Une lettre de Descartes sur "la verdeur d'un bois, les couleurs d'une fleur, le vol d'un oiseau".

Publié le par Fred Pougeard

Dans une lettre à la reine Elisabeth*, Descartes estime "qu'il faut entièrement se délivrer l'esprit de toutes sortes de pensées tristes, et même aussi de toutes sortes de méditations sérieuses touchant les sciences, et ne s'occuper à imiter que ceux qui, en regardant la verdeur d'un bois, les couleurs d'une fleur, le vol d'un oiseau, et telles choses qui ne requièrent aucune attention, se persuadent qu'ils ne pensent à rien. Ce n'est pas perdre le temps mais le bien employer."

Au début de ce texte apparaît le thème, inattendu chez Descartes, d'une affinité complice entre les pensées tristes et les "méditations sérieuses touchant les sciences". À la fin du texte figure aussi, comme à la dérobée, le grand thème de la perte de temps qui sera le ressort romanesque de Proust avec celui, corollaire, de la paresse, puisque le temps perdu n'est pas le temps passé mais le temps qu'on perd, avec cette question inquiète : perd-on son temps à perdre du temps ? La réponse de Descartes est négative, et c'est à cette conclusion heureuse que mène aussi le récit proustien, dont Antoine Compagnon a pu dire qu'il était l'un des seuls romans modernes qui finissent bien. Lire un texte comme celui-ci est toujours émouvant, non seulement parce qu'il me rappelle l'accent rocailleux de Ferdinand Alquié prononçant ses cours sur Descartes, et les grands textes oubliés de Roger Laporte, mais parce qu'il énonce avec force, et non pas comme une suggestion ou une hypothèse, que le relâchement apparent de l'attention est un surcroît d'attention, de sorte que la contemplation du vol d'un oiseau , si distraite soit-elle, restitue à celui qui s'y donne quelque chose d'une incarnation perdue, que Descartes appelle l'union substantielle de l'âme et du corps.

Matthieu de Boisséson, Défoncer la cage, Editions Gallimard 2016

*René Descartes, Lettre à Elisabeth, mai ou juin 1645, dans Oeuvres philosophiques Tome III, édition de Ferdinand Alquié Editions Classiques Garnier, Textes de Philosophie, 2010, p 573.
 
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