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L'Aumônier du Vercors

Publié le par Fred Pougeard

   
      Je me suis évadé, en 1940, avec le futur aumônier du Vercors. Nous nous retrouvâmes peu de temps après l'évasion, dans le village de la Drôme dont il était curé, et où il donnait aux Israëlites, à tour de bras, des certificats de baptême de toutes dates, à condition pourtant de les baptiser : "Il en restera toujours quelque chose..." Il n'était jamais venu à Paris : il avait achevé ses études au séminaire de Lyon. Nous poursuivions la conversation sans fin de ceux qui se retrouvent, dans l'odeur du village nocturne.
— Vous confessez depuis combien de temps ?
— Une quinzaine d'années...
— Qu'est-ce que la confession vous a enseigné des hommes ?
— Vous savez, la confession n'apprend rien, parce que dès que l'on confesse, on est un autre, il y a la Grâce. Et pourtant... D'abord, les gens sont beaucoup plus malheureux qu'on ne croit... et puis...
      Il leva ses bras de bûcheron dans la nuit pleine d'étoiles :
" Et puis, le fond de tout, c'est qu'il n'y a pas de grandes personnes..."
      Il est mort aux Glières.
 

André Malraux, Antimémoires (pp 9-10) Editions Gallimard 1967

Photo : André Malraux le 9 février 1972

 

   
 
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Si seulement l'odeur devenait connaissance

Publié le par Fred Pougeard

SI SEULEMENT L'ODEUR DEVENAIT CONNAISSANCE, si elle pouvait opérer un grand lavement de l'âme.
 
Qui nous paralyse ? Sommes-nous des égarés dans la forêt des villes,
 
Ayant allumé toutes les lumières sans effacer la nuit ? Il faudrait le feu à même la bouche maintenant,
 
Sentir le soleil sur la joue, toucher la poussière et même cela ne suffira pas.
 
Il faudrait se coucher sur le sol et suivre les vents lorsqu'ils descendent et dispersent la cendre,
 
Attendre qu'un peuple nouveau se lève et fasse une farine neuve des lits et des jours.
 
Même cela ne suffira pas. Pleines de dédain, les couches géologiques brillent comme des vagues immobiles.
 
Les herbes et les algues glissent comme si nous n'y étions pas. La nuit dure si longtemps.
 
La mort ne nous a pas assez fendus. Trop d'intentions nous viennent sans porter le flux de notre sang.
 
Quand logerons-nous dans notre cœur si vaste et si fait à notre mesure ?
 
​​​​​​​Soldats, pas une victoire encore ? Pas une conquête égale à celle de l'arbre qui couvre le sol d'humus ? Nos corps seraient-ils plus fragiles
 
Qu'une toile de tente ? Et nous errons, perdus, entre les braises de nos bibliothèques et les vers oubliés des poètes.
 
Bon sang, mais où se tient donc la sainteté qui porte Dieu ? L'unique et le singulier, quand nous revêtiront-ils ?
 
Même l'être de la mousse suffirait ou celui d'un mur noir d'urine et de tags, ou ce vieux qui se mouche comme la plus ancienne des étoiles.
 
​​​​​​​Je tiens la main de l'enfant et m'apprête à traverser. Je vais disparaître comme n'ayant jamais vécu. 
 
Ayant usé mes forces sur des miroirs à chercher l'espérance, à me construire un cœur patient.
 
Il n'en saura rien. Je quitterai le port, comme une barque indonésienne se glisse entre des paquebots.
 
​​​​​​​À bord, le père et l'enfant que je fus, tandis que le ciel s'éteint dans le clapot des vagues.
 
J'irai rejoindre les grands jardins de la création, où les yeux n'ont pas besoin de mémoire.
 
L'humanité, plus légère qu'une brise, plus invisible qu'une graine, s'éveillera sur les visages des morts comme la terre à son premier matin.
 
Elle chantera le mystère de la joie et de la louange.
 
Pierrick de Chermont, Portes de l'anonymat, à l'usage d'un long voyage en Chine. Editions de Corlevour 2012.
 
Illustration : John Mallord William Turner, Le lac de Zoug. The Metropolitan Museum of Art.
 
 

 

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J'ai envie qu'ils boivent.

Publié le par Fred Pougeard

Quelquefois, allongée sur mon lit, je pense que je vais mourir, que les êtres qui m’entourent vont mourir, et cela me donne envie d’entreprendre un millier de choses. Souvent, lorsque j’entends des gens me parler, je pense soudain qu’ils vont mourir et cela me les fait écouter différemment. Je les vois réduits à ce qu’ils sont, à ce que nous sommes tous, et j’ai envie de les débarrasser de leur comédie, de leur demander pourquoi ils s’agitent, se prennent au sérieux, pourquoi ces airs avantageux. J’ai envie de leur dire ce qui est essentiel pour eux ; j’ai envie qu’ils boivent. J’aime ce moment subtil et éphémère où, après quelques verres, les gens vacillent, s’abandonnent, où ils se délivrent de leurs vêtements, de leur théâtre : tous les masques tombent et enfin, ils disent des choses vraies. Ils parlent peut-être métaphysique. On est sans cesse provoqué par une métaphysique.
 
Françoise Sagan, Je ne renie rien. Entretiens 1954-1992 Editions Stock 2014
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D'immenses voyages...

Publié le par Fred Pougeard

Près de Greffern, 11 novembre 1939
 
Orion et la mince faucille de la lune scintillent au-dessus des faisceaux de rails. Cependant que nous attendons des ordres, une pensée inattendue jaillit tout à coup, comme un cristal de glace : si infiniment loin que soient les mondes des étoiles fixes, bien au-delà des régions habitées —à l'instant de la mort, nous les dépasserons. Un instant viendra où notre esprit franchira les distances des années-lumières dont l'abîme l'effraye. D'immenses voyages l'attendent encore. Les aventures de cette terre ne sont que des symboles de l'ultime et suprême aventure —elles se déroulent dans les antichambres et le long des ressacs de la ténébreuse et formidable majesté.
 
Ernst Jünger, Jardins et routes, journal 1939-1940 traduit de l'allemand par Maurice Betz, complétée par Henri Plard, revue par Julien Hervier. Christian Bourgois éditeur 2014
 
photo Wilhelm Rosenkranz
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Une fin / Ein Ende

Publié le par Fred Pougeard

Je cherche une fin
une fin
où des mots
se touchent
 
au-delà
du taire
au-delà d'une trêve
 
une fin
où ce ne soient pas
des pierres qui dans ma gorge
constituent le poids du monde.
 
*
 
Ich suche ein Ende
ein Ende
an dem Worte
sich berühren
 
jenseits
des Schweigens
jenseits eines Stillstands
 
ein Ende
an dem nicht
Steine in meiner Kehle
das Gewicht der Welt ausmachen
 
Sonja Crone, dans l'Anthologie "Abwerfen der Last, die uns hindert am gehen" ("Larguer le fardeau qui nous empêche de marcher") du Prix Ulrich Grasnik 2019. Traduction inédite de Lionel-Edouard Martin 6/08/2020. 

 

 

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Lettre au général X

Publié le par Fred Pougeard

Je viens de faire quelques vols sur P. 38. C’est une belle machine. J’aurais été heureux de disposer de ce cadeau-là pour mes vingt ans. Je constate avec mélancolie qu’aujourd’hui, à quarante trois ans, après quelques six mille cinq cents heures de vol sous tous les ciels du monde, je ne puis plus trouver grand plaisir à ce jeu-là. Ce n’est plus qu’un instrument de déplacement - ici de guerre. Si je me soumets à la vitesse et à l’altitude à mon âge patriarcal pour ce métier, c’est bien plus pour ne rien refuser des emmerdements de ma génération que dans l’espoir de retrouver les satisfactions d’autrefois.
Ceci est peut-être mélancolique, mais peut-être bien ne l’est-ce pas. C’est sans doute quand j’avais vingt ans que je me trompais. En Octobre 1940, de retour d’Afrique du Nord où le groupe 2 - 33 avait émigré, ma voiture étant remisée exsangue dans quelque garage poussiéreux, j’ai découvert la carriole et le cheval. Par elle l’herbe des chemins. Les moutons et les oliviers. Ces oliviers avaient un autre rôle que celui de battre la mesure derrière les vitres à 130 kms à l’heure. Ils se montraient dans leur rythme vrai qui est de lentement fabriquer des olives. Les moutons n’avaient pas pour fin exclusive de faire tomber la moyenne. Ils redevenaient vivants. Ils faisaient de vraies crottes et fabriquaient de la vraie laine. Et l’herbe aussi avait un sens puisqu’ils la broutaient.
Et je me suis senti revivre dans ce seul coin du monde où la poussière soit parfumée (je suis injuste, elle l’est en Grèce aussi comme en Provence). Et il m’a semblé que, toute ma vie, j’avais été un imbécile...
Tout cela pour vous expliquer que cette existence grégaire au coeur d’une base américaine, ces repas expédiés debout en dix minutes, ce va-et-vient entre les monoplaces de 2600 chevaux dans une bâtisse abstraite où nous sommes entassés à trois par chambre, ce terrible désert humain, en un mot, n’a rien qui me caresse le coeur. Ça aussi, comme les missions sans profit ou espoir de retour de Juin 1940, c’est une maladie à passer. Je suis « malade » pour un temps inconnu. Mais je ne me reconnais pas le droit de ne pas subir cette maladie. Voilà tout. Aujourd’hui, je suis profondément triste. Je suis triste pour ma génération qui est vide de toute substance humaine. Qui n’ayant connu que les bars, les mathématiques et les Bugatti comme forme de vie spirituelle, se trouve aujourd’hui plongé dans une action strictement grégaire qui n’a plus aucune couleur.
On ne sait pas le remarquer. Prenez le phénomène militaire d’il y a cent ans. Considérez combien il intégrait d’efforts pour qu’il fût répondu à la vie spirituelle, poétique ou simplement humaine de l’homme. Aujourd’hui nous sommes plus desséchés que des briques, nous sourions de ces niaiseries. Les costumes, les drapeaux, les chants, la musique, les victoires (il n’est pas de victoire aujourd’hui, il n’est que des phénomènes de digestion lente ou rapide) tout lyrisme sonne ridicule et les hommes refusent d’être réveillés à une vie spirituelle quelconque. Ils font honnêtement une sorte de travail à la chaîne. Comme dit la jeunesse américaine, « nous acceptons honnêtement ce job ingrat » et la propagande, dans le monde entier, se bat les flancs avec désespoir.
De la tragédie grecque, l’humanité, dans sa décadence, est tombée jusqu’au théâtre de Mr Louis Verneuil (on ne peut guère aller plus loin). Siècle de publicité, du système Bedeau, des régimes totalitaires et des armées sans clairons ni drapeaux, ni messes pour les morts. Je hais mon époque de toutes mes forces. L’homme y meurt de soif.
Ah ! Général, il n’y a qu’un problème, un seul de par le monde. Rendre aux hommes une signification spirituelle, des inquiétudes spirituelles, faire pleuvoir sur eux quelque chose qui ressemble à un chant grégorien. On ne peut vivre de frigidaires, de politique, de bilans et de mots croisés, voyez-vous ! On ne peut plus vivre sans poésie, couleur ni amour. Rien qu’à entendre un chant villageois du 15ème siècle, on mesure la pente descendue. Il ne reste rien que la voix du robot de la propagande (pardonnez-moi). Deux milliards d’hommes n’entendent plus que le robot, ne comprennent plus que le robot, se font robots.
Tous les craquements des trente dernières années n’ont que deux sources : les impasses du système économique du XIXème siècle et le désespoir spirituel. Pourquoi Mermoz a-t-il suivi son grand dadais de colonel sinon par soif ? Pourquoi la Russie ? Pourquoi l’Espagne ? Les hommes ont fait l’essai des valeurs cartésiennes : hors des sciences de la nature, cela ne leur a guère réussi. Il n’y a qu’un problème, un seul : redécouvrir qu’il est une vie de l’esprit plus haute encore que la vie de l’intelligence, la seule qui satisfasse l’homme. Ca déborde le problème de la vie religieuse qui n’en est qu’une forme (bien que peut-être la vie de l’esprit conduise à l’autre nécessairement). Et la vie de l’esprit commence là où un être est conçu au-dessus des matériaux qui le composent. L’amour de la maison - cet amour inconnaissable aux Etats-Unis - est déjà de la vie de l’esprit.
Et la fête villageoise, et le culte des morts (je cite cela car il s’est tué depuis mon arrivée ici deux ou trois parachutistes, mais on les a escamotés : ils avaient fini de servir) . Cela c’est de l’époque, non de l’Amérique : l’homme n’a plus de sens.
Il faut absolument parler aux hommes.
A quoi servira de gagner la guerre si nous en avons pour cent ans de crise d’épilepsie révolutionnaire ? Quand la question allemande sera enfin réglée tous les problèmes véritables commenceront à se poser. Il est peu probable que la spéculation sur les stocks américains suffise au sortir de cette guerre à distraire, comme en 1919, l’humanité de ses soucis véritables. Faute d’un courant spirituel fort, il poussera, comme champignons, trente-six sectes qui se diviseront les unes les autres. Le marxisme lui-même, trop vieilli, se décomposera en une multitude de néo-marxismes contradictoires. On l’a bien observé en Espagne. A moins qu’un César français ne nous installe dans un camp de concentration pour l’éternité.
Ah ! quel étrange soir, ce soir, quel étrange climat. Je vois de ma chambre s’allumer les fenêtres de ces bâtisses sans visages. J’entends les postes de radio divers débiter leur musique de mirliton à ces foules désœuvrées venues d’au-delà des mers et qui ne connaissent même pas la nostalgie.
On peut confondre cette acceptation résignée avec l’esprit de sacrifice ou la grandeur morale. Ce serait là une belle erreur. Les liens d’amour qui nouent l’homme d’aujourd’hui aux êtres comme aux choses sont si peu tendus, si peu denses, que l’homme ne sent plus l’absence comme autrefois. C’est le mot terrible de cette histoire juive : « tu vas donc là-bas ? Comme tu seras loin » - Loin d’où ? Le « où » qu’ils ont quitté n’était plus guère qu’un vaste faisceau d’habitudes.
Dans cette époque de divorce, on divorce avec la même facilité d’avec les choses. Les frigidaires sont interchangeables. Et la maison aussi si elle n’est qu’un assemblage. Et la femme. Et la religion. Et le parti. On ne peut même pas être infidèle : à quoi serait-on infidèle ? Loin d’où et infidèle à quoi ? Désert de l’homme.
Qu’ils sont donc sages et paisibles ces hommes en groupe. Moi je songe aux marins bretons d’autrefois, qui débarquaient, lâchés sur une ville, à ces noeuds complexes d’appétits violents et de nostalgie intolérable qu’ont toujours constitués les mâles un peu trop sévèrement parqués. Il fallait toujours, pour les tenir, des gendarmes forts ou des principes forts ou des fois fortes. Mais aucun de ceux-là ne manquerait de respect à une gardeuse d’oies. L’homme d’aujourd’hui on le fait tenir tranquille, selon le milieu, avec la belote ou le bridge. Nous sommes étonnamment bien châtrés.
Ainsi sommes-nous enfin libres. On nous a coupé les bras et les jambes, puis on nous a laissé libres de marcher. Mais je hais cette époque où l’homme devient, sous un totalitarisme universel, bétail doux, poli et tranquille. On nous fait prendre ça pour un progrès moral ! Ce que je hais dans le marxisme, c’est le totalitarisme à quoi il conduit. L’homme y est défini comme producteur et consommateur, le problème essentiel étant celui de la distribution. Ce que je hais dans le nazisme, c’est le totalitarisme à quoi il prétend par son essence même. On fait défiler les ouvriers de la Ruhr devant un Van Gogh, un Cézanne et un chromo. Ils votent naturellement pour le chromo. Voilà la vérité du peuple ! On boucle solidement dans un camp de concentration les candidats Cézanne, les candidats Van Gogh, tous les grands non-conformistes, et l’on alimente en chromos un bétail soumis. Mais où vont les Etats-Unis et où allons-nous, nous aussi, à cette époque de fonctionnariat universel ? L’homme robot, l’homme termite, l’homme oscillant du travail à la chaîne système Bedeau à la belote. L’homme châtré de tout son pouvoir créateur, et qui ne sait même plus, du fond de son village, créer une danse ni une chanson. L’homme que l’on alimente en culture de confection, en culture standard comme on alimente les boeufs en foin.
C’est cela l’homme d’aujourd’hui.
Et moi je pense que, il n’y a pas trois cents ans, on pouvait écrire La Princesse de Clèves ou s’enfermer dans un couvent pour la vie à cause d’un amour perdu, tant était brûlant l’amour. Aujourd’hui bien sûr les gens se suicident, mais la souffrance de ceux-là est de l’ordre d’une rage de dents intolérable. Ce n’a point à faire avec l’amour.
Certes, il est une première étape. Je ne puis supporter l’idée de verser des générations d’enfants français dans le ventre du moloch allemand. La substance même est menacée, mais, quand elle sera sauvée, alors se posera le problème fondamental qui est celui de notre temps. Qui est celui du sens de l’homme et auquel il n’est point proposé de réponse, et j’ai l’impression de marcher vers les temps les plus noirs du monde.
Ca m’est égal d’être tué en guerre. De ce que j’ai aimé, que restera-t-il ? Autant que les êtres, je parle des coutumes, des intonations irremplaçables, d’une certaine lumière spirituelle. Du déjeuner dans la ferme provençale sous les oliviers, mais aussi de Haendel. Les choses, je m’en fous, qui subsisteront. Ce qui vaut, c’est certain arrangement des choses. La civilisation est un bien invisible puisqu’elle porte non sur les choses, mais sur les invisibles liens qui les nouent l’une à l’autre, ainsi et non autrement. Nous aurons de parfaits instruments de musique, distribués en grande série, mais où sera le musicien ? Si je suis tué en guerre, je m’en moque bien. Ou si je subis une crise de rage de ces sortes de torpilles volantes qui n’ont plus rien à voir avec le vol et font du pilote parmi ses boutons et ses cadrans une sorte de chef comptable (le vol aussi c’est un certain ordre de liens).
Mais si je rentre vivant de ce « job nécessaire et ingrat », il ne se posera pour moi qu’un problème: que peut-on, que faut-il dire aux hommes ?
Antoine de Saint Exupéry, Lettre écrite à La Marsa, près de Tunis, en juillet 1943. Parue dans Le Figaro Littéraire n°103, avril 1948. Reprise dans Un sens à la vie, Editions Gallimard 1956.
 
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Stances urbaines / Städtische Stanze

Publié le par Fred Pougeard

Le soleil est à nu, le goudron des rues fond,
Un épervier, cri creux, laisse échapper ses peines.
Dans l’été pâle et chaud, les hachements de sons
D’un marteau-burineur, tambourant ses rengaines.
Comme un affolement sur moi tout à coup fond —
L’épervier fait gonfler, les agitant, ses pennes
Et prend, silencieux, son essor, éperdu,
Comme s’il recelait ce qu’ici j’ai perdu.
 
*
Versengt der Straße Teer, die Sonne nackt,
Ein Sperber schreiet hohl sein Sehnen nieder,
Und in der sommerbleichen Hitze hackt
Ein Preßlufthammer trommelnd seine Lieder.
Wie mich mit einem Mal das Grauen packt —
Der Sperber spreizt und schüttelt sein Gefieder
Und hebet sich in stummem Gram empor,
Als bärge er, was ich gerad’ verlor.

 

Alexandra Bernhardt, Et in Arcadia Ego Klagenfurt am Wörthersee: Sisyphus, 2017. Traduction Lionel Edouard Martin 

 
D'autres poèmes inédits en France, traduits par Lionel-Edouard Martin :
https://lionel-edouard-martin.net/2020/05/25/alexandra-bernhardt-nee-en-1974-merle-amsel/
https://lionel-edouard-martin.net/2020/05/31/alexandra-bernhardt-nee-en-1974-confinement-un-modele-isolationsmodell/

 

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Trois Sonnets de la prison de Moabit

Publié le par Fred Pougeard

I
DANS LES FERS
 
 
Pour qui va y dormir cette nuit,
La cellule a des murs doués d'une vie aussi riche
Qu'elle-même semblait nue. Faute et destin garnissent
Sa voûte des voiles gris qu'ils tissent.
 
Toute la souffrance qui remplit cet édifice
Donne vie, sous les murailles et les grilles
À un souffle, un tressaillement secret
Qui dévoile la profonde détresse d'autres âmes.
 
Je ne suis pas le premier, en ce lieu,
Dont les chaînes entaillent les poignets,
Dont l'affliction fait la joie d'une volonté étrangère.
 
Le sommeil devient veille comme la veille devient songe.
En tendant l'oreille, je perçois à travers les murs
​​​​​​​Le tremblement de tant de mains fraternelles.
 
 
 
I
IN FESSELN
 
 
Für den, der nächtlich in ihr schlafen soll,
So kahl die Zelle schien, so reich an Leben
Sind ihre Wände. Schuld und Schicksal weben
Mit grauen Schleiern ihr Gewölbe voll.
 
Von allem Leid, das diesen Bau erfüllt,
Ist unter Mauerwerk und Eisengittern
Ein Hauch lebendig, ein geheimes Zittern,
Das andrer Seelen tiefe Not enthüllt.
 
​​​​​​​Ich bin der erste nicht in diesem Raum,
In dessen Handgelenk die Fessel schneidet,
An dessen Gram sich fremder Wille weidet.
 
Der Schlaf wird Wachen wie das Wachen Traum.
Indem ich lausche, spür ich durch die Wände
Das Beben vieler brüderlich Hände.
 
 
 
LI
TRANSFORMATION
 
 
De tout ce qui nous a liés dans nos jeunes années,
En toute action humaine, en fait d'espoir et de valeur,
Combien peu a résisté aux puissances mortelles
Lors de l'ultime épreuve qu'a dû subir notre âme !
 
Tant de choses que nous avions à peine remarquées autrefois,
Aujourd'hui proches, ont pris une influence gigantesque :
Nous approchons des régions sacrées
Devant lesquelles nous voici à présent remplis de crainte.
 
Comme de l'or et des pierres précieuses cachés
​​​​​​​Dans le sable, mais qu'une tempête met à nu
Car leur poids seul résiste au vent,
 
Ainsi se dégage à présent des futilités accumulées
L'Impérissable. Notre Moi fait silence
Quand l'Être, en lui, se met à prier à voix basse.
 
LI
WANDLUNG
 
Von dem, was uns in jungen Jahren band,
An Wunsch und Wert in menschlichem Gestalten,
Wie wenig hielt den tötlichen Gewalten
Im letzten Prüfen unsrer Seele stand :
 
Wie vieles, was wir früher kaum gesehn,
Ist heute nah mit ungeheurem Wirken :
Wir nähern uns den heiligen Bezirken,
Vor denen scheu wir nun in Ehrfurcht stehn.
 
Wie Gold und edle Steine sich im Sand
Verborgen halten, bis der Sand verweht,
Und ihr Gewicht allein im Sturm besteht,
 
So hebt sich nun aus allem lauten Tand
Das Unvergängliche. Das Ich wird still,
Wenn Es in ihm schon leise beten will.
 
 
LXXIV
KAMI
 
J'aurais dû m'incliner devant bien des tombes,
Selon la profonde coutume de l'Extrême-Orient,
Pour remercier encore, avant que mon propre souffle
Ne soit lui-même emporté — il me faut à présent le faire
 
Du fond du silence de ma cellule. Depuis longtemps j'ai appris
À détacher mon âme de tout ce qui l'environne.
À la diriger quand elle s'éloigne de sa quête —
Les morts l'aident à trouver son chemin.
 
Les morts connaissent les signes particuliers :
Ils restent muets pour les âmes qui désirent,
Muets pour celles qui n'ont pas encore appris la vénération —
 
Mais les morts se laissent volontiers rejoindre
Quand libéré de l'enchevêtrement de tous les désirs,
On vient seulement les remercier d'avoir vécu.
 
 
LXXIV
KAMI
 
Vor vielen Gräbern hätt ich mich zu neigen,
Um nach des Fernen Ostens tiefem Brauch
Noch Dank zu sagen, eh der eigne Hauch
Hinüberweht. Nun muss ichs aus dem Schweigen
 
Der Zelle tun. Die Seele loszubinden
Von aller Umwelt hab ich längst gelernt.
Sie lenken, wenn sie suchend sich entfernt—
Die Toten helfen ihr, die Bahn zu finden.
 
Die Toten wissen die besondren Zeichen.
Sie bleiben stumm für Seelen, die begehren,
Und stumm für Seelen, die noch nicht verehren —
 
Doch lassen sich die Toten gern erreichen,
Wenn man befreit von aller Wünsche Weben
Nur kommt, um ihrem Leben Dank zu geben.
 
 
Albrecht Haushofer, Moabitter Sonette 1944-1945 (Sonnets de la prison de Moabit) Berlin Verlag Lothar Blanvalet 1946 ;  traduit de l'allemand et présenté par Jean-Yves Masson. Editions de la Coopérative, Paris 2019.
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
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La valse aux adieux

Publié le par Fred Pougeard

(...)
     Ah, Dieu des Enfers ! je perds ma belle vieillesse à vouloir expliquer moi que ce soit aux gens. Tout à tour leur disant que rien n'est qu'un rêve, ou soudain tout au contraire que les rêves mêmes sont le monde où nous vivons, la vie, en un mot, cette chienne de vie. À qui est-ce que j'essaye ainsi de donner le change ? Aux autres ou à moi-même ? Ni à eux, ni à moi. Mais à ce qui est devant nous tous, à l'inévitable. J'essaye de détourner mes regards, les vôtres, de ce qu'au bout du compte, j'ai lu jadis aux yeux d'injustice de ce grand enfant mort dans les fossés autour du fort de La Malmaison. Mais lui il n'avait vu la chose qu'à la dernière minute, celle dont on meurt. Ce dont j'essaye de me, de vous détourner, n'est pas l'affaire d'un instant. Cela ressemble à ces longues maladies qui tout au contraire font appeler la fin à ceux qui en sont frappés. Rien n'est plus normal au bout du compte que la douleur. L'étrange est parfois qu'on l'oublie. D'avoir goûté à cet état d'inconscience donne à la plupart des gens le sentiment qu'il est naturel, et que la conscience du mal qu'on porte en soi tout au contraire est une maladie qu'il faut chasser. D'où ces cris, ces protestations que je rencontre quand je parle suivant mon triste cœur, cette prétention qu'on a de m'imposer comme un devoir un perpétuel optimisme. Je ne connais rien de plus cruel en ce bas monde, que les optimistes de décision. Ce sont des êtres d'une méchanceté tapageuse, et dont on jugerait qu'ils se sont donné pour mission d'imposer le règne aveugle de la sottise. On me dit le plus souvent que l'optimisme est un devoir, parce que si nous voulons changer le monde, il faut croire d'abord que c'est possible. Il me semble que ce raisonnement rentre dans l'une des catégories de fausseté depuis longtemps dénoncées par Aristote. Je ne vais pas me donner la peine de chercher à quel faux syllogisme ici j'ai affaire. Je vais cependant que si vous voulez changer le monde, vous ne le ferez pas sans l'aide puissante de ceux qui ne se sont pas fait pour règle de conduite la pratique d'avance décidée de l'aveuglement. Je crois au pouvoir de la douleur, de la blessure et du désespoir. Laissez, laissez aux pédagogues du tout va bien cette philosophie que tout dément dans la pratique de la vie. Il y a, croyez-moi, dans les défaites plus de force pour l'avenir que dans bien des victoires qui ne se résument le plus souvent qu'à de stupides claironnements. C'est de leur malheur que peut fleurir l'avenir des hommes, et non pas de ce contentement de soi dont nous sommes perpétuellement assourdis. 
     Quelle cohérence, ne manquera-t-on pas de me dire, y a-t-il entre ce que j'avance là et ce qui l'a précédé ? Si vous ne le voyez pas, cherchez pourtant à le comprendre. Ce qui me reste à vivre est trop court, j'en suis sûr, pour vous persuader de l'atroce nocivité qu'il y a dans l'esprit de contentement de soi et des autres. Comment vous détournerais-je de cette illusion de voler de victoire en victoire ? Pourtant rien n'est plus nécessaire que d'en voir la fausseté. Si je n'ai ni le temps ni la force indispensables pour vous en persuader, pardonnez-le moi mais songez que ma faiblesse peut servir à dénoncer les apparences mensongères de la force, du vertige qui vous prend au moindre succès. Pour ma part, j'ai regardé en moi et j'ai vu le fond de l'abîme. Je ne vous dis rien d'autre dans ces jours où la beauté de l'automne risque de nous faire croire au printemps. Je ne vous dis rien d'autre qu'il faut savoir regarder en face le malheur, et ne pas le déguiser en son contraire. Je vous le dis à vous qui avez encore le temps de profiter de cette leçon de ma vie et de mes rêves. Je vous le dis mêlant les rêves et la vie, pour mieux apprendre à les séparer ensuite. Parce que, dans la vie, il y a certes un dangereux quotient de rêves, mais dans les rêves aussi il faut savoir lire sa vie, voir plus loin qu'elle. Voir plus loin que soi. 
     Je sais d'expérience que c'est difficile, et que souvent cela fait mal. Mais si voulez qu'au moins en une chose je me vante, je vous dirai que, de cette vie gâchée qui fut la mienne, je garde pourtant un sujet d'orgueil : j'ai appris quand j'ai mal à ne pas crier.
 
     Cela m'a beaucoup servi ces jours-ci.
 
Louis Aragon, La Valse aux adieux (extrait) Editions Gallimard 1980. Dans Œuvres romanesques complètes V, Bibliothèque de La Pléiade, Editions Gallimard 2012
 
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La quintessence

Publié le par Fred Pougeard

Malgré la douleur, j'ai tout de même décidé de monter sur la colline pour regarder le monde d'en haut. Les choses seraient sans doute à leur place. Cela m'apaiserait peut-être, ma gorge se dénouerait et je me sentirais mieux. Je ne regrettais nullement Grand Pied. Mais en apercevant de loin sa maison, j'ai repensé à son corps de kobold inanimé dans son costume marron, puis j'ai songé aux corps bien en vie de mes amis, heureux dans leur maison. Et soudain, tout m'a semblé voilé d'une infinie tristesse, difficile à supporter : mon pied, moi-même, le corps maigre, anguleux, de Matoga. En contemplant le paysage noir et blanc du plateau, j'ai compris combien la tristesse était un mot important dans la définition du monde. Elle se trouve à la base de tout, elle est le cinquième élément, la quintessence.
 
Olga Tokarczuc, Sur les ossements des morts, traduit du polonais par Margot Carlier. Les éditions Noir sur blanc, Lausanne 2012.
Citation p.57 du format poche paru chez Libretto
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