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Sur Anna Akhmatova

Publié le par Fred Pougeard

     
     Dans l'atmosphère de liberté effrénée des années 20 avait surgi un lecteur qui n'en faisait qu'à sa guise et voulait qu'on le caresse dans le sens du poil. Ce lecteur avait une fringale de nouveauté, et n'admettait rien d'autre que ce qui était "novateur". Ce mot signifiait l'éclatement de la forme et de toutes les idées, dans l'esprit du temps : L'amour ? Donnez-moi une fille, et cela me suffira pour trois jours...
     Akhmatova, pour tenter d'expliquer les regains et les retombées d'intérêt chez les lecteurs, a dit un jour : "La poésie, c'est comme ça — si on avale un succédané, après, on n'y revient plus." Il y a là une certaine part de vérité, mais pas toute la vérité, loin de là. Aujourd'hui aussi, il y a énormément de succédanés, mais le lecteur sait parfaitement ce qu'il lui faut, ce qui vaut la peine d'être recopié, et quels livres méritent d'être activement recherchés. Tandis qu'à l'époque du culte de la force et du rejet des valeurs, le lecteur cherchait, dans la poésie, à être conforté dans ses positions et à justifier sa croyance cynique en la nécessité de s'adapter. L'accent mis sur le renoncement, chez Akhmatova, était profondément étranger à ce lecteur, il ne remarquait en elle que ce qui représentait des proies faciles pour ses détracteurs, et ignorait complètement ses plus belles qualités : une retenue très stricte, de la précision, et la force de ses coups qui vont droit au but. Le lecteur trop gâté n'était pas en quête d'une authentique vérité poétique, il ne se donnait pas le mal de chercher quoi que ce soit, juste pour récolter des miettes de transfiguration spirituelle, il voulait être étourdi et abasourdi "à côté de la caisse"*, comme disait Anna Akhmatova. Ce lecteur n'a même pas remarqué qu'Anna Akhmatova est le poète non de l'amour, mais du renoncement à l'amour au nom d'une humanité supérieure.
 
Nadejda Mansdelstam, Sur Anna Akhmatova, (1966-67) p.50-51, traduit du russe par Sophie Benech. Le Bruit du temps 2013
 
*Akhmatova aimait utiliser des expressions "soviétiques". Allusion à la pancarte qui, dans les magasins, invitait les clients à vérifier sur place, à côté de la caisse, la monnaie que la vendeuse leur avait rendue. (note de l'auteur ou de la traductrice)
 
Photos : en haut : Nadejda Mandelstam, ci-dessous, Anna Akhmatova.

 

 
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La bête à la chaîne/Alien

Publié le par Fred Pougeard

J'ai vu une étrange bête, une bête perdue,
Fantastique, à la toison de feu,
 
Enchaînée à un anneau de boue,
Couchée, étrangère à tout.
 
Dans une malpropre arrière-cour,
J'ai vu cette chose atroce, et j'ai pleuré.
 
Et, par l'effet d'une loi sombre,
Jumelé à la bête, j'ai vu
 
Mon esprit étranger à moi-même, mon vouloir,
Chaque jour, doux et docile,
 
Chaque nuit, chaque nuit immense,
Rentrer dans cette maison de chair
 
Pour y obéir à de sinistres ordres,
pour porter la livrée de vieilles insultes et d'un vieux désespoir,
 
Et enfin se coucher, apprivoisé,
Attaché au poteau de boue.
 
*
 
I saw a strange lost beat,
Unearthly, fire-fleeced,
 
Chained to a muddy ring,
Lie down, an alien thing,
 
In a narrow yard unkept,
I saw this shame and wept.
 
And then, by some dark law,
Twin to the beast, I saw
 
My alien mind, my will,
Come each day meek and still,
 
Come each wide night afresh,
Home to the house of flesh,
 
To take grim ordres, wear
Old insult and despair,
 
And lie down tame at last,
To the muddly stake made fast.
 
Hortense Flexner, Poèmes, édition bilingue ; choix, traduction et présentation critique de Marguerite Yourcenar, Gallimard 1969
 
Image : 
Dear Miss Mclennan,
Thanks so much for the friendly review written the nice man in Chicago. He hasn’t exactly read ‘my past’, but he had read my book. So I shall never complain. It was awfully good of you to send it.”
Sincerely, 
Hortense Flexner King
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