Deux mois s'écoulèrent : je me retrouvai seul dans mon île maternelle ; la Villeneuve y venait de mourir. En allant la pleurer au bord du lit vide et pauvre où elle expira, j'aperçus le petit chariot d'osier dans lequel j'avais appris à me tenir debout sur ce triste globe. Je me représentais ma vieille bonne, attachant du fond de sa couche ses regards affaiblis sur cette corbeille roulante : ce premier monument de ma vie en face du dernier monument de la vie de ma seconde mère, l'idée des souhaits de bonheur que la bonne Villeneuve adressait au ciel pour son nourrisson en quittant le monde, cette preuve d'un attachement si constant, si désintéressé, si pur, me brisaient le cœur de tendresse, de regrets et de reconnaissance.
Du reste, rien de mon passé à Saint-Malo : dans le port je cherchais en vain les navires aux cordes desquels je jouais : ils étaient partis ou dépecés ; dans la ville, l'hôtel où j'étais né avait été transformé en auberge. Je touchais presque à mon berceau et déjà tout un monde s'était écoulé. Etranger à ces lieux de mon enfance, en me rencontrant on demandait qui j'étais, par l'unique raison que ma tête s'élevait de quelques lignes de plus au-dessus du sol vers lequel elle s'inclinera de nouveau dans peu d'années. Combien rapidement et que de fois nous changeons d'existence et de chimère ! Des amis nous quittent, d'autres leur succèdent ; nos liaisons varient : il y a toujours un temps où nous ne possédions rien de ce que nous possédons, un temps où nous n'avons rien de ce que nous eûmes. L'homme n'a pas une seule et même vie ; il en a plusieurs mises bout à bout, et c'est sa misère.
François-René de Chateaubriand, Mémoires d'Outre-Tombe, livre troisième chapitre 16, édition établie par Maurice Levaillant et Georges Moulinier, Bibliothèque de la Pléiade, Gallimard 1951
Je me remets à penser à des poèmes et à des romans — je me remets
Au silence qui fait d'un matin pluvieux
Le début du monde de demain —autour
De moi, il y a les spectres des garçons d'avant
Que je ne t'aie connu — leur époque est révolue,
Et, comme moi, ils sont loin du sommet
Où le soleil avait rendu glorieuses
Des têtes avec d'autres coupes de cheveux,
Des sexes compressés dans d'autres pantalons.
Tu <ris> de mon Bach et tu as des mots
<apitoyés> d'admiration pour ces frères à moi.
Ainsi apitoyé tu me quittes en riant.
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Ritorno ad ascoltare Bach —Ritorno
ad odorare la terra del giardino—
ritorno a pensare poesie e romanzi—ritorno
al silenzio che fa di un piovoso mattino
l'inizio del mondo di domani — intorno
a me ci sono gli spettri dei ragazzi di prima
che ti conoscessi—è passato il loro giorno,
e, como me, sono lontani dalla cima
dove il sole aveva reso gloriose
teste con altro taglio di capelli,
grembi stretti in altri calzoni.
Tu <ridi> del mio Bach, ed hai <pietose>
parole d'ammirazione per quei miei fratelli.
Così pietoso ridendo mi abbandoni.
Pier Paolo Pasolini, L'Hobby del sonetto (le sonnet comme passe-temps) (1971-1972),première publication posthume, 2012. Sonnetstraduit de l'italien par René de Ceccatty. Éditions Gallimard 2012
Photo : Pier Paolo Pasolini et Ninetto Davoli à qui les 112 sonnets sur le mode élisabéthains sont adressés.
Longtemps, longtemps, la voix humaine fut base et condition de la littérature. La présence de la voix explique la littérature première, d'où la classique prit forme et cet admirable tempérament. Tout le corps humain présent sous la voix, et support, condition d'équilibre de l'idée...
Un jour vint où l'on sut lire des yeux sans épeler, sans entendre, et la littérature en fut tout altérée.
Evolution de l'articulé à l'effleuré, —du rythmé et enchaîné à l'instantané, —de ce que supporte et exige un auditoire à ce que supporte et emporte un œilrapide, avide, libre sur une page.
les Tartares ne mettent sur leur tombe qu'une pierre
pas même taillée, sans inscription.
Pourquoi écrire un nom où l'homme n'est plus ?
Pour nous ? Croyez-vous donc, disent-ils, que nous puissions l'oublier ?
Pour Dieu ? Dieu le connaît de toute éternité.
Ces sages ignorent ainsi l'administration
et son avantageux petit commerce des concessions trentenaires
et le plaisir bourgeois de s'offrir un caveau monumental
plus cher
qu'un destin de pauvre ou qu'une maison de prolétaire.
Victor Serge, Résistances, Cahiers Les Humbles, 11 et 12 (1938) puis Editions François Maspero 1972 (sous le titre Pour un brasier dans un désert) puis Editions Heros-Limite 2016
Je "concentre" le Journal. J'en suis aux notes sur ma traversée de l'Amérique en 1959. Au départ, cent cinquante feuillets compacts tapés à la machine. Trente feuillets aérés après "concentration". Je crois que "tout" y est contenu, qu'il ne manque rien. C'est ce qu'il y a de plus difficile dans mon métier : ce n'est pas "couper", effacer, "extraire", c'est "concentrer". Ecrire, ce n'est pas difficile... (...) En fin de compte, il faut travailler comme un sculpteur qui taille "ce qui est utile" dans le marbre pour qu'il ne reste que la statue. Quant au poème, c'est l'essence de la concentration. Un poème n'est authentique que lorsqu'il est concentré, comme la bombe atomique.
1966
Sándor Márai, Journal, les années d'exil 1949-1967, page 528. Traduit du hongrois par Catherine Fay. Editions Albin Michel 2021
Juan Gelman, Cela (Paris 1983-84) dans Vers le sud et autres poèmes. traduit de l'espagnol (Argentine) par Jacques Ancet, Postface de Julio Cortazar Editions Gallimard 2014
Cela finissait-il ? On ne peut pas savoir. Aucun amour n'est
Comme un océan avec le cortège vertigineux des limites des vagues
Desquelles deux peuvent émerger épuisés, ni un long adieu
Comme la mort.
Arrivant à la fin. Plutôt, dirais-je, comme une longueur
De corde enroulée
Qui ne se déguise pas dans les dernières boucles de ses longueurs
Ses bouts.
Mais, diras-tu, nous aimions
Certaines parties de nous aimaient
Et ce qui reste de nous restera
Deux personnes. Oui,
La poésie se termine comme une corde.
Jack Spicer, Un Livre de musique (1958) dans Elégies imaginaires, Oeuvres poétiques complètes. Traduit de l'anglais (USA) par Eric Suchères. Vies parallèles 2021