Ah, Dieu des Enfers ! je perds ma belle vieillesse à vouloir expliquer moi que ce soit aux gens. Tout à tour leur disant que rien n'est qu'un rêve, ou soudain tout au contraire que les rêves mêmes sont le monde où nous vivons, la vie, en un mot, cette chienne de vie. À qui est-ce que j'essaye ainsi de donner le change ? Aux autres ou à moi-même ? Ni à eux, ni à moi. Mais à ce qui est devant nous tous, à l'inévitable. J'essaye de détourner mes regards, les vôtres, de ce qu'au bout du compte, j'ai lu jadis aux yeux d'injustice de ce grand enfant mort dans les fossés autour du fort de La Malmaison. Mais lui il n'avait vu la chose qu'à la dernière minute, celle dont on meurt. Ce dont j'essaye de me, de vous détourner, n'est pas l'affaire d'un instant. Cela ressemble à ces longues maladies qui tout au contraire font appeler la fin à ceux qui en sont frappés. Rien n'est plus normal au bout du compte que la douleur. L'étrange est parfois qu'on l'oublie. D'avoir goûté à cet état d'inconscience donne à la plupart des gens le sentiment qu'il est naturel, et que la conscience du mal qu'on porte en soi tout au contraire est une maladie qu'il faut chasser. D'où ces cris, ces protestations que je rencontre quand je parle suivant mon triste cœur, cette prétention qu'on a de m'imposer comme un devoir un perpétuel optimisme. Je ne connais rien de plus cruel en ce bas monde, que les optimistes de décision. Ce sont des êtres d'une méchanceté tapageuse, et dont on jugerait qu'ils se sont donné pour mission d'imposer le règne aveugle de la sottise. On me dit le plus souvent que l'optimisme est un devoir, parce que si nous voulons changer le monde, il faut croire d'abord que c'est possible. Il me semble que ce raisonnement rentre dans l'une des catégories de fausseté depuis longtemps dénoncées par Aristote. Je ne vais pas me donner la peine de chercher à quel faux syllogisme ici j'ai affaire. Je vais cependant que si vous voulez changer le monde, vous ne le ferez pas sans l'aide puissante de ceux qui ne se sont pas fait pour règle de conduite la pratique d'avance décidée de l'aveuglement. Je crois au pouvoir de la douleur, de la blessure et du désespoir. Laissez, laissez aux pédagogues du tout va bien cette philosophie que tout dément dans la pratique de la vie. Il y a, croyez-moi, dans les défaites plus de force pour l'avenir que dans bien des victoires qui ne se résument le plus souvent qu'à de stupides claironnements. C'est de leur malheur que peut fleurir l'avenir des hommes, et non pas de ce contentement de soi dont nous sommes perpétuellement assourdis.
Quelle cohérence, ne manquera-t-on pas de me dire, y a-t-il entre ce que j'avance là et ce qui l'a précédé ? Si vous ne le voyez pas, cherchez pourtant à le comprendre. Ce qui me reste à vivre est trop court, j'en suis sûr, pour vous persuader de l'atroce nocivité qu'il y a dans l'esprit de contentement de soi et des autres. Comment vous détournerais-je de cette illusion de voler de victoire en victoire ? Pourtant rien n'est plus nécessaire que d'en voir la fausseté. Si je n'ai ni le temps ni la force indispensables pour vous en persuader, pardonnez-le moi mais songez que ma faiblesse peut servir à dénoncer les apparences mensongères de la force, du vertige qui vous prend au moindre succès. Pour ma part, j'ai regardé en moi et j'ai vu le fond de l'abîme. Je ne vous dis rien d'autre dans ces jours où la beauté de l'automne risque de nous faire croire au printemps. Je ne vous dis rien d'autre qu'il faut savoir regarder en face le malheur, et ne pas le déguiser en son contraire. Je vous le dis à vous qui avez encore le temps de profiter de cette leçon de ma vie et de mes rêves. Je vous le dis mêlant les rêves et la vie, pour mieux apprendre à les séparer ensuite. Parce que, dans la vie, il y a certes un dangereux quotient de rêves, mais dans les rêves aussi il faut savoir lire sa vie, voir plus loin qu'elle. Voir plus loin que soi.
Je sais d'expérience que c'est difficile, et que souvent cela fait mal. Mais si voulez qu'au moins en une chose je me vante, je vous dirai que, de cette vie gâchée qui fut la mienne, je garde pourtant un sujet d'orgueil : j'ai appris quand j'ai mal à ne pas crier.
Cela m'a beaucoup servi ces jours-ci.
Louis Aragon, La Valse aux adieux (extrait) Editions Gallimard 1980. Dans Œuvres romanesques complètes V, Bibliothèque de La Pléiade, Editions Gallimard 2012
Malgré la douleur, j'ai tout de même décidé de monter sur la colline pour regarder le monde d'en haut. Les choses seraient sans doute à leur place. Cela m'apaiserait peut-être, ma gorge se dénouerait et je me sentirais mieux. Je ne regrettais nullement Grand Pied. Mais en apercevant de loin sa maison, j'ai repensé à son corps de kobold inanimé dans son costume marron, puis j'ai songé aux corps bien en vie de mes amis, heureux dans leur maison. Et soudain, tout m'a semblé voilé d'une infinie tristesse, difficile à supporter : mon pied, moi-même, le corps maigre, anguleux, de Matoga. En contemplant le paysage noir et blanc du plateau, j'ai compris combien la tristesse était un mot important dans la définition du monde. Elle se trouve à la base de tout, elle est le cinquième élément, la quintessence.
Olga Tokarczuc, Sur les ossements des morts, traduit du polonais par Margot Carlier. Les éditions Noir sur blanc, Lausanne 2012.