie que je trouvais habitable (et par habitable, je veux dire : impossible à perdre ou à haïr, impossible à exposer à une nostalgie sentimentale et superficielle, impossible à prendre comme prétexte ou otage en vue d'accrocher la gratifiante breloque de l'exil à sa poitrine et, enfin, la patrie impossible à défendre, puisqu'elle se défend toute seule de ses imprenables contreforts et n'exige de sacrifice que celui de notre paresse et de nos envies de faire l'amour tout le temps). Quelle est donc cette patrie ? Tu la connais, c'est la patrie des livres : les livres lus et aimés, les livres lus et honnis, les livres qu'on rêve d'écrire, les livres insignifiants qu'on a oubliés et dont on ne sait même plus si on les a ouverts un jour, les livres qu'on prétend avoir lus, les livres qu'on ne lira jamais mais dont on ne se séparerait non plus pour rien au monde, les livres qui attendent leur heure dans une nuit patiente, avant le crépuscule éblouissant des lectures de l'aube. Oui, disais-je, oui, je serai citoyenne de cette patrie-là, je ferai allégeance à ce royaume, le royaume de la bibliothèque.
 
Mohamed Mbougar Sarr, La Plus secrète mémoire des hommes (deuxième livre, troisième partie Nuit de tango par marée haute). Editions Philippe Rey 2021
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Petits Motets d'Amour (extrait)

Publié le par Fred Pougeard

Il y a sous la lune
les belles dunes.
Il y a dans les bois
l'oiseau de proie.
 
Ton sein m'émeut
comme les dunes
sous la lune.
Et l'oiseau noir
qui vole autour
— est-ce l'amour...
 
 
Je tiens tes cheveux sous mes doigts
ton vrai parfum d'herbe en amour
— graminées presque mûres,
prairie en proie au levain des fleurs,
cette odeur de petite bête endormie —
dans mes mains.
 
 
Dehors sous la lune rose
la caille à gorge claire
la belle des blés
chante pour les nielles,
pour les asphodèles,
et pour je ne sais...
 
 
Je sais tout de l'amour
puisque j'en sais pleurer.
 
 
La nuit les roses ne vieillissent pas.
La nuit les roses se reposent d'aimer.
 
 
Te voici donc pommier de mai.
Rose au-dessus des ombres.
 
Et je suis vigne autour nouée
prête à mûrir comme un automne.
 
 
Il y a dans ton souffle
un papillon qui bat de l'aile
en frôlant les rideaux de la nuit.
 
C'est peut-être ma vie ou la tienne
que je poursuis avec mes lèvres
à cache-cache sur tes lèvres. 
 
 
Tu me livres tes mains,
tu m'offres ton sourire.
Tu promets une vie de bonheur.
 
Combien de temps suffira-t-il
à mon émoi
de serrer tes deux mains contre moi ?
 
Je n'ai pas assez d'un sourire,
pas assez d'une vie de bonheur.
 
Il me faut l'enfer et le ciel.
 
Et tout de suite.
 
 
Je m'appuie sur toi.
 
Je suis maître du monde.
La lumière est le sang de mes veines.
 
Je ne suis pas un autre que Dieu.
 
Dans mon corps sidéral se déroulent 
la gloire et la jubilation des astres.
 
Alléluia.
 
 
Alléluia !
Je t'invente la première femme
et je te sais pareille à moi.
 
Que cet amour maudit devienne
mon pain chaque jour
— mon soleil !
 
 
N'est-ce pas toi qu'entre mes bras
je serre ?
et que je tiens si fort en épouvante !
 
Mais tu n'as de visage ou de nom !
Mais tu n'existe pas.
 
Mais tu n'existes pas.
 
 
J'ai bu de l'eau.
 
Mais je n'ai bu ni source
ni fraîcheur.
 
 
Comme pour d'autres Hiroshima
mon amour est sur moi
la marque de la Bête.
 
 
La révolte royale 
de l'homme s'achève en une chute morne.
 
Heureusement tu es là
pour recevoir entre tes bras
ma défaillance.
 
Qui m'oserait damner en toi,
ma buveuse de lune ?
 
Laisse-moi maintenant m'endormir
les paumes sur tes seins ensommeillés.
 
(...)
 
Les mots sont des cordages
tendus sur des pistes sableuses.
 
Les mots sont le cri dans la gorge des fauves,
​​​​​​​et les mots sont l'odeur de la bête
chassée sur la piste crayeuse.
 
Les mots sont les chevaux de cirque
en rond chassés sur les tapis — en rond...
​​​​​​​
 
Viens sous la bâche verte
dans la ménagerie de nos désirs désabusés
qui dorment.
 
Nous tâcherons de les réveiller.
Et puis nous ouvrirons les cages.
 
(...)
 
(Sans date)
 
​​​​​​​Marcela Delpastre, Petits Motets d'Amour dans Poésie Modale I, Editions dau Chamin de sent jaume 2000
 
Image : Proverbes limousins et dessins de Marcelle Delpastre, Bibliothèque Francophone Multimédia
 
 
 
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Pouchkine

Publié le par Fred Pougeard

     
     La parole amoureuse élit domicile à la sandale des nomades. Elle court dans l'avoine sans fin.
 
     Vers le soir la passion du feu compense un clair marteau de cloche. Le vent gonfle la fureur du bronze.
 
     Soudain l'éclair du couteau des étoiles ! Un violon sur les rochers d'ébène annonce le printemps de la mort.
 
Jean Tardieu, Une Voix sans personne Editions Gallimard 1954
     
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Lorsqu'encore je t'écrivais

Publié le par Fred Pougeard

Lorsqu'encore je t'écrivais
Au vif d'amour et de ses peines
De n'être rien que toi
Au bout des mots
Tu me délivrais
L'âme
L'ouvrant de trappe en trappe
La faisant choir
De tout le poids de ses enroulements
Corde lancée d'un tas
Comme une corbeille sur la rive.
 
Jean Clam, Souffles Ganse Arts et Lettres 2018
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