Les Plantes grasses
"Tout vers devrait avoir deux devoirs : communiquer un fait précis et nous atteindre physiquement comme la proximité de la mer." Jorge Luis Borges
15
À Sophie M.
Pour le collier de vingt perles
Par toi, à cause de toi,
voici à nouveau le premier matin du monde.
Des gestes anciens, chargés d'une fraîcheur nouvelle,
des mots répétés et pourtant lisses
comme si la mer et le temps les avaient longuement roulés.
L'endormir ensemble, toucher tiède d'une peau contre une peau,
étreinte qui n'est pas encore plaisir vif,
bien-être enfoui et retrouvé
comme une brume se levant sur ce qui fut égaré,
sans même le savoir.
Tout soudain retrouve sa place
et il importe désormais de ne plus se perdre.
Pourquoi soudain cette plénitude rassurée sur elle-même ?
Ce bonheur d'apporter à la fois le trouble et la paix,
le plaisir enfin consenti, le port où tu rêvais d'aborder ?
Digue rompue dont coule le plus cristallin des élans.
Ton regard attentif cherche à me lire
avant de s'abandonner.
Mon Eurydice ramenée au jour.
1995
*
18
À Arnaud Blin
Cette année nombre de mes amis sont morts.
Compagnons d'aventures et de luttes lointaines.
Compagnons de jeunesse comme toi, Lefèvre.
Tu étais si frêle, lorsque je t'ai vu pour la dernière fois.
En quel ailleurs perdu s'enfermait ta solitude ?
Le sable se fait rare dans le verre de ma vie
où se mêlent les vivants et les morts.
J'ai toujours su le temps précaire.
Il faut fêter ce qui se peut.
Serrer dans les bras ceux qu'on aime,
partager le meilleur au fil incertain du monde,
sans prendre de pose, tenir.
Il n'est chose plus rapide que le temps.
Pindare en connaissait le cours
lui qui célébrait les Olympiades
et voulait non l'éternité,
mais épuiser le champ du possible.
Je n'ai pas fait seulement ce que j'ai pu,
j'ai tenté d'atteindre l'étoile polaire de ma vie,
constellée de visages aimés.
Rien n'est perdu dans la mémoire, gestes familiers,
mots enfouis,
mais nous ne boirons plus ensemble,
épaule contre épaule, au banquet de la vie,
dans le temps mesuré de façon si inégale.
Tout finit dans le silence
Reste le son mélancolique d'un pipeau,
un chant haïdouk,
avec le regret de ce qui a été perdu
et l'explosive vitalité d'être au monde.
Gérard Chaliand, Cavalier seul, édition français-anglais, traduit par André Demir. Editions de l'Aube 2014 et 2015. Réédition, dans Feu Nomade et autres poèmes, Poésie Gallimard 2016
I
Pendant sa dernière maladie, ma mère a pris ma main dans la sienne
et l’a serrée ; j’ai su pour la première fois
combien sa main était calleuse et la mienne était douce.
II
Jour après jour, tu vomis la sève verte de ta vie
et, t’essuyant les lèvres avec un mouchoir en papier,
tu me fais un sourire : et je te rends ton sourire.
Mais, parfois, au milieu d’une conversation avec d’autres
je suis surpris par un soupir qui n’a aucun rapport.
III
Je te rends visite, et, après avoir dit le peu que nous avons à dire,
je retourne à mon travail et à mes plaisirs ;
mais toi, tu es couchée depuis plusieurs semaines.
Le soleil se lève ; les nuages s’en vont ; le ciel est bleu ;
les étoiles paraissent ; la lune brille ; et le soleil se remet à briller
pour moi ; mais toi, tu es en train de mourir,
et tu essuies les larmes de tes yeux —
secrètement, pour que je puisse retourner à mon travail et à mes plaisirs
pendant que le soleil brille et les étoiles apparaissent.
IV
Le vent qui a soufflé hier est retombé ;
maintenant il fait froid. Le soleil brille derrière un bosquet
dépouillé de toutes ses feuilles (les arbres, non plus bruns
comme en automne, mais grisâtres — du bois mort jusqu’au printemps) ;
et dans l’herbe flétrie, des feuilles de chênes brunes
gisent, grises de gel.
« J’étais tellement malade, mais maintenant je crois que ça va mieux ».
Ta voix, étrangement profonde, tremble ;
tu as la peau cendreuse —
tu sembles notre mère à tous les deux, morte depuis longtemps.
V
Le vent amoncèle les vagues le long de la rivière
pour ajouter leur argent aux miroitements du couchant.
Le grand travail que tu as fait paraît maintenant bien futile
mais tu es fatiguée. Tu es contente de fermer les yeux.
Que fait ce réverbère
si loin de toute rue ? C’était le soleil,
et, maintenant, il ne reste plus que la nuit.
VI
La tête renfoncée, les yeux fermés,
le visage livide,
les lèvres meurtries entrouvertes ;
respirant lourdement,
à croire que tu aurais escaladé
étage sur étage
et cette lourde respiration
s’est arrêtée.
L’infirmière est entrée en silence
à ce silence,
elle a tâté ton pouls
et posé ta main
sur la couverture,
et puis elle a tiré la couverture jusqu’au menton
et mis un paravent devant ton lit.
C’était tout :
tu étais morte.
VII
Ses lourdes tresses, ses longs cheveux dont elle était si fière,
coupés, le rouge des pompes funèbres
sur les joues et les lèvres
et la gaîté de son accueil
rendue muette —
ma mère était penchée sur moi
comme quand j’étais petit.
Qu’était-elle venue me dire
du fond de son tombeau ?
Impuissant,
je regardais son angoisse ;
j’ai levé le bras
pour caresser sa joue,
et je l’ai touchée — je me suis réveillé.
VIII. STÈLE
Non, pas comme quand tu étais couchée, une bassine devant toi
où tu ne cessais de vomir ; non pas comme l’après-midi
où tu suivais lentement le docteur, tenant à peine sur tes jambes,
toute petite, ratatinée dans ton manteau noir,
mais telle que je t’ai vue, à demi tournée vers moi, lorsque, avant de sortir par la porte battante
tu as levé la main, le visage calme et solennel.
IX
Nous avons regardé la veilleuse qui brûlait lentement devant ton portrait
et nous nous sommes détournés ;
nous pensions à toi dans nos conversations mais rien n'était capable de nous faire parler —
avec des étrangers indifférents, — si,
mais pas entre nous.
X
Je sais que tu ne m’en veux pas
(s'il peut y avoir quelque chose qui t'importe)
que je ne prie pas pour ton repos,
que je ne brûle pas une bougie
le jour de ta mort ;
nous n’avons pas besoin de ces vétilles,
toi et moi —
les mots, les bougies, les prières.
Charles Reznikoff, Kaddish, traduit de l'anglais (Etats-Unis) par André Markowicz, dans André Markowicz, Partages vol.2, Inculte/dernière marge 2016 pp 268-271. Poème issu du recueil Çà et là (Going To and Fro and Walking Up and Down, 1941, que l'on trouve traduit de l'anglais (Etats-Unis) par Thierry Gillyboeuf aux Editions Nous 2018
La Croix
Christ, me voilà debout sur cette terre, je regarde ta croix-
un tronc de bois, un fût de pierre, sais-je quoi, mais rien dessus
-personne dessus, personne qui pleure ni saigne, ni alentour.
Je regarde ta croix qui n'est qu'un signe, entre la terre et le ciel,
et les quatre saisons de la terre, les quatre chemins et les quatre murs.
Rien n'en vient, rien n'y monte, ou que l'oiseau soit sur sa branche,
que le lierre en fasse le tour. Et moi je suis là. Je parle de tout.
De rien. Je m'avance. De la terre et de ses nuées. De l'ombre et de l'amour.
De toi je ne dis rien. Non plus que si je ne te connaissais pas, qu'à toi jamais je ne pense.
Tu le sais que je n'y pense pas ! Serais-je né de ton temps, du temps de ton chemin sur terre
- dans ton pays-on ne m'aurait pas vu te suivre ! Je ne suis Marthe, ni Marie, ni Thomas.
Je ne suis rien, tu le sais bien. Ce n'est pas moi qui t'aurais fait pendre.
- Mais qu'aurais-je fait pour l'empêcher ? Maintenant, c'est pareil. Je suis là. Je te regarde.
J'attends. S'il te manquait quelque chose, sur moi tu ne pourrais guère compter.