Mon père me récitait des vers

Publié le par Fred Pougeard

   
      Quand j'étais malade, moi, je n'avais pas peur. Le lit, j'y étais à mon aise et je me laissais aller. Je n'avais aucune envie d'aller courir, et, pour m'amuser, il y avait ce livre d'images que me proposait le plafond de la chambre, un théâtre qui changeait comme je voulais. Et le théâtre que me faisaient aussi mes parents, quand ils venaient me voir, quand ils ne venaient pas. Que tout peut être jeu, le verre d'eau qui clapote, la chanson de la mémé, et tout cet air que la Marraine secouait à l'entour de ses cotillons. Et le chien qui voulait me voir, en dressant la tête par-dessus les draps, en trépignant de joie, des quatre pattes. Le chat qui sautait sur les couvertures, qui ronronnait, qui m'embrassait, qui s'endormait sous l'édredon. Et quand on me racontait tout ce qu'on avait fait, dans le champ ou dans le jardin, et ce qu'on allait faire. L'air frais du dehors qui entrait, avec la main qui pousse la porte, comme s'il traversait le mur. Et les pas, dehors. La marche du grand-père comme un pas d'horloge qui ne se presse pas. Les gros sabots de mon père, dont le dernier veut toujours passer devant —quand il descendait l'escalier, on aurait dit une avalanche, un éboulement de rochers. La mémé, qu'à peine l'entendre, si légère. Ma mère qui était toujours chez elle, rien qui pût la gêner. Et la Marraine, traquin-traquan, dont on entendait plus la parole que les pas —parce que toute chose lui était prétexte à parler, la chienne et le coq, le temps ou la pierre, sans compter ce qu'elle avait dans la tête, de souvenirs, de soucis, de peines, de colère, ce qui peut se comprendre et ce qu'on ne sait pas... Pour Saint-Jean, voici la Toussaint et pour Pâques la Pentecôte... Elle vivait avec trois mois d'avance ; quand les cerises mûrissaient, elle parlait des semailles, à Noël le printemps s'annonçait, et le coucou n'était pas loin.
     Mais la Marraine ne venait guère et surtout ne restait pas. Quand elle m'apportait à boire, l'eau était trop froide, ou trop chaude, ou bien elle sentait la fumée... Elle n'aimait pas, je pense, me voir malade — ou bien quand j'étais malade elle ne m'aimait pas. Toujours est-il que je ne la voyais guère, mais, pour tout dire, elle ne me manquait pas.
     Parfois, la nuit, quand chez nous passaient dans la cour, avec le bruit de leurs sabots venait la lueur de la lanterne, qui traversait l'ombre et faisait sur les poutres, balin-balan par la fête des contrevents dans le mouvement du marcheur comme une lueur d'eau, un reflet de soleil sur une face d'étang avec le va-et-vient de l'onde. Cela me donnait le vertige. Je regardais, pourtant, comme on regarde la mer, je pense, ou bien le ciel dans ses nuages. 
     Les premiers jours, j'avais assez de cuire ma fièvre, et l'on ne me laissait pas sortir les bras du lit, mais dès que j'allais un peu mieux, ma mère m'apportait ma poupée, ou bien le chat, et nous couvions ensemble —le temps ne nous durait pas, au chat ni à la poupée, ni à moi. Non, je ne m'ennuyais pas, ou si peu. Je restais là huit jours, quelquefois plus. Jusqu'à que la fièvre finît par tomber, et que ma mère dît :
— Tu auras bientôt assez macéré dans ce lit. Je vais te faire du feu, tu te lèveras.
     Le plaisir de rêver le feu ! La chaleur douce et la flamme, et le bruit de la braise qui fond. Cela tardait... Un pied, l'autre pied, les vêtements qu'on vous fait chauffer, la tête encore pesante et qui vous emporte les jambes. On se lève. Elle est froide, la maison et la fumée te mange les yeux —parce que le vent a tourné, que le bois est mouillé, que tu avais oublié l'odeur de la cheminée... Allons, rencogne-toi dans l'âtre, au plus profond, là où le vent ne te suivra pas, et vois !  Déjà la fumée se dissipe, et la chaleur monte en toi. ma mère m'apportait les poupées, avec ce qu'il faut pour écrire, ou pour dessiner.
— Laisse la taque tranquille. Tu aurais trop chaud, tu rattraperais du mal. 
     C'est alors que les poupées trouvaient leur meilleur emploi ; ici sur l'archebanc, je leur faisais la classe. J'étais l'institutrice, comme je l'avais dit à la Dame en classe. Et la classe, peut-être que je commençais à y penser de nouveau.
     Quand je fus un peu grande, je lisais mes livres —je les relisais, faudrait-il dire que, quand on m'en apportait un, il faisait bien deux jours la première fois. Ensuite je le connaissais par cœur, mais au bout de quelque temps, oublié ou non, il me redonnait autant de plaisir que s'il avait été nouveau. 
 
     Une fois le bonheur d'être malade fut encore plus grand : mon père était malade en même temps que moi. Dans la chambre bleue, nous avions chacun notre lit, et, tous les deux, nous parlions. Par moment, l'un ou l'autre s'endormait, et l'autre l'écoutait dormir, et s'endormait à son tour. Parfois mon père se secouait, essayait de se donner courage :
— Il faut que je me lève.
— Pourquoi veux-tu te lever ?
—Il faut que j'aille faire les topinambours...
—Tu feras les topinambours dans ton lit.
     Cette année-là, les topinambours sans doute furent semés tard. Mais c'était le plus jeune de mes soucis. Les jours passaient. Mon père me récitaient des vers. Nous lisions Richepin, l'un ou l'autre, nous apprenions par cœur la Chanson des gueux
 
     Tant crie-t'on Noël qu'il vient,
     C'est vrai qu'il vient et qu'on le crie....
 
     Avec le refrain de la ballade :
 
     Ceux qui n'ont pas de cheminée.
 
     Je récitais comme à l'école, et mon père se moquait de moi. Il me parodiait :
 
     Ceux qui n'ont pas —de che-mi-née.
 
     Il récitait aussi des poèmes de Baudelaire : 
 
     Ange plein de santé, connaissez-vous les fièvres...
 
    Des frissons vous parcouraient les épaules, tellement c'était noir, et beau, pourtant, et cela chantait d'une joie profonde, tranquille, parfaite, qui n'avait rien de commun avec le sens des mots. Certes, les mots étaient là avec leur signification qui m'échappait sans doute, à un certain niveau, mais ils m'apparaissaient un peu comme les épines de l'aubépine ou les petites pierres sur la bonne terre. Et la bonne terre, et les fleurs de l'aubépine, il leur était nécessaire les épines et les petites pierres, et au poème tout ce qu'il portait de signification, et les frissons à fleur de peau —mais les frissons de l'âme, par-dessous, vibraient de cette joie profonde, l'essentiel, le parfum, la saveur. Et, bien sûr, je ne savais pas le dire —je le dirais si mal encore— je ne savais pas qu'on pourrait le dire. Je me laissais aller.
     Et nous riions, tous les deux, mon père et moi, d'un même plaisir, d'une même joie, qui certainement n'était pas la même. Nous étions heureux, tous les deux. De temps à autre, il s'agitait un peu ; il pensait au travail qui attendait. Il parlait des topinambours.
—Tu feras tes topinambours dans ton lit.
     Il en parlait, mais il ne se pressait pas de se lever. Quand il était malade, ce qui était assez rare, il se laissait aller complètement, semblait-il. Ce qui étonnait ma mère et qui l'agaçait vraiment, c'est quand il demandait : 
—Est-ce que vous connaissez si je guéris ?
     Comme s'il n'avait pas connaissance, lui ! pensait-elle. Eh non, il ne connaissait pas. Entre tant de fatigue de tant de travail qu'il portait depuis si longtemps, et la fatigue de la maladie, il trouvait un repos qui le laissait là, sans forces. Et il prenait cela en toute patience. D'une certaine façon, il hibernait. Il a toujours su faire cela, et c'est ainsi je pense, qu'il a pu atteindre un âge avancé.
 
Marcelle Delpastre, Les Chemins creux, une enfance limousine. Pages 303-306. Editions Payot 1993
 
Ceci est le 300e texte ou poème déposé sur ce blog. Marcelle Delpastre (1925-1998) occupe ici une place à part, poète majeur du vingtième siècle, encore trop ignoré, ou assigné à ce statut de "pastourelle limousine" qui faisait écran à l'universalité de sa poésie. Il suffit de taper "Delpastre" sur le moteur de recherche, ici, pour découvrir les nombreuses entrées qui lui sont consacrées, le plus souvent une par volume de sa poésie, éditée courageusement par Jan Dau Melhau.
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