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Toi

Publié le par Fred Pougeard

Toi

Un seul homme est né, un seul homme est mort sur la terre.
Affirmer le contraire est pure statistique ; l'addition est impossible.
Non moins impossible que celle d'ajouter l'odeur de la pluie au rêve que tu as rêvé l'autre nuit.
Cet homme est Ulysse, Caïn, Abel, le premier homme qui ordonna les constellations, l'homme qui dressa la première pyramide, l'homme qui écrivit les hexagrammes du Livre des Echanges, le forgeron qui grava des runes sur l'épée de Hengist, l'archer Einar Tamberskelver, Luis de Leon, le libraire qui engendra Samuel Johnson, le jardinier de Voltaire, Darwin à la proue du Beagle, un juif dans la chambre létale -avec le temps, toi et moi.
Un seul homme est mort à Ilion, dans le Métaure, à Hastings, à Austerlitz, à Trafalgar, à Gettysburg.
Un seul homme est mort dans les hôpitaux, dans des navires, dans la difficile solitude, dans l'alcôve de l'habitude et de l'amour.
Un seul homme a regardé la vaste aurore.
Un seul homme a senti dans sa bouche la fraîcheur de l'eau, la saveur des fruits et de la chair.
Je parle de l'unique, de l'un, de celui qui est toujours seul.

(Norman, Oklahoma)

Jorge Luis Borges, L'or des tigres 1969-1972. Mis en vers français par Ibarra. copyright Maria Kodama 1995, all rights reserved. Editions Gallimard 1976.

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Ode à la sortie des lycées

Publié le par Fred Pougeard

Ode à la sortie des lycées

Jeunes gens la ville n'ouvre devant vous que des semblants de lueur
Saisie dans l'hiver Au loin ce n'est qu'une même plaine abandonnée
Le temps à la pointe de vos souliers est comme un mur où vos pas butent
Malgré le pétillement des visages et les cris pour s'appeler

Je cherche ce qui m'atteint quand vous passez la grille
Pour retrouver celle plus sombre du soir
Ce faux velours usé que des phares écorchent
Et je crains bien n'être saisi que par du désespoir
Les taches ici que fait votre plein jour
Ou bien vos rires tout ce lait sacrifié
L'avenir devant vous bat comme porte ou comme plâtre
Il est sur vos doigts déjà quasi refermé

Pour me plaire j'inventerais qu'encore vous parlez de Racine
Mais ce serait mentir vous êtes revenus sauf un ou deux peut-être pas davantage
A de maigres sihouettes le français malmené
J'aime au moins que vous parliez d'amour
Avec ce rire faux à la gorge jailli tous les grincements dans vos lèvres de la pudeur
Un trésor évoqué à grands mots pâles avec des gestes délavés
Des serments ponctués de "Putain" pour la gloire
pour qu'on ne croie pas tout de même que vous seriez émus

Jeune gens l'avenir devant vous est couleur de charbon
Et je suis chargé cinq à six heures hebdomadaires de vous fournir des songes
Et peut-être des morceaux d'armes sans bien savoir jusqu'où j'en aurais le droit
Seul quand vous ouvrez des yeux ronds de moineaux
Face à la cascade Colette ou le soleil Rimbaud mais réjoui
Comme jamais même pas sur la page je le jure
Heureux d'un bonheur qui ne se décrit pas
Si d'aventure un recoin de vers en vous s'insinue

Vous tapez des pieds sur l'asphalte le plus petit nonchalamment
Allume une cigarette plus grande que ses doigts
Brûlant ces cils blonds à la flamme toujours trop haute des briquets
Il faudra un jour que je vous parle des briquets
L'étonnement en moi de vous voir porter de véritables lance-flammes
Que s'agit-il là de brûler

Le coeur qu'à votre âge l'on jette sachant qu'on dispose au lendemain d'un autre encore plus frais
Ou la colère qui fait dans vos regards une théorie de tessons
Rien de plus qu'un morceau de givre à la rougeur des bouches
On voit passer de futures chômeuses par lot de trois
Certains portent sur les oreilles la ouate sale du bruit
D'autres parlent de sport d'images de films
Les phrases chamboulées quand quelquefois je les frôle
Pour un hochement de tête un sourire et la joie toujours du "bonjour monsieur"

Je ne prétendrai pas comprendre votre jeunesse je n'aime guère
ceux qui vous savent et vous tutoient
Mais je sais à force quelques bricoles
Par exemple quand vous nous croisez vous êtes heureux
de ce miracle un professeur conduisant un caddie au rayon chien et chat
Et que vous savez où l'on danse et souvent ce qu'on a fait le dernier dimanche
Que rien n'arrête le salut qu'il faut à se croiser dire bonjour à chaque fois
Cent mille fois chaque jour comme de peur qu'on ne vous reconnaisse pas

Parfois je dénombre pour l'envie tout ce qui de vous me déplaît
On se défend comme on peut
Combien de tristes drogués qui le premier abattra un homme
Combien parmi vous haïssant tout ce qui me fait respirer
Combien de vous bientôt à incendier des livres
Et même à vous rêver si noirs je ne vous en veux pas
Trop certains qu'à briser des vitres imbéciles c'est vous qui saignerez

Bientôt vous prendrez l'avenir comme un poing sur vos faces tendres
Et pour certains déjà de le sentir vous rend lointains
Je ne vous dirai rien de ce que j'attends de ce que quelquefois j'espère
Tandis que la nuit désormais un à un vous reprend

Mais je vous quitte j'aperçois l'autobus
J'ai le temps tout de même de voir briller des yeux sur un magazine à mon passage vite rangé
Et de saluer comme d'un sanglot la claire maladresse
Contre un mur de béton de vos premiers baisers

Olivier Barbarant, Odes dérisoires editions Champ Vallon 1998

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C'est le printemps

Publié le par Fred Pougeard

I
 
L'air s'élève comme un léger échafaudage
De pas, d'abois et de portes battant au fond sur des jardins
Verts dont le cri s'étouffe et m'atteint au passage,
Tandis que dans l'air je m'élève entre des rivières d'oiseaux
Vers le gris des nuages, le gris tantôt bleu, tantôt rose, aux
Roucoulements insituables de colombes. Et je l'écoute
Avec la douce explosion d'ailes sous les façades
Qui flottent dans le vent, qui s'ouvrent, et la croix
De la pharmacie au coin brille un peu plus encore, c'est le printemps.
 
 
V
 
Qui donc cogne si loin, si près, si doucement ?
Ouvrez-lui, c'est peut-être Le boucher Salomon contre un os sur sa table creusée
En oreiller sanglant ; peut-être
Tout au fond de la cour ombreuse, y décerclant
Des fûts, Auguste l'épicier qui me captivait quand
Il me racontait comment son casque à plumet et crinière
Etait tombé dans la Vezouze un beau soir du printemps
1912. Il faut leur ouvrir cette porte aux serrures
De fer noir et d'oiseaux, car c'est eux,
C'est bien eux, j'en suis sûr, qui frappent et qui disent
Comme autrefois là-bas : Jacques, c'est le printemps.
 
 
XI
 
 
J'entends rôder par les jardins la population de la pluie.
Ces pieds nus infiniment doux qui semblent revenir
D'un pays oublié, passent en moi comme à travers
Le feuillage tout neuf d'un vieil arbuste,
Lilas ou cytise enfin redéplié sous le ciel gris
De la cour qui s'enfonce avec la tourterelle
Au fond d'autrefois sous la pluie.
Je ne sais pas qui se souvient de visages mouillés,
Tendres comme des fleurs dans les branches qui ploient à peine
Sous ces pas innombrables. Je suis
L'espace où la douceur ancienne s'approche, l'herbe
Dont chaque brin porte une goutte où l'instant et le ciel
Et les jardins sont enfermés comme dans une perle
D'éternité mais qui tremble, c'est le printemps.
(…)
Jacques Réda, Retour au calme. Editions Gallimard 1989.
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Athéisme

Publié le par Fred Pougeard

Athéisme

"Une chose remplace l'autre", disent les gens ici.
Et c'est à dire : une chose vaut l'autre.
Une chose vaut l'autre -ce qui vaut pour toi vaut pour moi :
Je ne sais pas comment ni pourquoi mais je chemine.
Nous marchons avec la mort pour seul but
Et sans attente d'une métamorphose,
Et sans correspondance secrète est le jeu
Et sans signification éternelle notre action.
Nous n'avons rien d'autre que le temps humain
Et les humains autour de nous. Aussi imparfaits
Que nous. Notre sérénité
N'est pas à l'intérieur de nous. Elle est adoptée
Comme un devoir et un exercice de tolérance :
Chacun a besoin d'aide car chacun est faible.

Ce n'est que l'endettement réciproque de la vie
Qui éveille en nous les forces meilleures.

Eva Strittmatter, La neige de lune couvre les prés. Choix de poèmes dans Des jours au-dessus du rêve, traduit de l'allemand par Fernand Cambon. Editions Amandiers Poésie 2012.

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Un régal

Publié le par Fred Pougeard

Un régal

Il n'y a pas d'autres mot. Parce que voilà ce que c'était. Un régal.
Un régal, ces dix dernières années.
Vivant, pas d'alcool, travaillant, aimant et
étant aimé d'une femme accomplie. Onze ans
plus tôt on lui avait dit qu'il lui restait six mois à vivre
au rythme où il allait. Et il n'allait
nulle part, il dégringolait. Il changea donc ses manières
on ne sait comment. Il cessa de boire ! Et le reste ?
Après cela tout a été un régal, chaque minute,
Jusques et y compris ce moment où on lui apprit,
bon, que des choses se détruisaient et
se construisaient à l'intérieur de sa tête. "Ne pleurez pas pour moi,
disait-il à ses amis. J'ai de la chance.
J'ai eu dix années de plus que moi ou quiconque
nous y attendions. Un pur régal. Tenez-le vous pour dit."

Raymond Carver, A New Path to the Waterfall (Jusqu'à la Cascade) Atlantic Month Press 1989. Editions de l'Olivier 2015.

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Coin d'ombre

Publié le par Fred Pougeard

Coin d'ombre

Le coin d'ombre et d'humidité dans le potager.
Du mur de pierre dégoutte le filet d'eau,
doucement, sur le vert moussu, éternellement.
Une goutte et une autre goutte, dans le silence
où seules les fourmis travaillent
et dort un chat et dort l'avenir des choses
qui me prendront au dépourvu et me feront mal.
Grandissent, rampantes, les plantes sans prétention
à l'utilité ou à la beauté.
Tout est simple. Anonyme.
Le soleil est un or bref. La paix existe
dans la boîte de conserve abandonnée
et dans le monde.

Carlos Drummond de Andrade, Boeutemps III, 1979 dans La machine du monde et autres poèmes. Traduit du portugais (Brésil) par Didier Lamaison. Traduction revue par Claudia Poncioni Editions Gallimard 1990 et 2005

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Football à Slack

Publié le par Fred Pougeard

Football à Slack

Dans un plongeon de vallées, au dos nu d'une colline

Des hommes bariolés de couleurs
Bondissaient, comme bondissait leur ballon gonflé.

Le ballon gonflé sautait, les hommes aux couleurs joyeuses
Giclaient comme l'eau pour le frapper de la tête.
Le ballon fila dans le sens du vent-

Les hommes caoutchouc bondirent à sa poursuite.
Le ballon rebondit en l'air puis au sol puis plana dans le vent
Au-dessus de l'abîme des cimes.
Alors tous crièrent d'un seul homme et le ballon revint vers eux.

Les vents soufflants par les trous enflammés du ciel
Entassaient l'assombrissement des collines autour d'eux
Pour les impressionner. L'aveuglante lumière
Mixait ses huiles folles, jetait son ombre noire.
Puis la pluie abaissa sa presse de métal.

Cheveux collés au crâne, eux foulaient l'eau
En mares étincelantes. Leurs cris montaient dans l'air
Fins et minces, lavés et joyeux

Tandis que le monde recroquevillé s'affaissait et coulait
Et que les vallées bleuissaient impensablement
Sous la profondeur de la dépression atlantique-

C'est alors que les ailiers bondirent, pédalèrent dans l'air
Que le goal vola à l'horizontale

Et qu'un nouvel holocauste d'or
Souleva le bord d'un nuage pour les contempler.

Ted Hughes, Vestiges du royaume d'Helmet dans New selected poems 1957-1994, traduit de l'anglais par Jacques Darras. Editions Gallimard 2009

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Mais le rêve est rêve. il vient et s'enfuit...

Publié le par Fred Pougeard

Mais le rêve est rêve. il vient et s'enfuit...

Monna Lara :

Mais le rêve est rêve. Il vient et s'enfuit.
Et quand dans le matin la maison resplendit,
tous les rêves sont vus sous un autre jour...

La Princesse blanche :

Et sont en nous pourtant tissés pour toujours.
Songe aux images de tes rêves, et demande-toi,
est-il en ta vie quoi que ce soit
de plus vécu ? Et de plus tien ?
Tu dors, seule. La porte est verrouillée. Rien
ne peut se produire. Et pourtant entre en toi
un monde étranger, en toi son miroir.

(Silence)

Souvent, moi dans mon lit, quelqu'un dehors marchait,
un pas s'approchait, s'éloignait, mais ce cognement,
c'était pour moi le coeur d'un autre qui dehors
battait et dont la souffrance était mienne au dedans.
Je souffrais comme une bête aurait souffert la mort,
ce que pour moi c'était, je ne pouvais le dire
à personne. Au matin ma chevelure était peignée
et j'étais de nouveau habillée
pour un jour- ; il me semblait pour une année.
C'était pour moi comme si, tant que j'étais éveillée,
la vie entière était debout : tout ce qui s'était produit
était passé aux mains du rêve, était fini-
mais à présent je sais : tout est et reste là.
Le monde est grand mais en nous il se fait profond
comme l'est la mer. Il n'y a pas de sens ou presque pas
à dire de quelqu'un qu'il dort ou qu'il est éveillé-
sa vie est tout entière en lui de toute façon,
sa douleur devient sienne et son bonheur
ne s'est pas perdu. Dans la profondeur,
sous le calme lourd, ce qui pour lui est nécessaire
se produit au milieu d'une demi-lumière,
et vers lui s'avance à la fin,
visage rayonnant, son destin.

Rainer Maria Rilke, La Princesse blanche, scène au bord de la mer. Traduit de l'allemand par Maurice Regnaut. Actes sud/théâtre de la Ville 1991. (disponible dans la même traduction dans le volume de la Pleïade consacré aux oeuvres théâtrales et poétiques de Rilke.)

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The terminal bar

Publié le par Fred Pougeard

The terminal bar

La télévision suspendue
dans sa cage grillagée,
à l'abri des jets
de bouteille d'une rage fortuite,
est icône et fétiche,
qui nous donne notre content
de magie et de rédemption,
de routine et de sentiment.
Les guirlandes d'un an pendent
à côté d'un laissé pour compte
qui tremble ; les cadavres collent
au papier tue-mouches crasseux.
Les neiges de Manhattan volent
sur les eaux constellées,
des traînées de vapeur montent
des bouches d'aération du métro...
Bienvenue sur la planète
dont les bières fluorescentes
grésillent dans le silence
désolé des sphères.
Claque la porte, secoue
la neige de tes souliers,
avoue que les vastes ténèbres
ont fini par te battre.
Nul n'a trouvé le Graal
ni conquis le cosmos :
rejoins la clientèle
qui se regarde grossir.

Derek Mahon, La mer hivernale et autres poèmes, traduit de l'anglais (Irlande) par Jacques Chuto. The Gallery Press 2011. Cheyne Editeur 2013

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Animula

Publié le par Fred Pougeard

Animula

"S'échappe de la main de Dieu l'âme naïve"
Vers les lumières changeantes et la rumeur d'un monde plat
Clair ou obscur, sec ou humide, chaud ou froid ;
Butant contre le pied des tables et des chaises ,
Tombant, se relevant, voulant saisir jouets et baisers,
S'avançant hardiment, prompte à prendre l'alarme,
Cherchant refuge au creux du bras et des genoux,
Avide d'être rassurée, prenant plaisir
A l'éclat embaumé de l'arbre de Noël,
Plaisir au vent, plaisir au soleil, à la mer ;
Etudie le motif ensoleillé par terre
Et les biches courant autour d'un plat d'argent ;
Confond l'imaginaire et le réél, contente
Avec des cartes à jouer, des rois, des reines,
et les exploits des fées, et les dires des bonnes.
Mais le pesant fardeau de l'âme grandissante
Inquiète et blesse davantage de jour en jour ;
Chaque semaine, blesse, inquiète davantage
par les impératifs de l'"être et du sembler",
Du permis et du défendu, du désir et de sa censure.
La souffrance de vivre et la drogue des rêves
Blotissent la petite âme dans l'embrasure de la fenêtre
Derrière l'Encyclopaedia Britannica.
S'échappe de la main du temps l'âme naïve
Egoïste et irrésolue, boiteuse, difforme
Ne sachant aller de l'avant ni reculer,
craigant la chaude réalité, le bien offert,
Niant la tyrannie importune du sang,
Ombre à ses propres ombres et spectre en sa ténèbre,
Laissant des papiers en désordre dans une chambre poussiéreuse ;
Vivant pour la première fois dans le silence d'après le viatique.

Priez pour Guiterriez, avide de vitesse et de puissance,
pour Boudin, réduit en bouillie,
pour celui-ci qui fit une grande fortune
Et celui-là qui alla son chemin.
Priez de même pour Floret, que le limier a déchiré entre les ifs.
Priez pour nous à présent et à l'heure de notre naissance.

(1929)

Thomas Stewart Eliot, Poèmes d'Ariel 1927-1930 traduit de l'anglais par Pierre Leyris. Dans La Terre vaine et autres poèmes, Editions du Seuil 1976

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