Toi
Un seul homme est né, un seul homme est mort sur la terre.
Affirmer le contraire est pure statistique ; l'addition est impossible.
Non moins impossible que celle d'ajouter l'odeur de la pluie au rêve que tu as rêvé l'autre nuit.
Cet homme est Ulysse, Caïn, Abel, le premier homme qui ordonna les constellations, l'homme qui dressa la première pyramide, l'homme qui écrivit les hexagrammes du Livre des Echanges, le forgeron qui grava des runes sur l'épée de Hengist, l'archer Einar Tamberskelver, Luis de Leon, le libraire qui engendra Samuel Johnson, le jardinier de Voltaire, Darwin à la proue du Beagle, un juif dans la chambre létale -avec le temps, toi et moi.
Un seul homme est mort à Ilion, dans le Métaure, à Hastings, à Austerlitz, à Trafalgar, à Gettysburg.
Un seul homme est mort dans les hôpitaux, dans des navires, dans la difficile solitude, dans l'alcôve de l'habitude et de l'amour.
Un seul homme a regardé la vaste aurore.
Un seul homme a senti dans sa bouche la fraîcheur de l'eau, la saveur des fruits et de la chair.
Je parle de l'unique, de l'un, de celui qui est toujours seul.
(Norman, Oklahoma)
Jorge Luis Borges, L'or des tigres 1969-1972. Mis en vers français par Ibarra. copyright Maria Kodama 1995, all rights reserved. Editions Gallimard 1976.