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D'un instant à l'autre

Publié le par Fred Pougeard

En un seul instant,
découvrir la scène entière,
ce que j'appelle la scène
en pensant à beaucoup de nudité.
 
C'est toujours poignant
les mots trouvés n'importe où,
avec lesquels on n'a pas vécu,
mais qui portent votre vie,
quand ils ne la font pas quelquefois rayonner.
 
Des mots conduits au bout de leurs forces
à mesure que la vie s'amenuise.
 
Il arrive même de plus en plus souvent
que la moindre phrase me demande de disparaître,
d'abandonner la partie à jamais.
 
Tout mon travail, je peux l'écrire aujourd'hui,
a consisté à faire tourner les mots comme l'orage
autour de ce que je ne pouvais pas atteindre.
 
Alain Veinstein, Scène tournante (2012) repris dans Le Désir que j'ai, Editions Points Seuil 2021
 
Photo : copyright Jean-Luc Bertini
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Alors...

Publié le par Fred Pougeard

Alors viendra pour moi la morte
qui m'enfanta, me berça en chantant.
Et l'amour dans mon cœur cessera.
La loyauté aussi s'en ira.
Les chants retourneront au silence,
l'esprit s'étendra comme l'univers.
Mon âme s'échappera hors de moi, enveloppe vide,
et comme à rebours du monde vagabondera
la patience d'exister.
Mon corps partira en lambeaux
telle l'étoffe rongée aux mites.
Et puis la morte les rassemblera,
qui vivait, me berçait en chantant.
 
Juin 1937
*
 
Majd eljön értem a halott
ki szült, ki dajkált énekelve.
És elmulik szivem szerelme
A hüség is eloldalog.
A csöndbe térnek a dalok,
kitágul, mint az ür, az elme.
Kitetszik, hogy üres dolog
s mint világ visszája, bolyog
bennem a lélek, a lét türelme.
Széthull a testem, mint a kelme,
mit összerrágtak a molyok.
S madj összeszedi a halott,
ki élt, ki dajkált énekelve.
 
1937. jún
 
Attila József, Le Mendiant de la beauté, traduit du hongrois par Cécile A.Holdban. Le Temps des cerises éditeurs 2015.
 
 
 
 
 
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Se réveiller en Europe

Publié le par Fred Pougeard

Rien n'a de nom à présent.
C'est curieux,
mais les lettres qui m'arrivent sont toutes apocryphes
et tous les mots sont anonymes.
 
Moi, si jeune, si fort,
si fleuve et jungle,
je traîne maintenant
des fatigues baptismales.
J'essaie en vain de reconnaître les rues.
Je cherche dans les livres esquintés une référence.
J'enquête sur de vieilles cryptographies
à la recherche de symboles perdus.
Mais rien n'a de nom à présent.
 
Parfois par habitude
je me tourne vers le jour
et je ne sais pas comment l'appeler.
Parfois aussi par habitude
je cherche l'abri de la musique
et des tempêtes d'étoiles.
Et je ne sais pas non plus comment les appeler.
C'est que rien n'a de nom à présent.
 
Dans certaines stations les appels se sont perdus.
Un étrange voyageur
a égaré ses valises
et la vie est devenue
anonyme et constante.
 
Les voix qui crachent leurs messages je les trouve lâches,
moi-même
je me trouve lâche
quand je recueille les signes
et les garde stupidement
pour les déchiffrer un jour.
 
Rien, rien n'a de nom à présent.
 
Un grand silence de cris et de pierres m'entoure.
Et je suis seul,
debout au milieu de l'aurore.
Rien, rien n'a de nom à présent.
 
Comment t'écrire alors une lettre ?
Comment te dire alors que je suis arrivé ?
 
Luis Sepulveda, Ballade de l'oreille coupée (1979-1986) dans La Graine ardente, Poésie complète 1967-2016. Traduit de l'espagnol (Chili) par Stéphane Chaumet. Points Poésie 2023
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La splendide maison déchue

Publié le par Fred Pougeard

   
      Une ville de feuilles, voilà exactement ce que tu étais, Charity ; et je crois que la première fois que j'eus conscience que tu existais réellement, quelque part dans le monde, ce fut au cours d'un automne mélancolique, lourd et profond. Alors, il me semblait qu'on t'avait construite de feuilles, de branches et d'écorces, ainsi qu'un nid d'oiseau où tout est étroitement lacé, tissé, et qu'on t'avait usée, usée jusqu'à la flétrissure ; et puis, d'une secousse, on t'avait fait tomber parmi toutes ces ruines. Tout ce qui t'avait touchée ou connue semblait avoir perdu son été, n'être plus que gravats cet automne. Et soudain, j'eus conscience d'être, parmi ces ruines, quelque chose qui tournait, se mouvait. (Oh, toutes les feuilles que j'ai connues en toi, Charity ! — les feuilles des ricins luisantes comme du cuir, où, l'été, les poulets vont chercher la fraîcheur, s'abriter de la pluie (Oh, le bruit de la pluie sur les feuilles des ricins, comme il m'a toujours rappelé les funérailles de Folner !). Et la gracieuse dentelle des feuilles d'azédarac dans les brises d'été, et celle de la liane dont j'ignorais le nom et qui, tout le long de la véranda, devant notre maison, pendait bourdonnante d'abeilles et de colibris empressés autour du parfum délicat de ses petites fleurs blanches. Puis naturellement, les feuilles des chênes verts floconneuses au-dessus de Riverbottom ; et les feuilles des muscats sauvages, les feuilles des sycomores, les feuilles des sensitives. (Une année, en automne, toutes les feuilles qui au printemps et en été, pendaient à quelque branche d'arbre, gisaient à terre et, parmi ces ruines, je marchais, tournais comme une feuille détachée qui ne peut pas  se décider à se poser enfin, à se faner.)
     En toi, Charity, se dresse sur son tertre —comme dans le monde sphérique de ma mémoire l'image givrée en brille, gonflée par toutes ces haleines — la splendide maison déchue d'où sont partis tous ceux qui y vécurent et y furent vaincus, tous ceux qui en furent dépossédés : par la mort, les voyages ou la désertion. Et la maison apparaît maintenant comme un vieux, très vieux monument dans le souvenir torturant de nous-mêmes, maison aux frises de décembre, emplie de nos conversations, gardienne des choses qui parlent après nous comme, un jour, elles parlaient en nous, et attendant que l'un de nous lui rende son langage, y trouvant le sien du même coup. (Mais je pense combien nos mondes, comme cette maison par exemple, nous retiennent en eux comme ils retiendraient une idée qu'ils conçoivent, ou comme les rêves qu'ils font, où nos visages sont irréels, visage de pierre usés et imprécis d'anciennes métopes familiales, captifs de formes muettes de tumulte, luttant contre l'invasion de quelque race hantée de démons, mi-anges, mi-bêtes. Oh, l'angoisse des visages sans traits, comme des visages perdus dans des brumes de rêve, de chagrin et d'horreur, trous usés de bouches béantes criant des appels que nul ne peut entendre, disant quelque mots, quels mots d'haleine étranglés et qu'il nous faut entendre.) Et, pour trouver ce que nous sommes, nous devons pénétrer à nouveau à l'intérieur des idées, des rêves de mondes qui nous ont faits, nous ont rêvés, et trouver là, attendant les bouches usées, les paroles qui sont les nôtres. Car maintenant, en cet automne, alors que sans arrêt les jeunes circulent sous les branches dénudées des arbres dans l'espoir de se donner quelque réalité, j'ai marché, marché parmi les feuilles gisantes comme des serres perdues, crispées au sol qui les alimenta, me tissant, m'enlaçant à moi-même, rattachant à son arbre la feuille détachée. Car ce qui est perdu n'aspire qu'à se trouver, à se refaire et, par l'entremise de qui l'a retrouvé, à redevenir soi-même —langage pour ce qui n'est pas dit. 
 
William Goyen, La Maison d'haleine. Traduit de l'anglais par Maurice-Edgar Cointreau. Editions Gallimard 1954
 
Photo : Dorothy Brett, Frieda Lawrence & William Goyen à Taos (Harry Ramson Center/University of Texas at Austin)
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La soif

Publié le par Fred Pougeard

la soif
 
et l'herbe    les fleurs
fanées    les arbres morts
les visages flétris
les regards pierreux
 
et sous un soleil
en furie
nul chemin
nul repère
tu vas quêtant
la jaillissante
fraîcheur de l'origine
 
Charles JulietL’Œil se scrute Fata Morgana 1976 repris dans Fouilles, suivi de L’Œil se scrute, Approches, Une lointaine lueur POL 1998
 
Photo : Jean-Luc Bertini
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Qu'il repose en révolte

Publié le par Fred Pougeard

Dans le noir, dans le soir sera sa mémoire
dans ce qui souffre, dans ce qui suinte
dans ce qui cherche et ne trouve pas
dans le chaland de débarquement qui crève sur la grève
dans le départ sifflant de la balle traceuse
dans l'île de soufre sera sa mémoire.
 
Dans celui qui a sa fièvre en soi, à qui n'importent les murs
dans celui qui s'élance et n'a de tête que contre les murs
dans le larron non repentant
dans le faible à jamais récalcitrant
dans le porche éventré sera sa mémoire.
 
Dans la route qui obsède
dans le cœur qui cherche sa plage
dans l'amant que le corps fuit
dans le voyageur que l'espace ronge
 
Dans le tunnel
dans le tourment tournant sur lui-même
dans l'impavide qui ose froisser le cimetière.
 
Dans l'orbite enflammée des astres qui se heurtent en éclatant
dans le vaisseau fantôme, dans la fiancée flétrie
dans la chanson crépusculaire sera sa mémoire.
 
Dans la présence de la mer
dans la distance du juge
dans la cécité
dans la tasse à poison.
 
Dans le capitaine des sept mers
dans l'âme de celui qui lave la dague
dans l'orgue en roseau qui pleure pour tout un peuple
dans le jour du crachat sur l'offrande.
 
Dans le fruit d'hiver
dans le poumon des batailles qui reprennent
dans le fou dans la chaloupe
 
Dans les bras tordus des désirs à jamais inassouvis sera sa mémoire.
 
Henri Michaux, La Vie dans les plis Gallimard 1949
 
​​​​​​​Illustration / Henri Michaux, Sans titre 1938-1939, gouache sur papier noir
 
 
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Ces images du premier matin...

Publié le par Fred Pougeard

Le voyage avait duré trois jours et avait été horrible. Les routes, les fameuses routes siciliennes à cause desquelles le prince de Satriano avait perdu la Lieutenance, n'étaient que de vagues traces toutes trouées et pleines de poussière. La première nuit à Marineo chez un ami notaire avait encore été supportable ; mais la deuxième dans une mauvaise auberge de Prizzi s'était passée péniblement, couchés à trois sur un même lit, menacés par une faune repoussante. La troisième à Bisacquino. Il n'y avait pas de punaises mais en revanche Don Fabrizio avait trouvé treize mouches dans son granité ; une lourde odeur d'excréments s'exhalait aussi bien des rues que de la "salle des pots de chambre" contiguë, ce qui avait suscité chez le Prince des rêves pénibles ; s'étant réveillé aux premières lueurs du jour, plongé dans la sueur et la puanteur, il n'avait pu s'empêcher de comparer ce voyage répugnant à sa propre vie, qui s'était d'abord déroulée dans des plaines riantes, avait grimpé ensuite sur des montagnes abruptes, s'était glissée à travers des gorges menaçantes pour déboucher enfin sur d'interminables ondulations d'une même couleur, aussi désertes que le désespoir. Ces images du premier matin étaient ce qu'il pouvait arriver de pire à un homme mûr ; et bien que Don Fabrizio sût qu'elles étaient destinées à s'évanouir avec l'activité du jour il en souffrait de façon aiguë parce qu'il avait désormais assez d'expérience pour savoir qu'elles laissaient au fond de l'âme un sédiment de deuil qui, s'accumulant jour après jour, finirait par être la véritable cause de sa mort.
 
Giuseppe Tomasi Di Lampedusa, Le Guépard (1958) deuxième partie. Traduit de l'Italien par Jean-Paul Manganaro Editions du Seuil 2007
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Moi aussi

Publié le par Fred Pougeard

Moi aussi suis
née en Arcadie
au lever du soleil
paisible dans le placenta
l'air un défi
pour le souffle
 
Pour moi aussi
sont éclos les doux mots maternels
Moi aussi j'ai grandi
parmi les légendes fantastiques
 
L'épouvante je l'ai éprouvée
moi aussi
quand des hommes
perdaient
leur face et leur place
 
Moi aussi j'ai perdu
mon  nom
parmi les sans-nom
 
Moi aussi 
j'ai interrogé le Néant
sur l'Être
 
j'interroge
et j'entends
tends
tends
la réponse 
de l'écho
 
RUINES
 
Qui connaît
le chemin de la carrière
atteindra les ruines
de l'Arcadie
 
Dans le marbre les fleurs éclosent
la grappe mûrit dans la pierre
 
Ton ombre se tient
droite comme un i
dans la colonnade du temple
 
Ne te fie pas au soleil à tête de Janus
 
Demain l'Arcadie sera
une ombre 
le chemin du retour
une carrière inaccessible
 
Rose Ausländer, Sans Visa (1974) dans Sans visa suivi de Tout peut servir de motif et autres proses, traduit de l'allemand par Eva Antonnikov Editions Héros-Limite 2012
 

 

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Dialogues

Publié le par Fred Pougeard

Comme la tombe sur les morts mon cœur est lourd,
La tombe sur les morts close avec de la pierre.
Mes yeux veulent toujours regarder en arrière.
Qu'ai-je donc égaré le long du temps qui court ?
 
— Va prier le soleil pour que mon champ prospère,
C'est ta dot qui mûrit dans nos blés.
                              — Oui mon père.
 
Depuis qu'on a fermé la porte sur ses pas,
La nappe du festin est à jamais pliée.
Je ne sais s'il m'a tout à fait oubliée,
Mais quand je le rencontre il ne me parle pas.
 
— Sommes-nous au couvent ? Cette robe sévère
Ôte-la. Mets ta robe à volants
                              — Oui ma mère.
 
J'ai mal... je ne sais pas où souffrir me conduit,
Et dans mon cœur j'entends un rossignol de flamme
Désespéré qui chante, chante à perdre l'âme.
Mais j'attends pour pleurer, comme j'attends la nuit !
 
— Sœur, la chanson d'amour que tu savais naguère,
Celle où passe un oiseau, chante-là...
                              — Oui mon frère.
 
Quand donc viendra la mort dont les pas font frémir 
Pour qu'enfin de l'aimer, enfin ! je me repose...
Il sera doux le jour où de la chambre close
On joindra les volets pour me laisser dormir.
 
— Sœur partons ! Serais-tu par hasard endormie ?
Le bal est commencé. Vite, allons !
                              — Oui ma mie.
 
1904
 
Marie Noël, Les Chansons et les heures Stock 1935 repris dans Les Chansons et les heures, Le Rosaire des joies Gallimard 1983
 
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Volksgenossen, le gouvernement est renversé !

Publié le par Fred Pougeard

     
     Donc ce soir-là j'allais au café Lindhammer (...) Je m'installai donc au café (...) Il y avait des semaines que je ne lisais plus un seul journal. Les propos de mes amis qui eux se repaissaient de la lecture des gazettes, qui semblaient ne se maintenir en vie qu'à force de nouvelles et de potins, passaient à côté de mes oreilles sans y pénétrer, sans effet (...) Je me trouvais exclu du circuit des vivants ! Exclu, oui, quelque chose comme exterritorialisé de la terre des vivants, voilà.
     Et même ce vendredi soir-là, l'émotion manifestée par mes amis me sembla superflue, jusqu'au moment où, la porte du café s'ouvrant avec fracas, un jeune homme apparut sur le seuil dans une drôle de tenue. Il portait des guêtres de cuir noir, une chemise blanche et une espèce de casquette militaire qui me fit penser tout ensemble à une espèce de pot de chambre et à une caricature de notre ancien képi autrichien. Bref ce n'était pas même un couvre-chef prussien (les Prussiens ne portent en effet ni chapeaux, ni képis mais seulement des couvre-chefs). Moi, qui vivais loin du monde et de l'enfer que le monde représentait à mes yeux, je m'avérais tout à fait incapable de reconnaître les nouveaux uniformes, à plus fortes raisons de les identifier. Que la chemise fût bleue, verte, rouge, la culotte noire, brune, verte, bleu laque, qu'il y eût des bottes, des éperons, des buffleteries, des ceintures, des poignards dans des étuis de toutes sortes, moi, pour ma part, j'avais résolu depuis fort longtemps, depuis mon retour de la guerre, de ne pas les distinguer, de ne pas les reconnaître. Aussi-fus-je tout d'abord plus surpris que mes amis par l'apparition du fameux personnage. Réellement, pendant quelques instants, je crus que les lavabos du sous-sol se trouvaient subitement transportés dans la rue et que l'un des préposés à leur entretien venait annoncer que toutes les places y étaient occupées. Mais l'homme proclamait :
— Volksgenossen*, le gouvernement est renversé ! Un nouveau gouvernement populaire allemand a pris le pouvoir !
(...) Ce qui me surprit le plus, ce fut la terreur qui s'empara de mes amis à la vue de l'homme aux bottes bizarres et à l'audition de sa proclamation non moins bizarre. Nous occupions trois tables à nous tous. La minute d'après j'y restai ou plutôt m'y retrouvai tout seul. Absolument seul en vérité. Un instant, il me sembla qu'après m'être cherché longtemps moi-même, je me rencontrais soudain dans une solitude effrayante. Tous mes amis en effet s'étaient levés brusquement et, au lieu de commencer par me souhaiter une bonne nuit comme l'usage le voulait entre nous, ils clamèrent : "Garçon, l'addition !". Puis Franz, notre garçon, demeurant invisible, ils crièrent au patron, Adolphe Feldmann : "On règlera demain !" et sortirent sans me gratifier d'un seul regard.
     Je continuai à penser qu'ils reviendraient réellement payer le lendemain , et que si Franz n'accourait pas à leur appel aussi vite que d'habitude, c'est qu'il se trouvait retenu à la cuisine ou quelque part ailleurs. Mais deux minutes plus tard, le patron surgissait de derrière le comptoir, son pardessus sur le dos, son chapeau melon sur la tête. Il me dit :
— Monsieur le baron, nous allons nous séparer pour toujours. Si jamais nous devions nous rencontrer de par le monde, nous nous reconnaîtrions. Vous ne reviendrez certainement pas ici demain... à cause de ce nouveau gouvernement populaire allemand. Est-ce que vous rentrez chez vous, ou bien avez-vous l'intention de rester encore un moment ?
— Je reste comme d'habitude.
— Alors, adieu, Monsieur le baron. J'éteins l'électricité, voici deux bougies.
     Il alluma deux bougies blanches. Il me semblait vaguement qu'il allumait mes cierges mortuaires. mais à peine avais-je eu le temps d'en prendre conscience que déjà toutes les lumières du café s'éteignaient et que, blême sous son melon noir, plus semblable à un croque-mort qu'à un jovial cafetier à barbiche d'argent, Adolphe Feldmann me remettait une lourde croix gammée en plomb et me disait :
— Pour parer à toute éventualité, Monsieur le baron. Buvez tranquillement votre petit verre. Je ferme le rideau de la devanture. Quand vous désirerez vous en aller, vous pourrez ouvrir de l'intérieur. Vous trouverez le bâton à droite de l'entrée.
— Je voudrais régler, dis-je.
— Pas le temps aujourd'hui, me répondit-il.
Déjà, il avait disparu et déjà j'entendais le rideau de fer descendre devant la porte.
     Je me retrouvai donc tout seul à ma table, en tête à tête avec les bougies. Elles collaient au faux marbre, elles me faisaient penser à deux gros vers blancs, dressés, allumés. A chaque minute, je m'attendais à les voir se tordre, comme il sied à des vers.
     Une peur sinistre m'envahit. Je cria : "Franz, l'addition !" comme tous les soirs.
     Alors ce ne fut pas le pas du garçon qui vint à mon appel mais le chien de garde, qui répondait aussi au nom de Franz et que je n'avais jamais pu souffrir. Une bête gris sable, aux yeux chassieux, à la gueule baveuse. Je n'aime guère les animaux et pas du tout les cabots. J'ai cru toute ma vie qu'ils enlèvent aux humains une part de l'affection qui leur revient, et ma façon de voir me paraissait singulièrement justifiée depuis que j'avais appris par hasards que les tenants du IIIe Reich ont un amour tout spécial pour ces grands chiens-loups employés en Allemagne en guise de chiens de bergers.
"Pauvres troupeaux !" pensai-je.
     Donc c'était le toutou qui accourait à mon appel. Bien que je fusse son ennemi, il se frottait la tête contre mes jambes comme pour demander pardon. Et les bougies se consumaient funèbres, mortuaires. Aucune sonnerie ne me parvenait de la Peterskirche. Or je ne porte jamais de montre sur moi et j'ignorais quelle heure il était... Je dis au chien :
— Franz, l'addition !
     Il sauta sur mes genoux. Je lui présentai un petit bout de sucre. Il ne le prit pas et se contenta de remuer la queue. Puis il lécha la main dont il avait refusé le cadeau.
     Je soufflai une bougie, détachai l'autre du faux marbre, me dirigeai vers la porte, pris le bâton et de l'intérieur, je poussai le rideau de fer.
     En vérité, je voulais échapper au chien et à ses démonstrations d'amitié. Mais quand je me retrouvai dans la rue, la gaule à la main pour redescendre le rouleau, je m'aperçus que Franz ne m'avait pas quitté. Il s'attachait à mes pas. Impossible pour lui de rester là. c'était un vieux cabot. Pendant dix ans il avait été au service du café Lindhammer comme moi au service de François-Joseph. Et maintenant, il ne pouvait plus continuer. Nous ne pouvions plus continuer ni l'un ni l'autre.
Je répétai :
— L'addition, Franz.
Il me répondit en agitant la queue.
     L'aube se levait sur les croix étrangères. Une douce brise balançait les vieilles lanternes pas encore éteintes. Pas encore éteintes cette nuit-là. Je déambulai le long des rues étrangères, en compagnie d'un chien étranger. Il avait résolu de me suivre. mais où?
     Je le savais aussi peu que lui.
 

Joseph Roth, La Crypte des Capucins pages 179-183, traduit de l'allemand par Blanche Gidon. Librairie Plon 1938 Editions du Seuil 1983

* terme nazi : camarades et concitoyens

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