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Voyageurs avec colis encombrants

Publié le par Fred Pougeard

     
     Les voyageurs avec colis encombrants prennent place dans le dernier wagon de l'interminable serpent du train, tout près des "voyageurs avec chiens" et des "mutilés de guerre". Le dernier wagon se balance plus fort que les autres, ses portes ferment mal, ses fenêtres jouent sur leurs gonds, elles sont parfois cassées et collées avec du papier marron.
     Ce n'est pas le hasard qui fait de vous un voyageur avec colis encombrants, mais le destin. On s'est retrouvé mutilé de guerre à cause d'un obus, dont l'effet dévastateur n'était pas une ruse, mais une absurdité tellement immensurable qu'elle ne pouvait qu'être cruelle. Emmener un chien reste dans le domaine de notre volonté. Mais un voyageur avec colis encombrants doit ses bagages à sa définition. Même sans bagages, il serait un voyageur avec colis encombrants. Il appartient à une espèce d'êtres particulière —et cette inscription sur la fenêtre du compartiment du dernier wagon n'est pas une dénomination officielle imposée par les chemins de fer, mais une définition philosophique.
     Les compartiments pour voyageurs avec colis encombrants sont remplis d'un air épais, une curiosité physique, une sorte d'atmosphère à l'état d'agrégat solide. Cela sent la pipe morte, le bois humide, les cadavres de feuilles et la terre des forêts à l'automne. L'odeur vient des fagots des passagers qui sortent tout juste des forêts, échappés aux carabines de chasseurs zélés, le froid humide de la terre dans les os et les semelles des bottes. Des restes de mousse verte adhèrent aux vêtements comme à de vieilles murailles. Leurs mains sont crevassées, les doigts des vieillards sont goutteux et bizarrement recourbés et semblables à d'étranges racines. Aux cheveux gris et clairsemés des vieilles femmes sont restées prises des feuilles sèches —c'est ainsi qu'une mort pauvre couronne ses victimes. Dans les barbes foisonnantes des vieux hommes, des hirondelles pourraient nicher...
     Les voyageurs avec colis encombrants ne se défont pas de leurs forêts, même quand ils sont assis. La décision de reprendre un fardeau après que la colonne vertébrale s'est sentie pendant une demi-heure libre pour toute éternité, pèse sans doute plus lourd que tout un bois de sapins. Je sais que nous autres soldats, quand après une marche de plusieurs heures s'offrait un repos de quelques fugitives minutes, nous ne débouclions pas nos sacs à dos, mais nous les traînions, comme un malheur torturant et fidèle traîne un ennemi auquel il est éternellement lié. Ainsi sont assis ces vieux porteurs de fagots, ce ne sont pas des voyageurs avec colis encombrants, mais des colis encombrants avec voyageurs. Et c'est là aussi que se révèle la fatalité  qui fait d'eux des porteurs de colis encombrants, ce qui n'est pas une activité, mais une douleur. De quoi parlent les hommes des bois ? Ils prononcent des demi-phrases et des sons estropiés, ils sont taciturnes, non par ruse, mais par pauvreté, ils répondent en hésitant parce que leur cerveau travaille lentement, enfante des pensées avec hésitation et les enterre, à peine nées, à une profondeur secrète. Dans les forêts où ils travaillent, règne un grand silence que l'on ne peut pas interrompre par des discours et des répliques inutiles ; quand un pivert cogne sur une branche à coups de bec, il n'y a pas d'autres bruit. Dans les forêts, on apprend que les mots sont inutiles et ne sont donnés aux fainéants que pour passer le temps. 
     Dans la demi-phrase que prononcent ces hommes, réside la grande douleur de tout un monde. Ils disent seulement : le beurre —et déjà on sait que le beurre est quelque chose de très loin, d'inaccessible —pas un aliment que l'on étale sur du pain avec un couteau, mais un don du ciel où les délices du monde poussent comme dans une vitrine. Ils disent : l'été sera précoce — et cela signifie qu'alors on ira dans les forêts pour cueillir des perce-neige, que les enfants pourront sortir de leur lit et aller dans la rue, que les poêles pourront rester froids jusqu'au prochain automne.
     Les comédiens qui prononcent sur scène beaucoup de phrases pleines d'esprit avant d'avoir exposé leur souffrance et exécutent nombre de mouvements magnifiques, font des roues avec les bras et baissent les yeux, devraient emprunter les compartiments pour voyageurs avec colis encombrants, afin d'apprendre qu'une main légèrement repliée peut exprimer toute la misère de tous les temps, et que le tressaillement d'un sourcil peut bouleverser plus fortement qu'une soirée avec ruisseaux de larmes. Peut-être les comédiens ne devraient-ils pas étudier dans des écoles, mais travailler dans les forêts, pour voir que leur tâche n'est pas de parler mais de se taire, non d'avouer à voix haute, mais en silence.
     Le soir tombe, la lampe s'allume au plafond, huileuse et grasse est sa lumière, elle brûle dans un halo de vapeur comme une étoile dans une mer de brouillard. On roule devant des réclames lumineuses, devant un monde sans colis encombrants, des hymnes commerciaux au savon, aux cigares, à la pâte dentifrice et aux lacets de chaussures brûlent soudain clairement contre le sombre firmament. C'est l'heure où le monde se rend au théâtre pour vivre des destins sur des scènes coûteuses, et dans le même train roulent les plus splendides tragédies et les ridicules tragiques, roulent les voyageurs avec colis encombrants. 
 
     De toutes les formules techniques et inscriptions, lois épigrammatiques qui règlent l'activité de la grande ville, distribuent renseignements et commandements, dispensent des conseils et appliquent le droit — de toutes les définitions impersonnelles que contiennent les gares, les salles d'attente et les centres de la vie — celle-là seule nous touche humainement, artistiquement, cache et révèle des mondes sous une forme concise.
     L'honnête homme qui a inventé dans des intentions pratiques la formule "voyageurs avec colis encombrants" ne savait pas qu'il avait trouvé d'un seul coup le nom d'une grande tragédie.
     Ainsi naissent les poèmes.
 
Joseph Roth, Voyageurs avec colis encombrants, article pour le Berliner Börsen-Courier du 4 mars 1923, dans Automne à Berlin, les travaux journalistiques. Traduit de l'allemand par Nicole Casanova. Préface de Patrick Modiano. La Quinzaine littéraire-Louis Vuitton 2000, repris par Les Belles Lettres 2021
 
Photo : Joseph Roth, en voyage en France (1926)
 
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Suis-je assez pauvre ?

Publié le par Fred Pougeard

(...)
Suis-je assez pauvre ?
Assez seul, assez nu.
Suis-je vidé suffisamment de ma mémoire.
Suis-je assez sombre. Assez obscur.
Et dans cette ombre enfin peux-tu germer, lumière.
Et dans l'humide de mon cœur prendre racine.
Et croître dans ce corps, musique.
Peux-tu monter de moi, murmure.
Chant qui n'est pas mon chant, mais que je chante, à travers moi peux-tu fleurir !
À travers moi pousser tes branches, musique immense, à travers moi peux-tu gémir,
arbre puissant de tous les vents de l'univers ;
à travers moi peux-tu frémir, flamme vivante, sève blanche, intarissable source du sang.
Toi dont je sais le nom secret peut-être, sur lequel je referme mes lèvres - ô poésie.
(...)
 
Marcela Delpastre, Natanael jos lo figier Natanael sous le figuier ; Lo chamin de Sent-Jaume-Lo Leberaubre 1987,  et dans D'una lenga l'autra, edicions dau chamin de Sent-Jaume 2001
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Si clair était son bras

Publié le par Fred Pougeard

Si clair était son bras lorsque, rieuse,
elle donnait le pain, l'eau ou le sel,
qu'on pensait à la neige du névé.
Son pas était une danse naturelle.
 
Elle était fille de la Grèce par son père,
et par sa mère fille du Conflent.
Et suivant la pente du bois, mille roses au vent
enflammaient son visage.
 
*
 
 Tan car tenia el braç quan, riallera,
donava el pa, l'aigua o la sal,
​​​​​​​que hom pensava en la neu de la gelera.
Son pas era una dansa natural.
 
Era filla de Grècia per son pare
i per sa mare filla de Conflent,
i bosc avall li encenien la cara
les mil roses del vent.
 
COULEUR DE NOVEMBRE
 
Quand l'air élargit les pins et qu'il emporte
le parfum de la branche ténébreuse,
Novembre, tu peux regarder à la fenêtre.
Le ciel est comme un verre rose.
 
Toits mouillés de clartés, couleur de vin.
Une fumée s'affole, toute lisse.
La mer doit connaître dans le soir
une profonde paix violette.
 
*
 
​​​​​​​Quand l'aire afluixa els pins i fa girar
el balsam de la branca tenebrosa,
Novembre, a la finestra pots mirar !
El cel és com un vidre rosa.
 
Teulats molls de claror, color de vi.
S'allisa une fumera esperitada.
La mar al vespre deu tenir
una profunda pau morada.
 
Joseph Sebastien Pons, Cantilena. Poèmes catalans et traduction par l'auteur. Editions Gallimard 1963
 
Ah, tiens, ceci est la 400e entrée, porte... dans ce blog.
 

 

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Car il y pleut parfois

Publié le par Fred Pougeard

(...)
 
On peut se cacher du vent
ou même du feu
mais pas d'un sol qui s'agite
ou d'un cœur qui tremble.
 
(...)
 
Le ciel est devenu si bas
que n'importe qui est capable
de décrocher une étoile
pour la piétiner à sa guise.
 
(...)
 
Que fait-on quand ceux qui devraient
répondre à nos questions ont d'autres
préoccupations ou sont morts ?
On fait nous-mêmes les questions et les réponses
c'est-à-dire des livres.
 
(...)
 
Entre vivre et mourir je préfère la guitare, ce seul vers de Neruda , autrefois consul à Bornéo, suggère un tel élan vers la vie que j'ai envie de sortir pour aller danser et boire toute la nuit.
 
(...)
 
C'est donc une java qui se danse à trois
dans le sous-sol de la vie
le sexe facile, le rire gras et la sale mort.
 
(...)
 
Je me rends compte que je n'ai pas écrit
ces livres pour décrire le paysage
​​​​​​​mais pour continuer à en faire partie.
 
(...)
 
Écrire est une étrange cérémonie
où l'écrivain fait semblant d'être seul
tout en sachant qu'une foule invisible
et silencieuse se tient dans la même pièce.
 
(...)
 
La vie n'est pas un concept car il y pleut parfois.
 
(...)
 
À force d'éliminer toute surprise de cette vie
on finira par lui enlever tout intérêt aussi
et par mourir sans qu'on le sache.
 
(...)
 
Bashõ envisage la marche comme une façon
de se laver de toute la crasse de la réalité.
Le haïku étant un petit savon bon marché.
 
(...)
 
J'ai toujours su que Mishima était mon voisin
Dumas, un cousin, Virgile, l'ami de mon père
et Virginia Woolf, une tante qui vivait 
de l'autre côté du petit cimetière. Ainsi je rapatriais
tous ceux que je lisais à l'époque. Il n'y a que Borges
qui brille, en solitaire, dans le ciel noir de mon patelin.
 
Dany Laferrière, Un certain art de vivre, Grasset 2023
 
 
 
 
 
 
 
 
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Si l'on pouvait goûter seulement son néant...

Publié le par Fred Pougeard

     
     Si l'on pouvait seulement goûter son néant, si l'on pouvait se bien reposer dans son néant, et que ce néant ne soit pas une certaine sorte d'être mais ne soit pas la mort tout à fait.
    Il est si dur de ne plus exister, de ne plus être dans quelque chose.  La vraie douleur est de sentir en soi se déplacer sa pensée. Mais la pensée comme un point n'est certainement pas une souffrance. 
     J'en suis au point où je ne touche plus à la vie, mais avec en moi tous les appétits et la titillation insistante de l'être. Je n'ai plus qu'une occupation, me refaire.
 
Antonin Artaud, Le Pèse-nerf (1925), dans L'Ombilic des Limbes suivi de Le Pèse-nerfs et autres textes, collection Poésie Gallimard. 
 
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À Esaïe

Publié le par Fred Pougeard

La montagne de Ton Sanctuaire n'est pas encore sortie de terre,
que déjà Son futur sommet s'inquiète : des nuages fratricides y
tourbillonnent et foudroient les oiseaux dans leur courant.
Entre-temps nous vivons dans les crevasses : il y fait sombre et froid,
nos cœurs nous réchauffent peu, petits, engorgés, mais forts,
— les bêtes sauvages ! nous harcèlent. Nous tenons le coup :
aux joailliers on confisque leur or et aux indigents leurs chaînes.
 
Sur la rive vide, les bateaux de Tarse apportent inlassablement
statues et épées, perruques rousses, harpes et tentes,
arches d'aqueducs orphelines et perroquets exotiques,
captifs du désert et mouches des delta de la crasse.
Puis ils rembarquent leur cargo et partent, visionnaires du mensonge :
les marins de Tarse.
 
Et nous ? Ici, sous terre,
nus, nous attendons dans les crevasses qu'on nous transporte là où
déjà les oiseaux tuent leurs frères, et où les nuages en déroute tourbillonnent !
Jour de récompense ! Au sommet Ta Demeure nous aveuglera de blancheur.
 
Et nos commerces s'y enrichiront, et sous la colonnade se tiendra
une prostituée orientale aux yeux provocants,
qui toisera les entrants les passants leurs cœurs clignotants
rabougris comme escarcelle vide.
 
Paris, mai 1962
 
 Aleksander Wat, Les quatre murs de ma souffrance, traduit du polonais par Alice-Catherine Carls, Orphée La différence 2013
 
 
 
 
 
 
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Quand j'écris

Publié le par Fred Pougeard

Quand j'écris,
C'est comme si les choses,
 
Toutes, pas seulement
Celles dont j'écris,
 
Venaient vers moi
Et l'on dirait et je crois
 
Que c'est pour se connaître.
 
Eugène Guillevic, Art poétique, Paroi, Le Chant, Editions Gallimard 2001
 
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Nous ne sommes vraiment nulle part

Publié le par Fred Pougeard

Le "je" étant immatériel, nous ne sommes vraiment nulle part.
 
La nuit s'épaissit et la question se pose : qui rêve de qui ? Une ligne de faille nous sépare de ce qui nous est dû.
 
L'obscurité est moitié mémoire, moitié sensation.
 
Mon rythme à moi : un hiver se termine, les montagnes se liquéfient, les eaux montent.
 
La chaleur passait inaperçue. Nous n'entendions pas les morts, le rugissement de l'océan avait couvert leurs voix. Cézanne avait raison de penser que la nature est intérieure.
 
Le roi et fils de Dieu, Gilgamesh, trouva un fruit noirâtre dans des eaux noires, et y découvrit l'ampleur de sa mortalité.
 
Cette fois-ci c'est Eurydice qui, nue et couverte de brûlure, chante en enfer.
 
Des cadavres arrivent par camions entiers ; elle ne sait comment rassembler les restes du corps d'Orphée. 
 
Ma peau est ma frontière. Sous elle, il se passe des choses que je nomme sentiments et idées, et jamais je ne trouverai le chemin vers leur source.
 
Je trouve la rédemption dans le désir ; aucune interruption dans la Nature. Comme les miroirs qui multiplient l'espace, nous pouvons démultiplier l'univers en utilisant des réflecteurs. Aujourd'hui, il m'a paru certain qu'il vaut mieux suivre les sentiers d'un canyon que courir après sa propre vie.
 
Aux derniers jours d'un empire en déclin, des chevaux ont imprégné les gênes de mon père. J'entends leurs sabots sur la route poussiéreuse qui mène à ma porte.
 
Entre le "je" et le "moi", une pluie de lilas empoisonnés et ton corps près du mien comme un soleil englouti, distant et interdit.
 
Ce furent des instants de velours, lorsque tu revins du long voyage qui t'avait fait pénétrer le mystère de ta chair. Les heures pleuvaient comme des feuilles d'automne.
 
La lumière a été exclue de tes jours.
 
Tu dormais comme si tu étais encore sur terre.
 
(...) 
 
Etel Adnan, Nuit (2016), traduit de l'anglais (Etats-Unis) par Françoise Despalles, Editions de l'attente 2017 et dans Le Destin va ramener les étés sombres, Anthologie, Points 2022
 
Photo : Simone Fattal
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Ma première rencontre avec l'œillet sauvage

Publié le par Fred Pougeard

Au plus sec du paysage,
Dans les cailloux du maquis,
Un brusque sauvage exquis
Ardemment me dévisage
Et d'un vif plaisir j'éclate
D'être saisie en entier
A ce tournant du sentier
Dans son regard écarlate.
 
Qui donc admettra ma joie ?
Peut-on si fort s'exalter
Parce qu'en l'aridité
Un fleuron maigre rougeoie ?
 
Petit ascète panique,
Dans notre furtif duo
Mon émoi vibre plus haut
Qu'un bonheur de botanique.
Je fixe sur la durée
Pour la revivre longtemps
Cette fête d'un instant,
Infime et démesurée.
 
Lucienne Desnoues, Anthologie personnelle Actes Sud 1998
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Le pays fatal

Publié le par Fred Pougeard

(...) Je n'avançais pas seulement dans le labyrinthe du parc, mais dans le labyrinthe de ma vie. Métaphore facile mais juste. Une pirogue droguée et perdue en pleine mer, suivant dans la nuit le tango que chantaient des sirènes insaisissables. Voilà ce qu'était ma triste vie : une vie d'Ulysse défoncée mais une Ulysse sans retour, une Ulysse pour qui Ithaque est, ne peut être que la mer, et le chant des sirènes, et les ruses, et les larmes sous la pluie, et Cyclope, et la mer encore, la mer à jamais. 
     Je savais que je ne retournerais pas au Sénégal, Diégane : ma rupture avec le pays avait été trop profonde, et je sentais bien que ce malentendu ne se dissiperait pas avec le temps. Au contraire, il irait en se renforçant. C'est de ce malentendu que je devais naître comme écrivain ; c'est lui, après cette naissance, que je devais encore écrire. Tous mes livres, je le sentais avant d'en avoir écrit un seul, concerneraient cette rupture avec mon pays, avec les gens que j'y avais connus, avec mon père, avec Mame Coura, Y a Ngoné, Ta Dib, mes marâtres, avec tous ces hommes et femmes rencontrés dans la rue ou à l'université le temps d'une nuit. J'écrirais sur ça et personne ne comprendrait, tout le monde là-bas me haïrait pour une raison toute simple : je n'aurais pas seulement trahi par l'écriture ; j'aurais redoublé cette trahison en écrivant d'ailleurs. Mais soit, me disais-je, soit : j'écrirai donc comme on trahit son pays, c'est-à-dire comme on se choisit pour terre non le pays natal mais le pays fatal, la patrie à laquelle notre vie profonde nous destine depuis toujours, la patrie de l'intérieur, celle des souvenirs chaleureux et celle des ténèbres glacées, la patrie des rêves premiers, la patrie des peurs et des hontes ruisselant en troupeau sur les flancs de l'âme, le patrie de toute la chiennerie errante le long des nuits couleur pétrole, de rues blanches, de villes que même les fantômes auraient désertées, la patrie des visions cristallisées d'amour et d'innocence, mais la patrie aussi de la folie rieuse et des entassements de crânes et de la lucidité impitoyable qui dévore le foie, la patrie de toute la solitude possible et de tout le silence disponible, la seule patrie que je trouvais habitable (et par habitable, je veux dire : impossible à perdre ou à haïr, impossible à exposer à une nostalgie sentimentale et superficielle, impossible à prendre comme prétexte ou otage en vue d'accrocher la gratifiante breloque de l'exil à sa poitrine et, enfin, la patrie impossible à défendre, puisqu'elle se défend toute seule de ses imprenables contreforts et n'exige de sacrifice que celui de notre paresse et de nos envies de faire l'amour tout le temps). Quelle est donc cette patrie ? Tu la connais, c'est la patrie des livres : les livres lus et aimés, les livres lus et honnis, les livres qu'on rêve d'écrire, les livres insignifiants qu'on a oubliés et dont on ne sait même plus si on les a ouverts un jour, les livres qu'on prétend avoir lus, les livres qu'on ne lira jamais mais dont on ne se séparerait non plus pour rien au monde, les livres qui attendent leur heure dans une nuit patiente, avant le crépuscule éblouissant des lectures de l'aube. Oui, disais-je, oui, je serai citoyenne de cette patrie-là, je ferai allégeance à ce royaume, le royaume de la bibliothèque.
 
Mohamed Mbougar Sarr, La Plus secrète mémoire des hommes (deuxième livre, troisième partie Nuit de tango par marée haute). Editions Philippe Rey 2021
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