Overblog
Suivre ce blog Administration + Créer mon blog

L'homme n'a pas une seule et même vie

Publié le par Fred Pougeard

Deux mois s'écoulèrent : je me retrouvai seul dans mon île maternelle ; la Villeneuve y venait de mourir. En allant la pleurer au bord du lit vide et pauvre où elle expira, j'aperçus le petit chariot d'osier dans lequel j'avais appris à me tenir debout sur ce triste globe. Je me représentais ma vieille bonne, attachant du fond de sa couche ses regards affaiblis sur cette corbeille roulante : ce premier monument de ma vie en face du dernier monument de la vie de ma seconde mère, l'idée des souhaits de bonheur que la bonne Villeneuve adressait au ciel pour son nourrisson en quittant le monde, cette preuve d'un attachement si constant, si désintéressé, si pur, me brisaient le cœur de tendresse, de regrets et de reconnaissance.
     Du reste, rien de mon passé à Saint-Malo : dans le port je cherchais en vain les navires aux cordes desquels je jouais : ils étaient partis ou dépecés ; dans la ville, l'hôtel où j'étais né avait été transformé en auberge. Je touchais presque à mon berceau et déjà tout un monde s'était écoulé. Etranger à ces lieux de mon enfance, en me rencontrant on demandait qui j'étais, par l'unique raison que ma tête s'élevait de quelques lignes de plus au-dessus du sol vers lequel elle s'inclinera de nouveau dans peu d'années. Combien rapidement et que de fois nous changeons d'existence et de chimère ! Des amis nous quittent, d'autres leur succèdent ; nos liaisons varient : il y a toujours un temps où nous ne possédions rien de ce que nous possédons, un temps où nous n'avons rien de ce que nous eûmes. L'homme n'a pas une seule et même vie ; il en a plusieurs mises bout à bout, et c'est sa misère.
 
François-René de Chateaubriand, Mémoires d'Outre-Tombe, livre troisième chapitre 16, édition établie par Maurice Levaillant et Georges Moulinier, Bibliothèque de la Pléiade, Gallimard 1951
 
Partager cet article
Repost0

[107]

Publié le par Fred Pougeard

Je me remets à écouter du Bach —je me remets
À sentir la terre du jardin—
Je me remets à penser à des poèmes et à des romans — je me remets
Au silence qui fait d'un matin pluvieux
 
Le début du monde de demain —autour
De moi, il y a les spectres des garçons d'avant
Que je ne t'aie connu — leur époque est révolue,
Et, comme moi, ils sont loin du sommet
 
Où le soleil avait rendu glorieuses
Des têtes avec d'autres coupes de cheveux,
Des sexes compressés dans d'autres pantalons.
 
Tu <ris> de mon Bach et tu as des mots
<apitoyés> d'admiration pour ces frères à moi.
Ainsi apitoyé tu me quittes en riant.
 
[107]  
 
Ritorno ad ascoltare Bach —Ritorno
ad odorare la terra del giardino—
ritorno a pensare poesie e romanzi—ritorno
al silenzio che fa di un piovoso mattino
 
l'inizio del mondo di domani — intorno
a me ci sono gli spettri dei ragazzi di prima
che ti conoscessi—è passato il loro giorno,
e, como me, sono lontani dalla cima
 
dove il sole aveva reso gloriose
teste con altro taglio di capelli,
grembi stretti in altri calzoni.
 
Tu <ridi> del mio Bach, ed hai <pietose>
parole d'ammirazione per quei miei fratelli.
Così pietoso ridendo mi abbandoni.
 

Pier Paolo PasoliniL'Hobby del sonetto (le sonnet comme passe-temps) (1971-1972), première publication posthume, 2012Sonnets traduit de l'italien par René de Ceccatty. Éditions Gallimard 2012

 
Photo : Pier Paolo Pasolini et Ninetto Davoli à qui les 112 sonnets sur le mode élisabéthains sont adressés.
 
 
 
Partager cet article
Repost0

La présence de la voix

Publié le par Fred Pougeard

   
     Longtemps, longtemps, la voix humaine fut base et condition de la littérature. La présence de la voix explique la littérature première, d'où la classique prit forme et cet admirable tempérament. Tout le corps humain présent sous la voix, et support, condition d'équilibre de l'idée...
     Un jour vint où l'on sut lire des yeux sans épeler, sans entendre, et la littérature en fut tout altérée.
     Evolution de l'articulé à l'effleuré, —du rythmé et enchaîné à l'instantané, —de ce que supporte et exige un auditoire à ce que supporte et emporte un œil rapide, avide, libre sur une page.
 
Paul Valéry, Tel Quel Editions Gallimard 1941
 
Partager cet article
Repost0

Pourquoi écrire un nom ?

Publié le par Fred Pougeard

Au cimetière de Kok-Tébel, les monts Bleus,
les Tartares ne mettent sur leur tombe qu'une pierre
pas même taillée, sans inscription.
 
Pourquoi écrire un nom où l'homme n'est plus ?
Pour nous ? Croyez-vous donc, disent-ils, que nous puissions l'oublier ?
Pour Dieu ? Dieu le connaît de toute éternité.
 
Ces sages ignorent ainsi l'administration
et son avantageux petit commerce des concessions trentenaires
et le plaisir bourgeois de s'offrir un caveau monumental
plus cher
qu'un destin de pauvre ou qu'une maison de prolétaire.
 
Victor Serge, Résistances, Cahiers Les Humbles, 11 et 12 (1938) puis Editions François Maspero 1972 (sous le titre Pour un brasier dans un désert) puis Editions Heros-Limite 2016
 
Photo : Victor Serge à Mexico 1944
Partager cet article
Repost0

Chronique

Publié le par Fred Pougeard

I
 
Dans ma maison,
J'ai table ouverte pour le temps.
 
J'y sacrifie,
Comme il se doit.
 
J'y sacrifie
Ce qui me lie à du malheur.
 
J'y sacrifie
Ce que le temps veut pour s'ouvrir.
 
Je sacrifie à cet instant
Qui sera temple.
 
II
 
Les fondations du temple
Etaient déjà posées.
 
Et c'étaient tous ces jours
Vécus en prévision,
 
Restés tissés entre eux,
Autour de moi,
 
Dans ma maison.
 
III
 
Un même et seul lieu :
C'est la place où vivre
L'instant que je tiens.
 
Plus de lieux perdus,
Rien que tous les lieux
Résonnant de soi
Pour former la sphère
 
Dont je suis le centre
Et tous les autres points.
 
IV
 
Bonnes
Sont alors les choses.
 
Manger est bon.
Se coucher est bon.
Accepter, donner.
 
Ne rien faire
Est bon.
 
Le pain, le vin
Sont notre résumé.
 
Le passant même
Est notre fruit.
 
V
 
A cet instant qui va
Maintenant me quitter,
 
J'aurai donné noblesse
Et le droit de mourir
 
Sans vouloir se venger
Sur ceux qui le suivront.
 
VI
 
L'instant s'en va,
Me laisse temple comme avant,
Pour l'autre instant :
 
Celui qui suit
Ou qui viendra.
 
VII
 
L'instant que j'ai tenu
Est porté sur la courbe
Qui tend vers un total.
 
Je porte la mémoire
Du destin de la courbe.
 
Eugène Guillevic Avec Editions Gallimard 1966
 
 
 
 
 
 
 

 

Partager cet article
Repost0

L'essence de la concentration

Publié le par Fred Pougeard

Je "concentre" le Journal. J'en suis aux notes sur ma traversée de l'Amérique en 1959. Au départ, cent cinquante feuillets compacts tapés à la machine. Trente feuillets aérés après "concentration". Je crois que "tout" y est contenu, qu'il ne manque rien. C'est ce qu'il y a de plus difficile dans mon métier : ce n'est pas "couper", effacer, "extraire", c'est "concentrer". Ecrire, ce n'est pas difficile... (...) En fin de compte, il faut travailler comme un sculpteur qui taille "ce qui est utile" dans le marbre pour qu'il ne reste que la statue. Quant au poème, c'est l'essence de la concentration. Un poème n'est authentique  que lorsqu'il est concentré, comme la bombe atomique.
 
1966
 

Sándor Márai, Journal, les années d'exil 1949-1967, page 528. Traduit du hongrois par Catherine Fay. Editions Albin Michel 2021

Partager cet article
Repost0

Anniversaire

Publié le par Fred Pougeard

respirerais-tu/une rue/où maintenant
tombe la tristesse/enpluie ?/
maman a apporté le soir/
je vais tacher les nappes, c'est sûr/
 
et j'aimerai beaucoup le défi
qu'elle va me lancer/elle si douce/
en me remuant l'âme
avec la cuiller à soupe/
 
la dernière chose qu'elle a faite
avant de s'en mourir
ce fut de tendre un fil léger
pour me mettre au soleil
 
 
AVEC
 
Entre le balcon et la rue/il y a
là où je suis passé/en me traînant/
hier/je souffrirai tant/
demandant/sans pitié/demandant
 
avec cet amour que faire ?/
le porter mais pourquoi ?/
tout à la fois dans son parler ou son silence/
protégeons-nous en attendant/
 
que ça aille mieux/un jour/
comme si des prés où des vaches
de toi broutaient/en apaisant
l'envers de ce soleil
 
Juan Gelman, Cela (Paris 1983-84) dans Vers le sud et autres poèmes. traduit de l'espagnol (Argentine) par Jacques Ancet, Postface de Julio Cortazar Editions Gallimard 2014
 
Partager cet article
Repost0

Un livre de musique

Publié le par Fred Pougeard

Arrivant à la fin, les amants
Sont épuisés comme deux nageurs. Où
Cela finissait-il ? On ne peut pas savoir. Aucun amour n'est
Comme un océan avec le cortège vertigineux des limites des vagues
Desquelles deux peuvent émerger épuisés, ni un long adieu
Comme la mort.
Arrivant à la fin. Plutôt, dirais-je, comme une longueur
De corde enroulée
Qui ne se déguise pas dans les dernières boucles de ses longueurs
Ses bouts.
Mais, diras-tu, nous aimions
Certaines parties de nous aimaient
Et ce qui reste de nous restera
Deux personnes. Oui,
La poésie se termine comme une corde.
 
Jack Spicer, Un Livre de musique (1958) dans Elégies imaginaires, Oeuvres poétiques complètes. Traduit de l'anglais (USA) par Eric Suchères. Vies parallèles 2021
 
Photo : Robert Berg
 
 
Partager cet article
Repost0

Mais en moi l'hiver boit l'été

Publié le par Fred Pougeard

Je ne suis pas Robert Desnos
ni vous Stéphane Mallarmé
mais en moi l'hiver boit l'été
mais je sens l'os jouer avec l'os.
Il m'arrive d'avoir envie
de chanter de dire à l'oiseau
que je suis comme lui, trop tôt
trop tard né dans l'humble euphorie.
Alors j'écris sur ce papier
ces choses que j'envoie aux hommes
je me dis : flamme sans pitié
va prends mon corps pour une gomme
où t'effacer où te détruire
je finirai sans plus rien dire.
 
Georges Perros, J'habite près de mon silence Editions Finitude 2006
 
 
Partager cet article
Repost0

Quand le souffle

Publié le par Fred Pougeard

QUAND LE SOUFFLE
a érigé la hutte de la nuit
et sort 
chercher son lieu céleste déployé dans le vent
 
et que le corps
vignoble sanglant
a rempli les tonneaux du silence
et que les larmes débordent
dans la lumière de voyance
 
quand tout un chacun s'est réfugié
dans son secret
et que tout est fait en double —
que la naissance gravit de son chant
toutes les échelles de Jacob des orgues de la mort
 
alors 
un bel éclair de chaleur
embrase le temps —
 
Nelly Sachs, Exode et métamorphose (1958-1959) traduit de l'allemand par Mireille Gansel, Editions Verdier 1999-2002 et Editions Gallimard 2023
 
Photo : Nelly Sachs, 1966, par Lennart Nygren
 
 
 
Partager cet article
Repost0

1 2 3 4 5 6 7 8 9 10 20 30 40 > >>