Après Ikkyu (extraits)
Leurs cervelles pleines de merde, ces cinglés ont exclus nos animaux aimés.
Théologiens, comptables, la même chose vraiment, clique unique
"Tout vers devrait avoir deux devoirs : communiquer un fait précis et nous atteindre physiquement comme la proximité de la mer." Jorge Luis Borges
(...) Il fallait donc que je monte, un jour, avant la paresse de l'âge, les douleurs, le souffle court, à ce Spazzavento -où le vent balayeur de nuages est la seule musique qui accompagne ton silence, comme la houle océane en d'autre promontoire le fait pour notre Enchanteur breton -et ce jour-là il pleuvait sur Prato. Le route de Figline à Schignano, proche des rives du Bisenzio, ne fut qu'un jeu mais j'ignorais la suite. Du cul-de-sac où fut laissée la voiture, la montée à pied sous l'averse, avec terre glissante et cailloux cirés de pluie, pistes douteuses, se fit sévère. Fallait-il encore gravir cette colline où tu n'étais pas ? Serait-ce la prochaine ? Ce sentier n'était peut-être qu'une chausse-trappe ? Et voici qu'une autre pente, parmi les cistes, les taillis de lentisques ou d'alaternes, les réseaux barbelés d'églantines, les dérapages épuisants, nous imposait une question qui devint idée fixe : 2,10,20 kilomètres encore ? Personne pour nous le dire, désarmer notre volonté ou renforcer notre acharnement. Personne pour entendre un appel si quelque chute survenait, fatale, irrémédiable. Nous étions hors de tout dans cette ascension têtue. Après ce sommet, y avait-il un autre sommet ? Où étais-tu, au nadir de quelle altitude ? Nous montions pourtant, patinant, nous raccrochant aux cades, aux chênes verts et le cri d'un geai, comme un défi moqueur, marquait la dérision de tant d'efforts pour atteindre un mirage, peut-être. Et l'accablement de cette pluie fine, insinuante, qui nous chantait la complainte du renoncement, de la descente bredouille, et le vent balayant des nuages bas pour en appeler d'autres, et moi priant : "Il faut que je le trouve car je ne reviendrai pas."Et la pluie imparable, le vent affolant les branches, courbant les cyprès comme des arcs, le ciel d'étain, l'eau creusant les sentiers, nos souliers embourbés, nos vêtements souillés, mais tendus de la tête aux pieds vers le terme qui ne pouvait que se montrer - et quand ? - au dernier mètre de l'extrême pointe du Spazzavento, et le soir qui tombait avec la pluie, nous faisant craindre les périls du retour et que tu ne saches jamais que j'étais venu te saluer sur ton belvédère... Et voici, voici qu'au seuil de l'abandon, tu apparus au coeur de la brouée, ce 17 avril 1998, année de ton centenaire.
"Mon Dieu, d'où sortez-vous"?, nous demanda une dame de Prato, tandis que nous marchions à travers la ville, crottés, mais l'oeil vainqueur.
"Du Spazzavento, du mausolée de Malaparte" !
Je ne te dirai pas ce que je lus dans son regard.
Frédéric-Jacques Temple Lettre à Curzio Malaparte, Editions Jacques Brémond, 2000
Dans une lettre à la reine Elisabeth*, Descartes estime "qu'il faut entièrement se délivrer l'esprit de toutes sortes de pensées tristes, et même aussi de toutes sortes de méditations sérieuses touchant les sciences, et ne s'occuper à imiter que ceux qui, en regardant la verdeur d'un bois, les couleurs d'une fleur, le vol d'un oiseau, et telles choses qui ne requièrent aucune attention, se persuadent qu'ils ne pensent à rien. Ce n'est pas perdre le temps mais le bien employer."
Au début de ce texte apparaît le thème, inattendu chez Descartes, d'une affinité complice entre les pensées tristes et les "méditations sérieuses touchant les sciences". À la fin du texte figure aussi, comme à la dérobée, le grand thème de la perte de temps qui sera le ressort romanesque de Proust avec celui, corollaire, de la paresse, puisque le temps perdu n'est pas le temps passé mais le temps qu'on perd, avec cette question inquiète : perd-on son temps à perdre du temps ? La réponse de Descartes est négative, et c'est à cette conclusion heureuse que mène aussi le récit proustien, dont Antoine Compagnon a pu dire qu'il était l'un des seuls romans modernes qui finissent bien. Lire un texte comme celui-ci est toujours émouvant, non seulement parce qu'il me rappelle l'accent rocailleux de Ferdinand Alquié prononçant ses cours sur Descartes, et les grands textes oubliés de Roger Laporte, mais parce qu'il énonce avec force, et non pas comme une suggestion ou une hypothèse, que le relâchement apparent de l'attention est un surcroît d'attention, de sorte que la contemplation du vol d'un oiseau , si distraite soit-elle, restitue à celui qui s'y donne quelque chose d'une incarnation perdue, que Descartes appelle l'union substantielle de l'âme et du corps.
Matthieu de Boisséson, Défoncer la cage, Editions Gallimard 2016